[1] Internet au travail se veut un outil pour les employés dans l’exécution de leurs fonctions. Son utilisation à des fins personnelles pendant les heures de travail a cours dans la majorité des milieux de travail. Qu’elle soit permise ou tolérée, elle requiert un contrôle et un encadrement de la part de l’employeur. Le propos suivant porte uniquement sur l’exercice du pouvoir disciplinaire de l’employeur, sans approfondir la question de la validité d’une politique relative au vol de temps ainsi qu'à l'utilisation inappropriée ou déraisonnable d’Internet au travail. Le pouvoir de surveillance de l’employeur ou une possible atteinte à la vie privée de l’employé ne seront pas non plus examinés. Le texte qui suit exposera les principaux motifs qui sont invoqués par l’employeur au soutien d’une mesure disciplinaire relative à l’utilisation d'Internet au travail au moyen d’un survol des décisions rendues sur le vol de temps et sur l’utilisation ou l’usage inapproprié d’Internet, souvent en violation d'une politique en vigueur dans l’entreprise. De plus, certains faits et facteurs atténuants ou aggravants qui ont été considérés par la jurisprudence arbitrale seront soulignés au passage. Enfin, la décision Hydro-Québec[1] rendue par l’arbitre Claude Martin, qui présente une partie de la jurisprudence arbitrale sur le sujet, sera discutée.
Le motif disciplinaire le plus répandu : le vol de temps
[2] Au soutien d’une mesure disciplinaire relative à l’utilisation d’Internet à des fins personnelles pendant les heures de travail, le vol de temps constitue le motif le plus fréquemment invoqué par les employeurs. La jurisprudence arbitrale en témoigne.
[3] Dans Vidétron ltée et Rioux[2], l’arbitre a confirmé le congédiement imposé à un conseiller technique qui naviguait sur Internet durant ses heures de travail. L’employeur lui reprochait principalement sa violation répétée et délibérée des règles d’utilisation d’Internet malgré les avertissements qu’il lui avait adressés. Sur une période de 11 jours de travail, le plaignant avait utilisé Internet à des fins personnelles pendant 21 heures. Le vol de temps commis représentait 25 % de ses heures de travail. Le plaignant s'était en outre servi d'un logiciel interdit dans l’entreprise. L’arbitre a retenu le caractère non isolé de cet acte, la nature des fonctions et le fait qu’il s’agissait d’une récidive à titre de facteurs aggravants.
[4] De même, une suspension de six mois imposée à un conseiller en environnement au motif de vol de temps a été confirmée dans Syndicat des spécialistes et professionnels d’Hydro-Québec, section locale 4250, SCFP[3]. En l’espèce, le plaignant avait navigué sur Internet pendant ses heures de travail pour une durée totale de 236 heures en 9 mois et il avait tenté d’accéder à des sites à caractère sexuel. L’employeur lui reprochait de porter atteinte à l’image de l’entreprise, contrevenant ainsi à la politique en vigueur. L’arbitre a conclu que le détournement, à des fins personnelles, d’un grand nombre d’heures de travail constituait un vol de temps et que l’usage de ce temps de travail était incompatible avec le règlement de l’entreprise. Il a également considéré l’autonomie du plaignant dans l’organisation de son travail, la répétition de ce geste et l’étalement dans le temps à titre de facteurs aggravants. Le congédiement imposé à un pompier pour des fautes semblables, notamment une utilisation d’Internet pendant 90 minutes quotidiennement, a été confirmé dans Bourassa et La Tuque (Ville de) par M. Pierre Bernier, de la Commission des relations du travail[4].
[5] De plus, dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1538[5], l’arbitre s’est dite d’avis que l’absence de politique de l’employeur portant sur le vol de temps n’a pas été considérée par la Commission des relations du travail comme étant un facteur atténuant quant au fait, pour un concierge, d’avoir utilisé Internet à des fins personnelles de une à quatre heures par jour pendant les heures de travail. Son congédiement a été confirmé.
