Le droit disciplinaire est un droit sui generis qui s’inspire des règles du droit criminel et du droit civil. Même si la plainte portée devant un conseil de discipline n’est pas une procédure criminelle ou quasi criminelle et bien qu’il existe de nombreuses distinctions entre le droit disciplinaire et le droit criminel (Avocats (Ordre professionnel des) c. Brouillette), on pouvait s’attendre à ce que l’arrêt R. c. Jordan soit invoqué devant un conseil de discipline ou le Tribunal des professions. Il l’a effectivement été à quelques reprises au cours de la dernière année. 

Conseils de discipline

Dans Acupuncteurs (Ordre professionnel des) c. Francoeur, le Conseil de discipline de l’Ordre des acupuncteurs du Québec, qui était saisi d’une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables, s’est prononcé sur la question dans le contexte où l’intimé alléguait qu’il s’était écoulé un délai de 90 mois depuis le dépôt de la plainte sans qu’aucune décision sur culpabilité ait été rendue :

[48]       Les articles 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés  (la Charte canadienne) et 32.1 de la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte québécoise), concernant le droit d’être entendu et jugé dans un délai raisonnable, ne s’appliquent pas en droit disciplinaire.

[49]       D’ailleurs, la Cour suprême, dans l’arrêt Wigglesworth a expressément reconnu que l’article 11 b) de la Charte canadienne ne s’applique pas :

«[aux] affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaire, protectrice ou corrective et qui sont principalement destinées à maintenir la discipline, l’intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d’activité privée et limitée ».

[50]       C’est pourquoi l’arrêt Jordan ne saurait trouver application en droit disciplinaire.

[51]       En revanche, comme le droit d’être entendu et jugé dans un délai raisonnable constitue un principe de justice naturelle, il s’applique au droit disciplinaire, tel que retenu par la Cour d’appel, dans Ptack c. Comité de l’Ordre des dentistes du Québec.

Le Conseil a rejeté la requête en arrêt des procédures de l’intimé après avoir conclu que ce dernier n’avait pas été en mesure de démontrer qu’il avait subi un préjudice grave, réel et sérieux, d’une ampleur telle qu’il heurte le sens de la justice et de la décence justifiant une telle ordonnance.  

Pour sa part, dans Avocats (Ordre professionnel des) c. Strapatsas, le Conseil de discipline du Barreau du Québec a été on ne peut plus clair :

 [48]       Récemment, les conseils de discipline de l’Ordre des comptables agréés du Québec et de l’Ordre des dentistes du Québec ont décidé que l’arrêt récent de la Cour suprême dans l’affaire Jordan ne s’applique pas en droit disciplinaire.

[49]        Un professionnel ne peut donc pas réussir dans sa demande d’arrêt des procédures en invoquant seulement l’arrêt Jordan.

Ajoutons que les conseils de discipline de l’Ordre des dentistes du Québec et de l’Ordre des comptables agréés du Québec avaient respectivement mentionné dans leurs décisions que :

Dentistes (Ordre professionnel des) c. Terjanian:

[78]        Un professionnel ne peut donc pas réussir dans sa demande d’arrêt des procédures en invoquant seulement le délai écoulé. Cela reviendrait à imposer une prescription à une faute disciplinaire alors que ce genre d’infraction est imprescriptible.

et

Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Allard :

[71]        Au surplus, il ressort de l’ensemble des décisions rendues par les Tribunaux que le professionnel n’est pas un inculpé au sens du droit criminel et de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Sa liberté et sa sécurité ne sont pas mises en péril en raison de délais même très longs.

Tribunal des professions

Dans Audet c. Ingénieurs (Ordre professionnel des), le Tribunal des professions a également été appelé à se prononcer sur Jordan, dans le contexte où l’appelant, un ingénieur, reprochait au Conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs du Québec de lui avoir imposé des sanctions excessives :

[47]        L’appelant soumet également que le récent arrêt Jordan révisant le cadre d’analyse des délais déraisonnables au sens de l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés en matière criminelle, est une autorité contraignante justifiant le Tribunal d’intervenir pour alléger les sanctions.

[…]

[49]        Il est utile de rappeler que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable au sens de l’al. 11b) auquel réfère l’arrêt Jordan ne vise que les inculpés dans le système de justice criminelle et le délai couru entre le moment où l’accusation est déposée et la fin du procès.

Cour d’appel

Par ailleurs, dans Deschênes c. Mailloux, la Cour d’appel a rejeté une requête en suspension d’exécution. Après avoir mentionné que le requérant, un médecin psychiatre, avait déposé en Cour suprême du Canada une demande d’autorisation de pourvoi et qu’il invoquait l’application en matière disciplinaire de l’arrêt Jordan, portant sur le droit à un procès dans un délai raisonnable, la Cour a précisé :

[12]       Les garanties juridiques prévues à l’article 11 de la Charte canadienne des droits et libertés protègent les droits des personnes inculpées d’une infraction criminelle ou pénale. Sans se prononcer sur la question de savoir si le droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable s’applique également en matière disciplinaire, il reste que cette question ne peut en principe être soulevée en première fois en appel, compte tenu notamment de l’absence de preuve au dossier.

Conclusion

À la lumière des décisions mentionnées, il semble que les plaideurs, jusqu’à maintenant, sont loin d’avoir eu le succès escompté en tentant d’importer en droit disciplinaire les principes de l’arrêt Jordan.

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