L’arrêt R. c. Jordan n’a pas fini de faire des vagues et ses répercussions se font sentir jusqu’en droit administratif. À preuve, dans un jugement récent (Alexandre et Centre de santé Orléans (CHSLD)), le TAT s’est prononcé sur l’applicabilité en droit administratif du cadre d’analyse développé par la Cour suprême dans son célèbre arrêt. 

Le contexte : le remboursement d’une indemnité versée en double

Le 25 mai 2015, la Commission des lésions professionnelles a rendu une décision dans laquelle elle a déclaré que la travailleuse devait rembourser à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) la somme de 10 654,20 $, laquelle correspondait au montant d’une indemnité de remplacement du revenu qui lui avait été versée en double pendant une certaine période. À la suite de cette décision, la travailleuse a formulé une demande auprès de la CSST afin d’obtenir une remise de dette, ce qui lui a été refusé. Ce refus a été confirmé lors d’une révision administrative et la question s’est retrouvée devant le TAT. Avant que ce dernier ne se prononce sur le fond du litige, la travailleuse, invoquant l’arrêt Jordan, a demandé un arrêt des procédures.

L’analyse : des contextes différents

Prenant appui sur un autre arrêt de la Cour suprême, l’affaire Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), le TAT a d’abord souligné que le dossier de la travailleuse relevait du droit administratif et non du droit pénal. Ainsi, devant le TAT, il n’y a pas d’inculpés faisant face à des accusations criminelles ou pénales en attente d’un procès ou subissant un procès. Dans un tel contexte, le droit constitutionnel prévu à l’article 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés ne peut être invoqué. Le TAT a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer les enseignements de l’arrêt Jordan.

Toutefois, comme l’a demandé la travailleuse, le TAT pouvait-il néanmoins s’en inspirer? Citant de nouveau Blencoe, et après avoir passé en revue le cheminement du dossier de la travailleuse, le TAT a répondu par la négative :

[49]     Des délais sont prévus par le législateur pour que les parties puissent exercer leurs droits de révision ou de contestation. Des procédures sont également prévues pour que la Commission d’une part et le Tribunal d’autre part, donne la chance aux parties de faire valoir leurs moyens. On comprend aussi que le délai de traitement d’un dossier peut être influencé par diverses demandes incidentes, dont des demandes de remise de la part des parties. Tout ceci a donc contribué à façonner le délai pour traiter le dossier de la travailleuse à compter de sa demande de remise de dette du 3 juin 2015, jusqu’à l’audience devant le Tribunal le 6 octobre 2017 et pour qu’il rende jugement.

[50]     La travailleuse peut considérer ce délai long, pour savoir si elle peut obtenir ou non une remise de dette, mais ceci ne démontre pas d’une part que l’équité de l’audience a été compromise et d’autre part, qu’il puisse s’agir d’un délai inacceptable ou excessif, conduisant à un abus de droit, voire un déni de justice. Tenant compte du contexte préalablement décrit et sans avoir soumis une preuve particulière de préjudice important, ce serait davantage un arrêt des procédures, tel que souhaité par la travailleuse qui paraîtrait inéquitable, voire excessif.

Par ailleurs, tel que l’a indiqué le TAT, même si un arrêt des procédures avait pu être prononcé dans le dossier de la travailleuse, celui-ci n’aurait pu concerner que la remise de dette. Le montant du remboursement exigé et le fait que la travailleuse doive rembourser cette somme sont, quant à eux, deux éléments ayant fait l’objet de la décision rendue par la Commission des lésions professionnelles (CLP) le 25 mai 2015, laquelle est devenue finale en l’absence de contestation. Puisque le TAT n’était saisi que de la contestation de la décision de la CSST refusant d’accorder une remise de dette, il a jugé qu’il serait inconcevable d’invalider la décision de la CLP par l’entremise d’un arrêt des procédures.

Quant au fond, il est important de noter que le TAT a infirmé la décision de la révision administrative et a jugé qu’il était équitable, dans les circonstances, d’accorder une remise de dette à la travailleuse en raison non seulement de sa bonne foi, mais également de sa situation financière très précaire.

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