[6] Les faits menant à la qualification de vol de temps révèlent une utilisation d’Internet qui a incontestablement lieu pendant les heures de travail et pendant un nombre d’heures très élevé qui s’étalent sur plusieurs semaines. Par contre, d’autres manquements relatifs à l’utilisation d'Internet se présentent en milieu de travail. Les voici.
Utilisation inappropriée ou déraisonnable d’Internet à des fins personnelles au travail
[7] Outre le vol de temps, plusieurs situations d’utilisation inappropriée d’Internet et des technologies de l’information au travail surviennent. Relativement à l’utilisation d'Internet, des situations de non-respect de la confidentialité, de poursuite d’une activité commerciale personnelle, d’utilisation d’un langage abusif dans les courriels, d’installation de logiciels sans autorisation et de surveillance d’un collègue à son insu ont fait l’objet de litiges en milieu de travail. Il s’agit de manquements relatifs à une utilisation ou à un usage inapproprié d'Internet, dont font état les politiques adoptées par l’employeur à ce sujet.
Utilisation des biens de l’employeur : installation de logiciels sans autorisation, piratage, surveillance d’un collègue et téléchargement d’images à caractère sexuel ou pornographique
[8] En plus du vol de temps, l’employeur, dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de Sucre Lantic - CSN[6], areproché à un technicien en instrumentation d’avoir installé un modem et des logiciels sans autorisation, d’avoir envoyé des logiciels piratés à des connaissances, d’avoir utilisé l’ordinateur fourni par l’employeur à des fins d’exploitation d’une entreprise personnelle et d’avoir surveillé un collègue. L’arbitre de griefs a confirmé son congédiement, estimant ces actes répréhensibles même si le plaignant n’avait pas commis de gestes ayant causé des dommages irréparables au réseau informatique. Ceux-ci pouvaient être qualifiés de vol de temps, de fraude ou de violation de la vie privée. L’arbitre a également souligné que ces actes violaient les règles de la propriété intellectuelle et portaient atteinte à la réputation de l’employeur.
[9] De même, le congédiement d’un technicien en informatique dans une commission scolaire a été confirmé dans Syndicat du personnel de soutien de la Seigneurie des Mille-Îles (CSN)[7] relativement à la commission de fautes similaires en plus de celle d’avoir, à l'aide des biens de l'employeur, transmis des bandes vidéo pornographiques à des collègues et d'avoir visionné celles-ci. Par contre, pour des gestes semblables, la Commission des relations du travail, dans Gilles et Ciba Spécialités chimiques Canada inc.[8], a modifié le congédiement d’un directeur de comptes en une suspension de trois mois parce que l’employeur n’avait pas tenu compte des obligations prévues à sa politique relativement aux facteurs à considérer à l’occasion de l’imposition d’une mesure disciplinaire. Il s’agissait du degré de gravité de l’inconduite, du dossier disciplinaire vierge et du fait que l’utilisation de l’équipement à des fins personnelles était autorisée et que les fautes avaient été commises en dehors des heures de travail. Sa croyance selon laquelle son comportement était toléré a également été considérée à titre de facteur atténuant. Dans un cas moins récent, soit l’affaire Bell Canada[9], l’arbitre a également remplacé le congédiement par une suspension de trois mois, considérant que l’employeur avait accordé une importance trop grande au contenu des fichiers transmis et qu’aucun préjudice réel et immédiat relatif à sa réputation n’avait été prouvé même s’il y avait eu transmission de matériel obscène. Il a également mentionné que l’existence d’une politique à ce sujet n’était pas nécessaire. Il a tenu compte du fait qu’il s’agissait d’un premier manquement et que la discipline devait avoir un aspect curatif.
