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En 2016, plus de 1 070 décisions traitant de la responsabilité civile ont été rendues par les tribunaux. De ce nombre, 170 ont été résumées ou seront résumées par les conseillers juridiques de SOQUIJ, soit celles ayant un intérêt juridique élevé. Dans le présent billet, je vais traiter des décisions qui ont le plus retenu mon attention durant la dernière année, notamment en matière de responsabilité professionnelle, de responsabilité du fait personnel, de responsabilité de l’État, de diffamation et de responsabilité sportive.  

Responsabilité professionnelle

Dans l’affaire Émond c. Benhaim, Émond est décédé d’un cancer du poumon à l’âge de 47 ans. Sa conjointe, personnellement, en sa qualité de tutrice à son fils et en sa qualité de légataire universelle du défunt, a intenté une action contre les médecins de ce dernier. Selon elle, c’est le diagnostic de cancer intervenu trop tard, par négligence, qui a causé la mort de son conjoint. De l’avis des médecins, le cancer aurait vraisemblablement eu raison d’Émond même s’il avait été rapidement diagnostiqué et, en conséquence, le diagnostic tardif n’a pas causé sa mort. Au procès, les trois témoins experts ont fondé leurs avis sur des renseignements incomplets, et leurs avis comportaient une certaine part de conjectures et d’hypothèses quant à l’évolution du cancer du poumon du défunt. La juge de première instance a accueilli l’action en partie (70 000 $) au motif que, bien que les médecins aient tous deux fait preuve de négligence, celle-ci n’avait pas causé la mort d’Émond. En arrivant à cette conclusion, la juge de première instance a reconnu qu’elle pouvait tirer une inférence de causalité défavorable aux médecins car, en raison de leur négligence, il était impossible de prouver l’existence d’un lien de causalité; elle n’a toutefois pas tiré une telle inférence.

Le 10 novembre dernier, la Cour suprême du Canada a statué que les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec avaient erré dans leur conclusion selon laquelle la juge de première instance avait commis une erreur de droit en ne tirant pas d’inférence de causalité défavorable et en condamnant solidairement le radiologue et le médecin du défunt à payer plus d’un million de dollars en dommages-intérêts. Or, cet arrêt de la Cour suprême est venu établir que le juge des faits n’est pas tenu de tirer une inférence de causalité défavorable ou d’appliquer la présomption de faits prévue à l’article 2849 du Code civil du Québec (C.C.Q.) dans les affaires de responsabilité médicale où la négligence du défendeur compromet la possibilité pour le demandeur d’établir le lien de causalité et où le demandeur produit au moins certains éléments de preuve du lien de causalité. En l’espèce, la juge de la Cour supérieure n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant que la demanderesse n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien de causalité.

Le 17 août 2016, dans l’affaire Ordre des ingénieurs du Québec c. Gilbert, la Cour d’appel a conclu que le juge de la Cour supérieure n’avait pas commis d’erreur en concluant que le syndic Tremblay, de l’Ordre des ingénieurs du Québec, et l’expert St-Germain, dont il avait retenu les services, avaient engagé leur responsabilité de même que celle de leur ordre professionnel en faisant preuve de négligence et d’insouciance dans le traitement d’une plainte disciplinaire. La responsabilité de l’Ordre des ingénieurs et du syndic Tremblay au regard des gestes faits par l’expert St-Germain a alors été analysée en vertu du régime de responsabilité défini par le Code des professions (C.prof.), et donc de l’immunité partielle prévue à l’article 193, lequel exige la preuve d’un comportement insouciant ou d’une incurie grave.

En l’espèce, le syndic Tremblay ne pouvait se contenter de suivre aveuglément le rapport préparé par l’expert St-Germain, qu’il a décidé de s’adjoindre, sans manquer à l’obligation que lui impose la loi de s’assurer, avant son dépôt, du caractère justifié de la plainte. Dès lors, l’immunité conférée à Tremblay par l’article 193 C.prof. ne constituait pas un rempart contre la poursuite en dommages-intérêts de l’intimé, et sa responsabilité ainsi que celle de l’Ordre étaient engagées. Enfin, la Cour a statué que le Code des professions ne crée pas un régime de responsabilité civile qui s’écarte du régime général et qui fait de l’expert un alter ego du syndic. La négligence grave de l’expert St-Germain dans l’exécution de son contrat engageait sa responsabilité mais ne permettait pas de conclure à la responsabilité de l’Ordre en l’absence d’une situation de responsabilité du fait d’autrui. La négligence grave du syndic Tremblay a toutefois eu cet effet en l’occurrence.

