[1] Les codes de déontologie adoptés par le Conseil de la magistrature du Québec établissent les principes généraux devant régir la conduite des juges1 . Si le Conseil juge qu'une plainte déposée à l'encontre d'un juge nécessite une enquête, il forme un comité composé de cinq de ses membres afin qu'il se penche sur les faits reprochés. Ce comité d'enquête devra produire un rapport et faire des recommandations, le cas échéant, sur la sanction devant être imposée au juge. D'aucuns soutiennent que la déontologie judiciaire est la contrepartie indispensable du pouvoir accordé aux juges, de leur indépendance et de leur inamovibilité, et qu'elle a une fonction réparatrice. Il faut donc s'assurer que la sanction est imposée au juge non pour le punir, mais afin qu'il amende sa conduite.

[2] C'est dans cette perspective que seront analysées, dans les prochaines lignes, les recommandations de sanction contenues dans les rapports de certains comités d'enquête ayant conclu à des manquements déontologiques. Les sanctions qui peuvent être imposées sont prévues à l'article 279 de la Loi sur les tribunaux judiciaires2 :

Si le rapport d'enquête établit que la plainte est fondée, le conseil, suivant les recommandations du rapport d'enquête, a) réprimande le juge; ou b) recommande au ministre de la Justice et procureur général de présenter une requête à la Cour d'appel conformément à l'article 95 ou à l'article 167. S'il fait la recommandation prévue par le paragraphe b, le conseil suspend le juge pour une période de trente jours.

[3] L'un des plus récents rapports d'enquête porte sur une plainte déposée par la directrice de la protection de la jeunesse de la Montérégie, qui avait dénoncé la conduite de Mme la juge Andrée Ruffo à l'occasion du traitement du dossier d'un enfant dont la sécurité et le développement avaient été déclarés compromis3 . Le comité a conclu que Mme la juge Ruffo avait enfreint les articles 2, 4 et 5 du Code de déontologie de la magistrature en ne divulguant pas l'existence des liens d'amitié qu'elle entretenait avec le témoin expert et en la rencontrant en privé tout juste avant l'audience, sans en informer les parties. Selon le comité, la sanction recommandée devait être proportionnelle au manquement et tenir compte du dossier de la juge en matière déontologique. Or, celle-ci avait déjà fait l'objet de 4 enquêtes, aux termes desquelles on avait conclu qu'elle avait contrevenu à 12 reprises au code. Le comité a estimé que les réprimandes qui lui avaient alors été adressées auraient dû l'inciter à corriger sa conduite. De plus, il s'est dit d'avis qu'une réprimande ne constituait plus une mesure appropriée pour rétablir la confiance du public lorsqu'un juge refusait de reconnaître une faute et d'amender sa conduite en conséquence. À cet égard, le comité n'a pu que tenir compte de la conduite postérieure de la juge, qui a accordé, avant le dépôt du rapport d'enquête, une entrevue télévisée. Elle en avait alors profité pour commenter les travaux du comité et les décisions antérieures du Conseil de la magistrature la visant. À cette occasion, la juge avait également tourné en dérision un précédent rapport recommandant qu'une réprimande lui soit adressée après qu'elle eut participé à une publicité télévisée vantant les mérites d'une compagnie ferroviaire. Au nombre des autres éléments que le comité a considérés pour la détermination de la sanction se trouvaient les conséquences de la conduite de la juge sur l'enfant et les parties visées ainsi que sur l'image de la justice dans son ensemble. Comme le comité d'enquête a estimé que la confiance du public dans la justice se trouvait irrémédiablement compromise en raison de la conduite de la juge et que cette situation l'empêchait de continuer à siéger, il a jugé que sa destitution constituait, dans les circonstances, une mesure nécessaire.

[4] Les deux autres instances où il a été recommandé de révoquer la commission d'un juge concernent les juges Therrien, de la Cour du Québec, et Fortin, de la Cour municipale de Saint-Jean-Chrysostome. Dans la première affaire4 , le comité d'enquête a été d'avis que la restriction mentale qui avait fait omettre volontairement au juge Therrien de dévoiler un fait que le comité de sélection devait connaître - soit l'existence de ses démêlés avec la justice - avait miné la confiance du public envers cette personne et, par voie de conséquence, envers le système judiciaire. Dans de telles circonstances, on a considéré qu'une réprimande était inappropriée puisqu'elle n'aurait pas été suffisante pour rétablir cette confiance. En raison de la gravité et de la continuité de l'infraction, le comité s'est dit d'opinion qu'il n'avait d'autre possibilité que de recommander l'institution d'une procédure de destitution du juge Therrien. Dans son rapport au ministre de la Justice, la Cour d'appel a conclu que la conduite du juge avait été tellement blâmable que cela permettait de recommander sa destitution5 . La Cour suprême du Canada a conclu que la destitution constituait la sanction appropriée, compte tenu de la confiance que devait porter le public envers son système de justice, et de la nécessité de maintenir l'intégrité de la fonction judiciaire6 .