[10] Dans Caron et Compagnie Rafraîchissements Coca-Cola Canada[10], relativement à des gestes similaires commis par un superviseur dans un entrepôt, le juge administratif a conclu que le vol de temps n’avait pas été prouvé, que, selon la preuve, aucun site pornographique n’avait été consulté, que le plaignant effectuait ses recherches pendant les heures de repas, que ni son ordinateur ni son bureau n’étaient verrouillés et qu'il travaillait plus de 50 heures par semaine. Elle a souligné qu’un usage raisonnable est généralement admis par la plupart des entreprises en se référant à la doctrine[11]. Elle a également mentionné que l’adoption d’une politique n’était pas nécessaire pour signifier aux employés que le vol de temps n’est pas acceptable, non plus que la distribution de matériel pornographique. Considérant que le fait de garder des images inappropriées dans un dossier personnel constitue cependant une faute, elle a substitué au congédiement une suspension de deux semaines.
Interprétation d’un politique de l’employeur : utilisation ou usage raisonnable d’Internet à des fins personnelles
[11] Plusieurs employeurs adoptent des politiques traitant de l’utilisation ou de l’usage inapproprié d’Internet au travail. Dans Syndicat de la fonction publique du Québec — Fonctionnaires et Québec (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale) (Joël Crevier)[12], une politique et des règles d’éthique interdisaient l’utilisation d’Internet et du courriel à des fins personnelles durant les heures de travail. Elle indiquait que seule une utilisation personnelle limitée était tolérée. L’arbitre de griefs a décidé que ni la période de 10 minutes de socialisation tolérée par l’employeur au début de la journée ni les pauses ne pouvaient être utilisées pour naviguer sur Internet à des fins personnelles. Au sujet du premier motif invoqué par l’employeur, soit la navigation sur Internet pendant 17 heures réparties sur 39 jours, elle s’est dite d’avis que cette utilisation dépassait l’utilisation personnelle tolérée. En second lieu, la réception de courriels personnels, dont certains étaient accompagnés d’images à caractère sexuel et pornographique et ouverts ainsi que conservés dans le système informatique de l’entreprise, était inappropriée. Enfin, elle a déclaré que la poursuite d’activités personnelles d’agent de voyages constituait une autre faute. La suspension de cinq jours imposée au plaignant a été maintenue.
[12] Dans le cas de consultations de sites pornographiques à 50 reprises sur une période de 4 mois seulement, dans Hôtel Fairmont Le Reine-Élizabeth[13], l'arbitre de griefs s'est dit d'avis que le plaignant avait contrevenu à la politique de l’employeur qui permettait une utilisation raisonnable d’Internet.
Interprétation des termes de la politique de l’employeur : utilisation ou usage déraisonnable d’Internet à des fins personnelles au travail
[13] Dans Syndicat des spécialistes et professionnels d’Hydro-Québec, section locale 4250 (SCFP-FTQ)[14], l’arbitre a eu à examiner la politique de l’employeur. Celle-ci permet l’utilisation d’Internet si elle ne nuit pas au fonctionnement du réseau informatique ou à l’image de l’entreprise et à la condition qu’elle ne soit pas liée à des motifs immoraux ou illégaux. Au sujet de la politique, il a mentionné que l’utilisation d’Internet à des fins personnelles n’était pas strictement interdite même si les activités commerciales l’étaient. Il a conclu qu’un analyste en développement informatique avait contrevenu à son obligation de loyauté alors qu’il avait effectué de telles activités commerciales durant ses heures de travail. Toutefois, il a ajouté que ce dernier n’avait pas privé l’employeur de ses services parce qu’il avait beaucoup de temps libre. Si le plaignant n’avait pas détruit des fichiers de son ordinateur en apprenant sa suspension, l’arbitre lui aurait imposé une suspension de trois mois plutôt que de neuf mois.
[14] La question de l’utilisation raisonnable ou déraisonnable d’Internet à des fins personnelles alors qu’un employé est au travail, au sens de la politique d’Hydro-Québec (l’employeur), a de nouveau fait l’objet d’une analyse, cette fois plus élaborée, par l’arbitre de griefs Martin[15] afin de décider du bien-fondé d’une suspension de six mois imposée à un conseiller en formation technique au motif d’avoir fait un usage persistant et répété de son accès Internet, et ce, en violation de la politique de l’employeur.