L’arrêt Montréal (Ville de) c. Lonardi a retenu mon attention, car il porte sur l’interprétation des articles 1480 et 1526 C.C.Q. Les événements qui ont donné lieu aux réclamations de la Ville de Montréal se sont déroulés en 2008 lors d’une émeute survenue à la suite d’une victoire des Canadiens de Montréal. Le juge de première instance a reconnu la responsabilité des intimés mais a refusé de les condamner solidairement, sauf deux d’entre eux, qui, ensemble, avaient détruit une auto-patrouille.

Or, la règle voulant qu’une personne fautive ne soit responsable que du dommage qu’elle cause est à la base même du régime de responsabilité civile et en traduit l’esprit. Certaines exceptions y sont toutefois apportées, principalement pour des raisons d’équité. L’article 1526 C.C.Q. constitue l’une de ces exceptions. En vertu de cette disposition, la victime qui a subi un dommage causé par la faute de deux personnes ou plus n’a pas à prouver l’importance relative du geste commis par chacune d’elles, ce qui pourrait être fort ardu, voire impossible. Chacune de ces personnes fautives peut, en effet, être condamnée à l’indemniser de la totalité du préjudice qu’elle a subi. Elles sont tenues solidairement responsables de l’entièreté du préjudice auquel elles ont contribué, et ce, qu’elles aient commis une faute commune ou des fautes distinctes ayant contribué, dans les deux cas, à causer un seul et même dommage individuel précis.

Une autre exception au principe général est prévue à l’article 1480 C.C.Q., lequel envisage deux situations: 1) celle où plusieurs personnes ont participé à un «fait collectif fautif»; et 2) celle où plusieurs fautes distinctes susceptibles d’avoir causé le dommage sont commises par plus d’une personne sans qu’il soit possible de déterminer laquelle l’a effectivement causé. En adoptant cette disposition, le législateur a tout simplement voulu codifier la jurisprudence, y compris celle recourant au concept d’«aventure commune», qui est maintenant qualifié de «fait collectif fautif». Cet article ne permet donc pas de tenir solidairement responsables ceux qui participent à un fait collectif fautif alors même qu’il est possible de démontrer le dommage ou la partie du dommage causé par chacun d’eux. Ici, la preuve, selon le juge de première instance, permet d’associer chacun des gestes commis par les intimés à un dommage précis représentant une fraction du préjudice subi par l’appelante. Elle permet aussi d’en quantifier la valeur. Le juge a donc eu raison de conclure qu’il n’y avait pas lieu de tenir les intimés solidairement responsables de l’entièreté des dommages causés à l’auto-patrouille que chacun d’eux a, en partie, endommagée. Il est à noter que l’arrêt fait l’objet d’une requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême (2016-09-13 (C.S. Can.), 37184).

Responsabilité du propriétaire

Dans la cause Guichard c. Domaine de Parc Cloverdale, une locatrice qui n’a pas rempli son obligation d’entretenir le stationnement de l’immeuble a été tenue responsable des dommages subis par son locataire, lequel a fait une chute en raison de la présence d’une plaque de glace. La connaissance du problème de drainage du stationnement de l’immeuble obligeait la locatrice à prendre des précautions additionnelles, soit corriger le problème ou avertir les locataires du risque de glace, soit enlever la neige recouvrant la glace qui se trouvait entre les véhicules et y répandre des abrasifs, ce qui n’a pas été fait. Le locataire, qui a perdu l’usage de ses jambes et d’un bras en raison de cet accident, a eu droit à 1,2 million de dollars en dommages-intérêts et en dommages non pécuniaires.