[5] Quant au juge Fortin7 , celui-ci avait été déclaré coupable d'avoir conduit son véhicule automobile avec les facultés affaiblies. Si de telles accusations avaient valu une réprimande aux juges qui en avaient été reconnus coupables par le passé8 , le comité d'enquête a estimé que le juge Fortin devait être destitué étant donné que le jugement ayant conclu à sa culpabilité avait également mis en doute sa crédibilité et que le magistrat n'avait jamais reconnu l'infraction qui lui était reprochée. Le comité d'enquête a considéré que la conduite du juge lors de son procès avait miné la confiance que la population avait placée en lui et dans le système judiciaire et qu'elle était d'autant plus répréhensible qu'elle avait eu lieu devant un tribunal. Comme les circonstances de l'affaire avaient si manifestement porté atteinte à l'intégrité et à l'indépendance de la magistrature et qu'elles avaient ainsi rendu le juge incapable de s'acquitter des fonctions de sa charge, le comité a décidé qu'une réprimande ne constituait pas une sanction appropriée, et il a recommandé la destitution du juge.

[6] Même s'il ne s'agit pas d'une sanction prévue à l'article 279 de la loi, une réprimande sévère a été adressée à trois juges. Le comité a conclu que les remarques sexistes d'un juge étaient de nature à ternir l'image de la justice et pouvaient porter les justiciables à croire à l'existence, chez certains juges, de préjugés qui pourraient altérer l'impartialité de leur décision9 . Néanmoins, on a estimé qu'un juge ne pouvait être démis de ses fonctions que lorsque la gravité objective de son écart de conduite était inconciliable avec le principe de l'inamovibilité des juges et avec la confiance du public dans l'intégrité et l'impartialité de la magistrature et du juge visé. On a également tenu compte du caractère indigne des commentaires du juge et des excuses publiques qu'il avait offertes ainsi que du fait qu'une réprimande avait déjà été prononcée contre lui pour d'autres remarques excessives. La destitution n'a pas été jugée appropriée étant donné que le manquement reproché n'avait pas compromis l'intégrité ni l'impartialité du juge dans l'exercice de ses fonctions. Un autre juge avait également tenu des commentaires inappropriés lors d'une enquête préliminaire10 . Il a été décidé que la sanction imposée devait être proportionnelle au geste reproché vu les circonstances particulières de l'affaire. Le fait que le juge n'avait pas d'antécédents en semblable matière et qu'il siégeait depuis 20 ans, la gravité de la faute, l'absence de mesure intermédiaire dans la loi de même que le principe d'inamovibilité des juges ont été considérés. Le comité a conclu que le manquement déontologique était grave, mais il a estimé que la situation ne justifiait pas la destitution, d'où sa décision d'adresser une sévère réprimande au juge.

[7] Enfin, le comité d'enquête a recommandé l'imposition d'une telle sanction à un juge qui avait modifié, quelques mois après son délibéré, un procès-verbal d'audience contenant son jugement afin d'y rayer la mention que l'action du plaignant avait été maintenue11 . On a considéré que sa conduite avait ébranlé la confiance du public et qu'elle avait jeté un doute sérieux sur l'intégrité et la transparence du système judiciaire, ce qui avait eu pour effet de déconsidérer l'administration de la justice.

[8] Dans tous les autres cas où ils ont conclu au bien-fondé de la plainte à l'égard de laquelle ils avaient mené une enquête, les comités ont recommandé qu'une réprimande soit adressée au juge. Au nombre des considérations qui ont fondé leur décision se trouvent le caractère et l'importance de la plainte ainsi que le fait qu'il s'agissait d'un cas isolé12 , la conduite générale et persistante de la juge, qui avait contrevenu à son obligation de réserve13 , l'absence de justification proposée en réponse aux reproches contenus dans la plainte14 ainsi que la collaboration que le juge avait offerte, sa bonne foi et le fait qu'il s'agissait d'une recommandation commune du plaignant et du juge15 .

[9] Dans tous les cas, les recommandations des comités d'enquête ont été suivies par le Conseil de la magistrature16 . L'analyse des critères qui ont guidé les différents comités d'enquête et les différentes recommandations qu'ils ont faites eu égard aux sanctions qui devraient être imposées aux juges dont la conduite a été jugée dérogatoire démontrent assez bien la fonction réparatrice de la déontologie judiciaire. Comme l'écrivait le juge Gonthier, de la Cour suprême du Canada17 : «La règle de déontologie, en effet, se veut une ouverture vers la perfection. Elle est un appel à mieux faire, non par la sujétion à des sanctions diverses mais par l'observation de contraintes personnellement imposées.»