Dans notre système judiciaire où l’accès à la justice est un enjeu constant, la justice administrative se veut plus simple et plus accessible. Malheureusement, comme c’est le cas pour les tribunaux judiciaires, les tribunaux administratifs font face à des justiciables qui accaparent les ressources limitées ou en abusent en multipliant les procédures ou recours qui, souvent, ne présentent aucune chance de succès.

Quérulence: législation et critères à considérer

Depuis le 6 octobre 2021, l’article 9 paragraphe 2.1 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail (LITAT) permet au Tribunal administratif du travail (TAT) d’«interdire, sur demande ou d’office, à une partie dont le comportement est vexatoire ou quérulent d’introduire une affaire, à moins d’obtenir l’autorisation préalable du président ou de tout autre membre que ce dernier désigne et selon les conditions que le président ou tout autre membre qu’il désigne détermine». [Nos soulignements.]

Cette disposition reprend des termes qui se trouvent en droit civil, notamment à l’article 51 du Code de procédure civile qui porte sur l’abus de procédure.

Dans la décision Pogan, rendue en 2010, la Cour supérieure a fait une synthèse des facteurs qui permettent d’identifier un comportement vexatoire ou quérulent:

[82]      Ces facteurs indicatifs se résument pour l'essentiel à ceci:

  1. Le plaideur fait montre d'opiniâtreté et de narcissisme;
  2. Il se manifeste généralement en demande plutôt qu'en défense;
  3. Il multiplie les recours, y compris contre les auxiliaires de la justice. Il n'est pas rare que ses procédures et ses plaintes soient dirigées contre les avocats, le personnel judiciaire ou même les juges, avec allégations de partialité et plaintes déontologiques;
  4. Il réitère les mêmes questions par des recours successifs et ampliatifs: la recherche du même résultat malgré les échecs répétés de demandes antérieures est fréquente;
  5. Les arguments de droit mis de l'avant se signalent à la fois par leur inventivité et leur incongruité. Ils ont une forme juridique certes, mais à la limite du rationnel;
  6. Les échecs répétés des recours exercés entraînent à plus ou moins longue échéance son incapacité à payer les dépens et les frais de justice afférents;
  7. La plupart des décisions adverses, sinon toutes, sont portées en appel ou font l'objet de demandes de révision ou de rétractation;
  8. Il se représente seul;
  9. Ses procédures sont souvent truffées d'insultes, d'attaques et d'injures.

[83]      Pour sa part, le Tribunal ajouterait à cette énumération deux autres traits assez courants en la matière :

  1. La recherche de condamnations monétaires démesurées par rapport au préjudice réel allégué et l'ajout de conclusions atypiques n'ayant aucune commune mesure avec l'enjeu véritable du débat;
  2. L'incapacité et le refus de respecter l'autorité des tribunaux dont le revendique pourtant l'utilisation et l'accessibilité.

Au paragraphe 84 de cette décision, la Cour précise toutefois que, «pour conclure à un comportement quérulent excessif et déraisonnable sur la foi de ces caractéristiques, il ne faut pas qu'elles soient nécessairement toutes présentes. Chaque cas est d'espèce. C'est la globalité de l'analyse qui importe». [Nos soulignements.]

Cas d’application

En gardant en tête les indices de quérulence mentionnés précédemment, examinons maintenant les quelques décisions rendues jusqu’à maintenant par le TAT.

Lawal et FNX-INNOV inc.

Dans cette affaire, le travailleur demandait la révision de la décision du TAT ayant confirmé l’irrecevabilité de sa plainte en vertu de l’article 32 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Le travailleur ne s’est toutefois pas présenté à l’audience, ce qui a mené à un échange de courriels avec le juge administratif chargé d’entendre sa requête.

Pour l’employeur, qui était présent à l’audience, le comportement irrespectueux dont le travailleur avait fait preuve dans les courriels adressés au TAT justifiait qu’il soit déclaré quérulent.

