L’article 326 alinéa 1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles prévoit que la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) «impute à l’employeur le coût des prestations dues en raison d’un accident du travail survenu à un travailleur alors qu’il était à son emploi». L’alinéa 2 de cet article énonce toutefois que la CNESST peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un employeur, imputer le coût de ces prestations aux employeurs d’une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l’imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet, notamment, de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d’un accident attribuable à un tiers

Un tiers est une personne qui n’a aucun rapport juridique ni aucun lien de droit avec l’employeur (Commission scolaire Sir Wilfrid-Laurier). 

Quant à l’effet injuste de l’imputation, la Commission des lésions professionnelles (CLP) a rendu une décision de principe par une formation de trois juges administratifs dans Québec (Ministère des Transports) et Commission de la santé et de la sécurité du travail. Il en ressort que la notion d’«injustice» doit être appréciée à la lumière des risques inhérents aux activités de l’employeur, c’est-à-dire qui sont liés de manière étroite et nécessaires à celles-ci.

En règle générale, on considère qu’il n’est pas injuste que l’employeur supporte le coût d’un accident du travail survenu dans le contexte de ses activités, à moins qu’il ne s’agisse de circonstances exceptionnelles ou anormales.

Un cas récent

Dans Société de transport de Sherbrooke, une chauffeuse d’autobus a subi une lésion professionnelle, soit un trouble de l’adaptation, en prenant à son bord, un jeudi soir, un groupe d’étudiants perturbateurs de l’Université de Sherbrooke. Trois ou quatre fois par année s’y tiennent des «5 à 8» qui servent à amasser des fonds pour les associations étudiantes. Ce soir-là, l’autobus conduit par la travailleuse s’est rempli d’étudiants, dont plusieurs étaient ivres. Ils ont chahuté, fait preuve d’impolitesse et certains ont refusé d’exhiber leur titre de transport alors que d’autres tentaient d’apporter de l’alcool à bord. La travailleuse a immobilisé son autobus afin de calmer le jeu, mais des étudiants ont tenté de redémarrer le véhicule pendant que d’autres le faisaient tanguer de gauche à droite. Impuissante, la travailleuse a dû quitter l’autobus.

L’employeur a demandé un transfert du coût des prestations occasionné par la lésion professionnelle, alléguant que l’accident était attribuable à des tiers, en l’occurrence les étudiants. La CNESST a rejeté la demande de l’employeur. Elle a admis que l’accident était majoritairement attribuable aux étudiants, mais elle a estimé qu’il n’était pas injuste d’en faire supporter le coût à l’employeur puisque cet accident faisait partie des risques inhérents à ses activités, soit le transport de passagers.

Le juge Dugré, du Tribunal administratif du travail, en a décidé autrement. Voici comment il s’exprime :

 [34]        Il est indéniable que le fait d’être confronté à une clientèle insatisfaite fait partie des risques inhérents à l’ensemble des activités de l’entreprise de l’employeur, soit un risque lié d’une manière étroite et nécessaire à ses activités et intrinsèque à celles-ci. En outre aux yeux du Tribunal, la possibilité pour les chauffeurs d’un transporteur public en milieu urbain d’être confrontés et avoir à négocier avec des clients « éméchés » n’a rien de bien extraordinaire. Et qu’il s’agisse d’étudiants universitaires ne l’est certes pas davantage.

[…]

[38]      [Toutefois, la situation à l’étude] constitue effectivement une situation anormale en comparaison des trop nombreuses occasions où la travailleuse a à faire face à des étudiants ivres lorsqu’elle se présente à l’université.

[39]        Aussi, parce qu’aussitôt après avoir quitté l’université, la travailleuse fut contrainte d’immobiliser très rapidement son véhicule devant le comportement manifestement déplacé des passagers étudiants. Comme l’a fait valoir [le directeur des ressources humaines chez l’employeur], le fait de stopper le véhicule une première fois suffit normalement pour garder la situation sous contrôle.

[40]        Or, la preuve démontre que la travailleuse fut dans l’obligation d’immobiliser rapidement à nouveau son véhicule devant son impuissance à contenir les débordements causés par les passagers étudiants.

[41]        Également parce qu’elle a dû alors faire appel à son superviseur afin de tenter d’éviter que la situation ne dégénère. Or rien n’y fit et il appert selon son récit que la situation est alors devenue totalement hors de contrôle.

[42]        Ensuite, parce que la travailleuse a dû faire appel aux forces de l’ordre devant une situation qui continuait de se dégrader, au point d’impliquer certains usagers « réguliers » mécontents.

[43]        Enfin, et surtout, parce que la preuve démontre qu’un ou deux étudiants (la preuve est moins claire sur ce point) se sont approchés à proximité de la travailleuse, alors confinée à son siège, pour tenter de faire redémarrer le véhicule. Toujours selon son rapport du 9 octobre, la travailleuse déclare avoir craint pour sa sécurité.

[Les caractères gras sont ajoutés.]

Ainsi, le juge Dugré a estimé que, dans ces circonstances, il serait injuste d’imputer à l’employeur le coût de la lésion professionnelle subie par la travailleuse, et il l’a transféré à l’ensemble des employeurs.

Autres exemples tirés de la jurisprudence

Suivent quelques exemples tirés de la jurisprudence. Il est à noter que, peu importe que la demande de l’employeur soit accueillie ou rejetée, elle ne concerne que l’imputation des coûts découlant de la lésion professionnelle et que, dans tous les cas, les chauffeurs d’autobus ont été indemnisés.

Société de transport du Saguenay
Le fait de porter secours à une personne blessée n’est pas un risque inhérent au métier de chauffeur d’autobus; il serait injuste d’imputer à l’employeur le coût des lésions physiques et psychologiques subies par le travailleur lorsqu’il s’est précipité pour porter secours à un jeune homme qui, en sortant de son autobus, avait été violemment percuté par une voiture.

STM (Réseau des autobus)
Le choc émotif subi par le travailleur, un chauffeur d’autobus, lorsqu’il a happé un piéton qui est par la suite décédé n’est pas relié au fait de ne pas avoir pu lui porter assistance, mais plutôt à l’accident lui-même; une telle situation faisant partie des risques inhérents aux activités de l’employeur, celui-ci doit en supporter le coût.

STM (Réseau des autobus)
Le travailleur, un chauffeur d’autobus, a craint pour la vie d’une conductrice dont il venait de heurter le véhicule et, alors qu’il lui portait secours, un passant s’est mis à l’injurier et à le menacer, à un point tel que les policiers ont dû menotter celui-ci; la juxtaposition de ces circonstances confère à l’événement un caractère exceptionnel et il serait injuste d’imputer à l’employeur le coût de la lésion professionnelle, un état de stress post-traumatique.

STM (Réseau des autobus)
L’agression verbale dont le travailleur — un chauffeur d’autobus — a été victime de la part d’un automobiliste qui avait tenté de dépasser son véhicule alors qu’il quittait un arrêt de service n’est pas reliée aux activités de l’employeur, lequel a droit à un transfert des coûts engendrés par l’accident du travail.

STM (Réseau des autobus)
Il se trouve de plus en plus de passagers agressifs et perturbateurs parmi la clientèle de la Société de transport de Montréal, et le choc émotif subi par un chauffeur d’autobus lorsqu’il a assisté, impuissant, à l’agression d’une cliente par un passager fait partie des risques reliés à l’activité de l’employeur.

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