[15] L’analyse de l’utilisation d’Internet par cet employé indiquait qu’il avait, au cours de 45 jours d’utilisation, accédé à divers sites pendant en moyenne 1 heure et 21 minutes par jour alors qu’il était au travail. Toutefois, comme il bénéficiait d’un horaire flexible, la preuve ne permet pas de déterminer avec précision dans quelle proportion cette utilisation d’Internet avait été faite pendant les heures de travail, d’une part, et, d’autre part, si elle avait été faite pendant ses pauses ou en dehors de son temps de travail.
[16] La politique mentionnait expressément que l’entreprise tolère l’utilisation de l’intranet et d'Internet à des fins personnelles, à condition d’en faire un usage raisonnable.
[17] L’arbitre[16] a déclaré qu’il souscrivait aux propos suivants de l’arbitre Lussier, exprimés dans Bell Canada[17] :
[...] b) il n'est pas absolument anormal que les employés consacrent une certaine partie de leur temps de travail à des fins personnelles. Le travail implique des relations sociales où il n'est pas nécessairement mal vu d'échanger à l'occasion sur des sujets non reliés au travail. […]
Puis, plus loin, voici les propos de l’arbitre Martin sur l’interprétation à donner à la notion d’usage ou d’utilisation déraisonnable d’Internet à des fins personnelles[18] :
Lorsque le salarié utilise l’ordinateur comme s’il s’agissait du sien et qu’il accède, de façon répétée et persistante, à des sites qui n’ont aucun rapport avec son emploi [...] ou à des sites inappropriés [...] durant ses heures de travail, [...] il détourne à son profit l’outil avec lequel il doit travailler et il se soustrait à ses obligations de prudence, de diligence et de loyauté. L’usage qu’il en fait est alors déraisonnable et inapproprié. Un usage, donc, n’est pas déraisonnable ou impropre seulement lorsqu’il a pour conséquence de retirer le salarié de son travail d’une telle manière qu’il ne puisse plus répondre aux demandes de son employeur.
[18] L’arbitre Martin a fait remarquer que les décideurs sont sévères à l’égard de l’utilisation d’Internet à des fins personnelles puisqu’ils établissent souvent une équation entre l’usage non autorisé d’Internet par le salarié et le vol de temps. Or, souligne-t-il, Hydro-Québec, ici, n’a pas fondé la suspension de cet employé sur un tel reproche, mais plutôt sur une utilisation déraisonnable d’Internet et sur un accès à des sites à caractère sexuel, et ce, en violation des dispositions de la politique à cet effet.
[19] Enfin, l'arbitre a conclu que cet usage n’était pas raisonnable au sens de la politique en vigueur à Hydro-Québec. Il a confirmé la suspension de six mois imposée même s’il la jugeait sévère, car elle s’inscrivait dans la foulée de la jurisprudence arbitrale existante.
Conclusion
[20] Il ressort de la jurisprudence actuelle que le congédiement est maintenu afin de sanctionner le vol de temps qui est prouvé. Pour ce type de faute, la preuve d’un grand nombre d’heures passées à la navigation ou à l’utilisation des technologies de l’information, sur une période de temps étalée et pendant les heures de travail doit être faite. À ce sujet, la flexibilité de l’horaire de travail représente une difficulté relative à la preuve à présenter par l’employeur. De plus, les reproches de ce dernier au chapitre du visionnement de contenu, du téléchargement de fichiers ou d’images et de leur transmission ont trait le plus souvent à du matériel à caractère sexuel ou pornographique. D’autre part, l’existence d’une politique sur le vol de temps ou l’utilisation raisonnable de l’Internet n’est pas nécessaire. Enfin, la décision rendue récemment par l’arbitre Claude Martin dans Hydro-Québec va plus loin dans l’interprétation de la notion d’usage raisonnable ou déraisonnable d’Internet à des fins personnelles, mais les balises demeurent encore floues.
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