Dans sa décision, le TAT mentionne que:

[19]           Dans le présent dossier, le travailleur transmet de nombreux courriels au Tribunal, dans lesquels il s’exprime en des termes irrespectueux, voire inacceptables, à l’égard de l’institution qu’est le Tribunal administratif du travail. Le travailleur traite notamment le Tribunal d’organisme corrompu participant à un système à peine voilé de corruption qui réduit la population à de l’esclavage énergétique en leur obstruant l’accès à la justice et en leur refusant l’exercice de leur droit. Il accuse de plus le Tribunal d’actes criminels et de malveillance.

[20]           Le Tribunal ne peut que déplorer la conduite du travailleur. Par l’envoi de ses nombreuses correspondances, il détourne, bien souvent inutilement, les ressources du Tribunal. Le langage qu’il utilise s’avère également inapproprié.

[Nos soulignements.]

Malgré ces constatations, le TAT précise «[ne pas croire] être en présence d’une situation exceptionnelle justifiant de restreindre, pour l’avenir, l’accessibilité à la justice du travailleur. D’autre part, compte tenu de l’importance des conséquences qu’entraînerait une telle ordonnance sur les droits du travailleur, le Tribunal croit que la présence de celui-ci aurait été nécessaire, afin qu’il ait l’opportunité de faire valoir ses prétentions sur cette question» (paragr. 21).

Le TAT a donc rejeté la demande de l’employeur en vertu de l’article 9 paragraphe 2.1 LITAT.

Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal c. Murwanashyaka

Le résultat fut tout autre dans cette affaire.

Depuis sa fin d’emploi, en 2011, le défendeur avait déposé une multitude de recours ayant mené à ce que 15 décisions soient rendues entre 2014 et 2022. Saisi d’une demande en déclaration de quérulence déposée par l’employeur, le TAT a analysé les différents facteurs retenus dans Pogan.

Le TAT a notamment conclu que le défendeur faisait preuve «d’opiniâtreté, d’obstination, voire d’acharnement puisqu’il revient constamment à la charge en invoquant les mêmes faits et les mêmes concepts juridiques malgré les résultats antérieurs » (paragr. 64).

Le fait que le défendeur était poli envers le tribunal et les représentants de l’employeur ne lui a été d’aucun secours.

Pour le TAT, «le caractère vexatoire, excessif et déraisonnable des recours intentés s’exprime notamment par la désinvolture avec laquelle ils sont exercés» (paragr. 67). En effet, le défendeur se représentait seul et multipliait les recours qui étaient clairement hors délai.

Tout en précisant que le fait de demander la révision d’une décision «n’est pas synonyme d’abus ni de manque de respect de l’autorité du Tribunal», le TAT poursuit en soulignant que, «dans la présente affaire, ce sont les motifs de révision qui démontrent un refus de respecter l’autorité des tribunaux» (paragr. 77). [Nos soulignements.]

Même si le défendeur ne présentait pas tous les facteurs de la quérulence, l’analyse de la situation dans son ensemble a mené le TAT à conclure qu’il faisait preuve de quérulence ou d’un comportement vexatoire en «accapar[ant] inutilement les ressources limitées du Tribunal, ce qui affecte notamment l’accès à la justice des autres justiciables» (paragr. 83).

La demande de l’employeur a donc été accueillie et le défendeur s’est vu interdire d’introduire un recours, à moins d’avoir obtenu l’autorisation de la présidente du TAT.

Loblaws inc. (Provigo Le Marché) et Timbert

Dans cette affaire, tant l’employeur que le travailleur demandaient au TAT de prononcer des déclarations de quérulence. La demande du travailleur a été rejetée puisqu’elle visait le représentant de l’employeur. Or, le pouvoir prévu à l’article 9 paragraphe 2.1 LITAT n’est applicable qu’à une partie. 

Dans sa décision, le TAT souligne que le dossier comporte plus de 3 300 pages «composées principalement de la volumineuse correspondance transmise par le travailleur et des pièces au soutien de ses prétentions, qui sont souvent déposées en double sinon en triple exemplaire» (paragr. 43).

L’examen du dossier a mené le TAT à conclure que le travailleur présentait la majorité des facteurs permettant de reconnaître une partie quérulente. Il souligne que le travailleur fait preuve d’opiniâtreté, répétant «ad nauseam les mêmes demandes afin d’obtenir satisfaction, et ce, même lorsque celles-ci sont refusées par le Tribunal. Il invoque un souci d’équité et d’impartialité, mais applicable à sens unique, et en sa faveur» (paragr. 46).

