Les enquêtes en ligne: un outil précieux dans la répression de la prostitution juvénile

Les opérations d’infiltration en ligne sont les moyens les plus efficaces – sinon les seuls – pour enquêter sur les infractions en lien avec la prostitution, notamment celle des mineurs, une criminalité qui fait des ravages au Canada. Par essence, il s’agit d’infractions consensuelles, ce qui fait que les victimes collaborent peu ou pas avec les policiers. Dans le cadre de ce type d’opérations policières, les enquêteurs publient, sur certains sites Internet, de fausses annonces de services sexuels rendus par des mineurs. Des personnes intéressées vont y répondre et, éventuellement, discuter avec l’agent d’infiltration de la possibilité d’obtenir de tels services. Ces discussions peuvent mener à l’arrestation de la personne visée et au dépôt d’accusations d’avoir communiqué avec quiconque dans le but d'obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d'une personne mineure, soit une infraction prévue à l’article 286.1 (2) du Code criminel (C.Cr.).

Dans 2 arrêts rendus le 24 mai 2024, Brodeur c. R.  et Denis c. R., qui concernaient des accusés arrêtés dans le cadre d’une opération policière appelée «Projet défensif 3» – une opération du Service de police de Laval qui visait à accuser des personnes qui solliciteraient les services sexuels de jeunes filles âgées de 16 ans – la Cour d’appel du Québec s’est penchée sur certaines implications en lien avec cette infraction.

Provocation policière

Il est bien connu en droit canadien que la police peut effectuer une enquête au cours de laquelle elle fournit simplement à une personne l’occasion de commettre une infraction, sans l’y inciter. Pour que ce type d’enquête soit acceptable, il faut toutefois soit que le comportement de la personne visée permette raisonnablement de soupçonner sa participation à une activité criminelle, soit que les autorités se fondent sur une véritable enquête. Dans le cadre d’une «véritable enquête», les soupçons ne portent pas sur un individu précis, mais sur un lieu, qu’il soit physique ou numérique – y compris, par exemple, une section d’un site Internet sur laquelle sont publiées des annonces de services sexuels, ou encore un numéro de téléphone –, où les policiers soupçonnent raisonnablement la commission de crimes. Pour qu’il y ait une véritable enquête, il faut également que les policiers poursuivent l’objectif réel d'enquêter sur des crimes et de les réprimer.

L'omission de respecter ces conditions peut ouvrir la voie à un arrêt des procédures pour cause de provocation policière, laquelle constitue une forme d'abus de procédure. La Cour suprême du Canada, dans 2 arrêts rendus respectivement en 2020 et en 2022, R. c. Ahmad et R. c. Ramelson, a rappelé que, lorsque la police enquête sur un lieu virtuel, celui-ci doit être défini avec suffisamment de précision pour s’assurer que l’enquête n’a pas une portée plus large que celle permise par la preuve. Il faut tenir compte de la spécificité des espaces virtuels, qui n’ont pas les contraintes propres aux endroits physiques; la surveillance de l’État sur un tel espace est intrinsèquement différente de celle exercée sur les espaces physiques. En effet, le nombre de personnes pouvant avoir des occasions de commettre une infraction y est considérablement accru, ce qui implique le risque que des personnes innocentes se retrouvent dans le collimateur de l’État.

Dans l’arrêt récent de la Cour d’appel Brodeur c. R., l’accusé avait répondu à une annonce concernant les services sexuels d’une personne dont la jeunesse était soulignée. L'annonce avait été publiée par la police sur des sites Internet proposant des services d’escortes. En communiquant avec la personne-contact (l’agente d’infiltration qui jouait l’entremetteuse), l'accusé avait appris que les services étaient offerts par une fille âgée de 16 ans. L’accusé a confirmé son intérêt à plusieurs reprises. Lors du rendez-vous qui a été planifié pour rencontrer la fille, il a été arrêté. Le juge de première instance l’a déclaré coupable d’avoir communiqué avec une personne en vue d’obtenir les services sexuels d’une personne mineure moyennant rétribution et il a rejeté sa requête en arrêt des procédures pour cause de provocation policière.

La Cour d’appel, sous la plume du juge Doyon, a confirmé que le raisonnement du juge de première instance sur la question de la provocation policière ne comportait aucune erreur. Les policiers effectuaient une véritable enquête. Les lieux visés étaient les annonces publiées par les policiers sur les 4 sites d’escortes. Ce lieu était suffisamment précis. Les annonces, qui mettaient l'accent sur la jeunesse des femmes, étaient publiées sur des sites offrant seulement des services d'escortes, y compris, par le passé, les services sexuels de bon nombre de fugueuses mineures. Par ailleurs, la possibilité de commettre l'infraction n’était pas offerte à tous les usagers des sites, mais plutôt à ceux qui répondaient aux annonces concernant des jeunes personnes et qui, ensuite, apprenaient de l’agente d'infiltration que la fille en question avait 16 ans. La portée de la technique d'enquête a ainsi été limitée le plus possible afin d’éviter de viser des personnes sans lien avec l'activité criminelle.