Responsabilité de l’État

Dans le contexte d’une vérification fiscale, la malveillance d’un représentant de l’Agence du revenu du Québec (ARQ) relativement aux comptes de dépenses d’une entreprise qu’il avait sciemment comptabilisés en double a été qualifiée de grossière par la Cour d’appel et constituait, selon elle, de l’incurie, de l’insouciance ou de l’incompétence grave équivalant à de la mauvaise foi. En outre, la Cour a conclu que l’ARQ avait commis un abus de pouvoir en retenant les crédits d’impôt pour recherche scientifique et développement expérimental de l’entreprise en question afin de compenser une dette fiscale créée par des avis de cotisation erronés. Comme les agissements abusifs et délibérés de l’ARQ ont ruiné l’entreprise, ce qui constituait une atteinte à son droit à la jouissance paisible de ses biens, cette dernière a notamment eu droit à un million de dollars à titre de dommages punitifs.

Diffamation

Le 1er septembre 2016, la Cour d’appel a réduit la condamnation à des dommages moraux des appelants – la FTQ-Construction, la section locale 791 de l’Union des opérateurs de machinerie lourde et deux de ses représentants – pour avoir tenu des propos diffamatoires dans les médias à l’endroit d’un ingénieur qui avait dénoncé l’intimidation sur les chantiers de construction de la Côte-Nord à l’émission Enquête. Cet arrêt est intéressant, car il traite de l’évaluation des dommages moraux et punitifs en matière de diffamation. Pour en connaître tous les détails, je vous renvoie au billet que j’ai rédigé lorsqu’il a été rendu par la Cour : «Est-ce que l’atteinte à ta réputation vaut plus cher que la mienne?». De plus, une requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême a été déposée (2016-10-31 (C.S. Can.), 37271).

Responsabilité sportive

Dans l’affaire Zaccardo c. Chartis Insurance Company of Canada, un joueur de hockey est devenu tétraplégique après avoir été frappé par-derrière lors d’une partie. Le jeune hockeyeur fautif et sa compagnie d’assurances ont été condamnés à verser huit millions de dollars à la victime ainsi qu’à la famille de celle-ci. L’appel ne présentant aucune chance raisonnable de succès, la Cour d’appel a rejeté la demande d’appel des défendeurs. Pour un compte rendu complet de la décision de première instance, je vous réfère au billet que j’ai rédigé sur celle-ci, intitulé «Les risques inhérents au hockey».

Comme chaque année, plusieurs décisions intéressantes sont rendues en matière de responsabilité civile. J’imagine que l’année 2017 ne fera exception à la règle!

Références

  • Émond c. Benhaim (C.S., 2011-09-07), 2011 QCCS 4755, SOQUIJ AZ-50785409, 2011EXP-2997, J.E. 2011-1679.
  • Benhaim c. St-Germain (C.S. Can., 2016-11-10), 2016 CSC 48, SOQUIJ AZ-51340126, 2016EXP-3580, J.E. 2016-1957.
  • St-Germain c. Benhaim (C.A., 2014-12-05 (jugement rectifié le 2014-12-12)), 2014 QCCA 2207, SOQUIJ AZ-51130892, 2014EXP-3922, J.E. 2014-2197.
  • Ordre des ingénieurs du Québec c. Gilbert (C.A., 2016-08-17), 2016 QCCA 1323, SOQUIJ AZ-51315185, 2016EXP-2782, J.E. 2016-1513.
  • Montréal (Ville de) c. Lonardi (C.A., 2016-06-14), 2016 QCCA 1022, SOQUIJ AZ-51296257, 2016EXP-2068, J.E. 2016-1144.
  • Guichard c. Domaine de Parc Cloverdale (C.S., 2016-03-30), 2016 QCCS 1384, SOQUIJ AZ-51267890, 2016EXP-1483, J.E. 2016-807.
  • Agence du revenu du Québec c. Groupe Enico inc. (C.A., 2016-01-25), 2016 QCCA 76, SOQUIJ AZ-51248385, 2016EXP-512, J.E. 2016-257. Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2016-09-08), 36921.
  • FTQ-Construction c. Lepage (C.A., 2016-09-01), 2016 QCCA 1375, SOQUIJ AZ-51319580, 2016EXP-2975, 2016EXPT-1716, J.E. 2016-1604, D.T.E. 2016T-730.
  • Zaccardo c. Chartis Insurance Company of Canada (C.S., 2016-02-01), 2016 QCCS 398, SOQUIJ AZ-51251107, 2016EXP-590, J.E. 2016-291.
  • Chartis Insurance Company of Canada (Aig Insurance Company of Canada) c. Zaccardo (C.A., 2016-05-02), 2016 QCCA 787, SOQUIJ AZ-51285540, 2016EXP-1647.
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