Le TAT poursuit en précisant que «[c]ette opiniâtreté s’articule également en ce que le travailleur s’oppose de façon quasi systématique aux diverses requêtes du représentant de l’employeur, et ce, peu importe leur nature» (paragr. 47).

En plus de contester presque systématiquement les diverses requêtes de l’employeur, le travailleur multiplie les recours, allant même jusqu’à invoquer la partialité de la juge administrative de la Division de la santé et de la sécurité du travail (DSST) et à demander sa récusation.

Se représentant seul, le travailleur demande systématiquement la révision des décisions rendues dans ses dossiers, dont la décision rejetant sa demande de jonction de son dossier DSST à ses plaintes en vertu de la Loi sur les normes du travail et du Code du travail.

Le TAT souligne en outre que, «bien que le travailleur adopte un comportement relativement courtois dans ses correspondances écrites lorsqu’il s’adresse au Tribunal, il en va tout autrement lorsqu’il demande la destitution du représentant de l’employeur, où un ton vindicatif et accusateur est utilisé» (paragr. 73). [Nos soulignements.]

Pour tous ces motifs et d’autres encore, le TAT a accueilli la demande de l’employeur et a déclaré que le travailleur faisait preuve d’un comportement quérulent ou vexatoire. Le travailleur s’est donc vu interdire d’introduire un nouveau recours devant le TAT, à moins d’avoir obtenu l’autorisation de sa présidente.

Element c. Héma-Québec

Entre janvier 2021 et avril 2022, la plaignante a déposé plusieurs recours afin de contester diverses mesures imposées par son employeur, dont son congédiement.

Encore une fois, l’analyse du comportement de la plaignante a amené le TAT à conclure que, «[m]ême si elle s’exprime avec politesse et qu’elle n’est ni agressive ni injurieuse, madame Element fait preuve d’une grande opiniâtreté et plusieurs des traits les plus déterminants pour qualifier un plaideur de quérulent sont présents dans son comportement» (paragr. 25). [Nos soulignements.]

Estimant être la victime, la plaignante est plutôt celle qui multiplie les démarches et recours «contre tous les intervenants impliqués dans son dossier, avocats ou autres auxiliaires de justice, répétant les mêmes demandes, souvent sans fondement, tout en faisant abstraction de leurs refus successifs» (paragr. 26). [Nos soulignements.]

Le TAT précise:

[31] Depuis que ses plaintes ont été soumises au Tribunal, madame Element affirme qu’elle est victime d’une action concertée de la part de l’employeur, de la CNESST et du personnel du Tribunal. La moindre situation inexpliquée, comme un changement de secrétaire, une anomalie dans un relevé informatique ou un document classé à une date différente de celle à laquelle il aurait dû l’être, soulève pour elle des questions quant à la bonne foi et à l’intégrité du Tribunal.

[…]

[37] Sa méfiance l’amène même à remettre en question l’identité des personnes qui communiquent avec elle, incluant le juge administratif saisi de son dossier […]

En outre, la plaignante invoque des arguments incongrus et présente des requêtes ne relevant pas de la compétence du TAT. En effet, la plaignante a notamment demandé au TAT de rendre une «ordonnance enjoignant au ministère du Travail et de l’Immigration du Québec et du Canada de suspendre immédiatement le permis de travail d’un membre du personnel de direction de l’employeur issu de l’immigration» (paragr. 40).

Tout en reconnaissant le droit de la plaignante de faire valoir ses droits et de présenter la preuve au soutien de ses recours, le TAT conclut «qu’une intervention est nécessaire pour la restreindre dans ses démarches afin d’éviter qu’elle n’exerce ce droit de façon abusive ou déraisonnable» (paragr. 49).

Le TAT a donc accueilli la demande de l’employeur et déclaré la plaignante quérulente.

Cette affaire n’est toutefois pas terminée, une requête en révision ayant été déposée à l’encontre de la décision du TAT.

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