Feu Raymond P. Boyer, magistrat à la cour du Québec de 1985 à 2003, fut un juge sérieux et prolifique. AZIMUT [Recherche juridique] compte 252 de ses décisions, dont 188 ont été sélectionnées pour la Banque de résumés SOQUIJ. Il était aussi un être cultivé qui nous a laissé un des jugements les plus originaux que j’ai lus pendant ma carrière d’arrêtiste.

Datant de 1995, cette décision en matière de responsabilité civile extracontractuelle comprend quelques phrases en argot qui apportent une touche de couleur à un texte qui aurait pu être très aride.

«(…) Dans sa réclamation, le demandeur réclame au défendeur
11 484$ en dommages-intérêts à la suite d’une blessure dont il tient le défendeur
responsable. Le défendeur plaide que le demandeur a été l’artisan de son propre
malheur et soutient que les dommages réclamés sont grossièrement exagérés.

LES FAITS

À minuit, le 24 juin 1992, au début de la journée fériée de la
St-Jean-Baptiste, le défendeur se gobergeait d’une consommation au bar l’Ambiance,
à Salaberry-de-Valleyfield. Campé devant le zinc, il a vu le défendeur faire son entrée
dans la place. Comme le demandeur venait de payer la tournée générale, le défendeur
lui a également offert une bouteille de bière.

Quelques instants plus tard, en goguette et d’humeur rigolarde,
le défendeur s’est avancé vers le demandeur avec sa boutanche en l’aspergeant par
l’arrière de la moussante que ce dernier venait de lui offrir. Tarabusté de souffrir cette
affusion inopinée, le défendeur lui a bourradé un ramponneau dans la tronche.
Certains témoins ont décrit le geste. Il est difficile de déterminer si le défendeur s’est
effectivement retourné vers le demandeur pour lui coller un pain; on peut toutefois
conclure que le geste a été posé avec une détermination certaine dans le but de se
défaire d’un importun luron en ribote.

LES DOMMAGES

Le gnon de coude du défendeur a si bien porté qu’il a rendu
mobiles certaines dents auparavant bien en place chez le demandeur. […] Les
parties ont admis devant le Tribunal que la totalité des dommages subis par le
demandeur, en incluant les ennuis et les inconvénients, s’élevait à 8 000 $.

LA RESPONSABILITE

Il semble évident d’après la preuve que ni le demandeur ni le
défendeur n’avaient l’intention de se bigorner lors de l’incident de l’aspersion. En se
livrant à cette plaisanterie, le demandeur ne cherchait noise à personne. Parti en
ribouldingue, il voulait simplement asticoter sa compagnie. Il a eu la poisse de se
retrouver derrière un mec qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’y est pas allé de main
morte mais plutôt d’un cubitus ravageur.

En voulant remettre le demandeur à sa place, le défendeur a
vraiment attigé de sa force en percutant son abattis sur les quenottes de son follingue
vis-à-vis. Pour s’être mis en boule inconsidérément, le défendeur devra donc supporter
une partie de la responsabilité des dommages subis par le demandeur. Pour sa part,
en posant son geste gratuit et écervelé, le demandeur a porté atteinte à la dignité du
défendeur et l’a ainsi provoqué à réagir d’une façon brutale et inattendue. Ce geste de
provocation entraîne également pour lui une part de responsabilité.

Eu égard à la jurisprudence soumise par les parties1, le
Tribunal s’appuie sur la décision dans l’affaire Pilon c. Vaillancourt2 pour faire
supporter à chacune des parties la moitié de la responsabilité.»

Malgré l’amusement que sa lecture m’avait procuré, ce jugement ne répondait pas aux critères de sélection de SOQUIJ pour sa banque de résumés ni pour ses publications imprimées de l’époque. J’en avais toutefois conservé précieusement une copie intégrale, que voici en version .PDF.

À l’ère de la diffusion des décisions sur Internet, j’ai l’impression que nous ne verrons plus de jugements aussi divertissants. Qu’en pensez-vous?

Référence

Desmeules c. Faubert (C.Q., 1995-12-21), SOQUIJ AZ-51087100

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