Un milieu de travail chaleureux, accueillant et convivial, où chacun peut s’exprimer, même en blagues, que peut-on espérer de mieux ?

Rire, c’est bon pour le moral… Mais, attention, jusqu’où la taquinerie, la blague, le tour peuvent-ils aller en milieu de travail ?

À tous les farceurs abonnés aux attrapes de la journée du Poisson d’avril, il faudrait vous demander : «Et si ça tournait mal ?»

Je vais vous parler de situations retrouvées dans la jurisprudence où des blagues ont eu de véritables conséquences désastreuses : 1) accident du travail, 2) perte d’un contrat pour l’employeur et 3) harcèlement sexuel.

Les mauvaises blagues peuvent avoir de lourdes conséquences pour tous… 

J’ai choisi de vous parler en premier lieu de l’affaire Unifor et Groupe Cambli inc., où l’employeur a perdu un contrat important à cause d’une blague.

  • Il s’agit d’un employeur qui exploite une entreprise de conception et de fabrication de camions blindés destinés notamment au secteur militaire.
  • Il a reçu une délégation de militaires hauts gradés du Koweït qui souhaitaient conclure un contrat d’approvisionnement.
  • Le salarié est un «monteur de camions».
  • Durant la visite de la délégation, il a volontairement causé la déflagration d’un contenant de plastique, ce qui a entraîné un bruit assourdissant.
  • Le contrat n’a pas été conclu.

L’employeur a congédié le salarié au motif de sabotage des relations d’affaires avec son client et mise en péril de la santé et de la sécurité des salariés de l’usine.  

Le congédiement a-t-il été maintenu par l’arbitre de griefs ?

Oui, l’arbitre ayant déclaré que le lien de confiance avait été effectivement rompu. Attention, cette décision fait l’objet d’un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure (2017-04-19 (C.S.), 500-17-098403-176), qui doit se prononcer sur la raisonnabilité ou non de la décision de l’arbitre.

Pour l’heure, voici ce qui ressort de la décision de l’arbitre:

  • Selon la jurisprudence, la fabrication, l’installation ou l’utilisation d’une arme de tout genre, fausse ou vraie, même artisanale (arme à feu, bombe) sur les lieux du travail sont, de prime abord, considérées comme une faute grave, peu importe l’intention de faire de l’humour, surtout lorsqu’il y a un risque de conséquences fâcheuses.
  • Il s’agit ici d’un manque de jugement flagrant du salarié qui dépasse la simple insouciance.
  • Celui-ci savait qu’une délégation serait sur les lieux du travail et qu’un comportement irréprochable était attendu des salariés.
  • L’employeur a prouvé un lien entre la déflagration de la bouteille d’eau (fausse bombe) et la cessation des relations d’affaires entre le Koweït et l’entreprise.
  • Même s’il ne souhaitait pas la perte de la relation d’affaires avec ce client potentiel, le salarié doit assumer les conséquences de son geste. Il a agi à l’encontre des intérêts de l’employeur.

Accidents du travail

Les accidents du travail sont souvent causés par de mauvaises plaisanteries. En plus des conséquences pour la victime, que représente un accident du travail pour l’employeur ?

Lorsqu’un accident du travail survient, l’employeur peut imposer une mesure disciplinaire s’il y a eu faute du salarié qui a provoqué l’accident.

Il faut aussi considérer que la survenance d’un accident du travail et sa gravité vont influer sur le montant des cotisations que l’employeur doit verser à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). 

Toutefois, en vertu de l’article 326 alinéa 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, l’employeur peut demander un transfert d’imputation des coûts de la lésion professionnelle au motif qu’il était «obéré injustement», ce qui signifie notamment qu’il en subit un fardeau financier indûment ou injustement onéreux, compte tenu des circonstances.

Travailleur lourdement blessé

Afin d’illustrer cela, voici l’affaire Provigo Distribution (division fruits et légumes de Montréal), où le travailleur, un préposé à la clientèle dans un marché d’alimentation, a subi un accident du travail ayant entraîné une lésion professionnelle très grave et des coûts très élevés en termes de prestations payables à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST, maintenant la CNESST).

Le travailleur était assis sur un banc dans le vestiaire mis à sa disposition par l’employeur et il faisait face à des casiers placés en rangées. Dans le but de le taquiner, deux collègues ont brassé les casiers et poussé sur ceux-ci, de telle sorte qu’ils sont tombés sur le travailleur.

Celui-ci a subi une fracture à la colonne cervicale et une paralysie totale (quadriplégie).

En plus des traumatismes importants subis par tous, cet accident a eu un impact financier astronomique relativement aux cotisations que l’employeur aurait eu à payer à la CSST.

L’employeur a réussi à faire réduire le fardeau financier découlant d’une éventuelle augmentation de son taux de cotisation en établissement que la situation était injuste pour lui.

L’employeur a obtenu un transfert des coûts à l’ensemble des employeurs 

Les coûts de la lésion professionnelle étaient très élevés;

L’employeur a établi que les circonstances de cet accident échappaient à sa volonté :

  • L’accident résultait d’une mauvaise blague faite par des collègues et non de l’absence de solidité des casiers ou de leurs ancrages ;
  • Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour assurer la sécurité des travailleurs dans les vestiaires, notamment en interdisant les jeux et les taquineries sur les lieux du travail, ce qui a été pris en considération.

Vandalisme : les tours et les mauvais coups des moniteurs de camps

Pour plusieurs municipalités ou directeurs de camps, la période de recrutement des moniteurs est en cours. Pourquoi ne pas adopter une politique interdisant les tours entre moniteurs et envers les campeurs ?

De telles politiques devraient faire partie d’une saine gestion de la part de l’employeur.

Cela m’amène à vous parler de l’affaire Syndicat des travailleuses et travailleurs en loisirs de Ville de Laval (CSN) et Laval (Ville de), dans laquelle un grief a été déposé afin de contester le congédiement d’un chef moniteur de camp de jour au service d’une municipalité pour avoir participé à un tour joué à une monitrice par d’autres moniteurs sous sa surveillance en mettant sens dessus dessous son local.

Le décideur a tenu compte de la politique de l’employeur à l’égard d’actes d’intimidation et de vandalisme, qui interdisait les mauvais tours, même lorsqu’ils étaient joués après les heures de travail.

Le congédiement du chef moniteur a été réduit à une suspension de 8 semaines puisque les autres moniteurs n’avaient pas été congédiés et que l’instigateur de la blague avait été suspendu 8 jours.

Toutefois, la sévérité d’une telle suspension est justifiée, le décideur ayant souligné qu’à titre de chef d’équipe le plaignant devait donner l’exemple et dissuader les autres moniteurs d’agir ainsi. Il est à noter que ce dernier avait aussi un dossier disciplinaire chargé.

Harcèlement psychologique et sexuel

Et les blagues osées, de mauvais goût, racistes ou sexistes…

Les blagues à connotation sexuelle et de nature discriminatoire ne sont pas idéales dans un milieu de travail. Elles peuvent même constituer du harcèlement psychologique ou sexuel.

J’ai choisi de vous présenter la décision Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Canada) et TEVA Canada (Ratiopharm) inc., dans laquelle l’une de ces blagues a été considérée comme du harcèlement sexuel selon les critères établis par la jurisprudence que vous trouverez dans ces billets : «Sois belle et tais-toi  et «Et si tous les employeurs se mobilisaient contre le harcèlement sexuel au travail?»

Un ajusteur dans une chaîne de production d’une entreprise manufacturière a offert à sa collègue de la conduire au travail. Il s’est dit : «Voici l’occasion de lui faire une bonne blague !»

Au cours du voyage, il lui a pris la main puis l’a mise sur un objet douteux qu’il avait préalablement placé dans son pantalon.

Cette dernière s’est sentie mal à l’aise et lui a demandé de ne pas parler de cet incident.

Arrivé sur les lieux du travail, le plaignant a raconté à tous la blague qu’il venait de faire, relatant même cet incident au conjoint de sa collègue. Plutôt que de rire, les employés et la collègue visée ont été très embarrassés.

L’employeur a suspendu le salarié 10 jours pour avoir exercé du harcèlement sexuel à l’endroit de sa collègue hors du travail, ce qui contrevenait à sa politique relative au harcèlement, et pour avoir embarrassé tous ses collègues. L’arbitre de griefs a confirmé cette suspension.

Ici, malgré la tolérance qu’affichait l’employeur à l’égard des taquineries à connotation sexuelle, l’arbitre a estimé que celle-ci ne pouvait atténuer la gravité de la faute.

Que faire de toutes ces blagues qui tournent mal lorsqu’on est un employeur ?

  • Adopter des politiques en matière de prévention des accidents du travail, de harcèlement et de promotion de la civilité et les faire respecter;
  • Sensibiliser et former les employés;
  • Ne tolérer aucun laxisme; et
  • Donner l’exemple en tant qu’employeur.

En terminant, la phrase célèbre «Plus on est de fous, plus on rit !», ce n’est sûrement pas un chef d’entreprise qui a écrit ça !

À noter que ce sujet a aussi fait l’objet d’une chronique à l’émission Les Éclaireurs d’ICI Première à Radio-Canada.

Print Friendly, PDF & Email