Le juge Doyon a également souligné que la poursuite n’avait pas à déposer les rapports antérieurs détenus par la police pour établir l’existence de soupçons raisonnables. De tels soupçons peuvent provenir de ouï-dire et d'une preuve purement testimoniale, comme le témoignage de l’enquêteur, à la condition que cette preuve soit jugée fiable par le juge du procès, ce qui était le cas en l’espèce. L’accusé aurait d’ailleurs pu essayer de contredire l'enquêteur principal en lui demandant de déposer ces rapports en preuve, ce qu’il n’a pas fait.

Par ailleurs, le juge Doyon a validé une autre partie importante du raisonnement du juge de première instance ayant mené au rejet de la requête en arrêt des procédures: les soupçons raisonnables des policiers portaient sur le fait que les personnes qui consultaient les sites commettaient l’infraction prévue à l’article 286.1 (1) C.Cr. (obtention de services sexuels moyennant rétribution). Or, l’adéquation parfaite entre cette infraction visée par les soupçons raisonnables et celle pour laquelle il y a eu offre de perpétration et accusation (art. 286.1(2) C.Cr.) n’est pas requise. Ces 2 infractions ont un lien rationnel et proportionnel au sens de l’arrêt R. c. Mack (C.S. Can., 1988-12-15), SOQUIJ AZ-89111010, J.E. 89-117, [1988] 2 R.C.S. 903. En effet, outre la question de l'âge des jeunes filles, les éléments essentiels des 2 infractions sont identiques. Ce qui les distingue, outre l’âge, c'est la peine qui leur est associée, soit une peine maximale d’emprisonnement de 5 ans pour l’une et une peine maximale de 10 ans pour l’autre, avec une peine minimale de 6 mois. Or, il ne s'agit pas d'un cas où la peine est si différente qu'il s'agirait de crimes sans lien ou sans proportionnalité.

Inconstitutionnalité de la peine minimale de 6 mois

Dans le deuxième arrêt rendu le même jour, Denis c. R., qui découlait de la même opération policière, la Cour d’appel a eu l’occasion de se pencher encore une fois sur l’infraction prévue à l’article 286.1 (2) C.Cr., mais cette fois sous l’angle de la peine applicable. La juge de première instance a infligé à l’accusé la peine minimale de 6 mois d’emprisonnement prévue à l’article 286.1 (2) a) C.Cr. Elle a également rejeté les arguments de l’accusé, qui prétendait que cette peine minimale était inconstitutionnelle, car elle était contraire à l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités). Le juge Doyon a souligné que des peines conséquentes sont nécessaires pour lutter contre le commerce de la sexualité juvénile. Par ailleurs, l'accusé, qui était âgé de 60 ans, ne pouvait plaider l'erreur de jeunesse. De surcroît, il ne s'agissait pas en l'espèce d'un geste impulsif; il aurait facilement pu, et ce, à plusieurs étapes, renoncer à son projet, mais il a décidé de persévérer. Le fait qu'il n'y avait pas de victimes véritables n’amoindrit pas sa culpabilité morale. De plus, en traitant avec une proxénète – même s'il s'agissait d'une agente d'infiltration –, il savait que la jeune fille était sous l'emprise d'adultes exerçant un contrôle sur ses activités, ce qui représente un facteur aggravant. Ainsi, pour la Cour d’appel, l'accusé n’a pas démontré que la peine d'emprisonnement de 6 mois était manifestement non indiquée. La peine minimale constituait bien la peine appropriée.

Par ailleurs, le juge Doyon est arrivé à la conclusion que l’un des scénarios hypothétiques avancés par l’accusé, soit un accusé âgé de 18 ans qui convient avec une amie mineure, travailleuse du sexe, d’avoir des rapports sexuels, représente une situation se situant au bas de l'échelle des conduites visées par l'article 286.1 (2) a) C.Cr. Ce scénario met en cause un jeune accusé qui, dans une situation raisonnablement prévisible, veut avoir une relation sexuelle dans un contexte très différent de celui du présent appel. Ce scénario — qui conduirait vraisemblablement à un emprisonnement avec sursis ou à une peine moins lourde qu'un emprisonnement de 6 mois — et la jurisprudence d’autres provinces permettent de conclure que la peine minimale sera exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste et proportionnée dans des cas raisonnablement prévisibles. Ainsi, la Cour a déclaré, conformément à l’article 52 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982, que la peine minimale obligatoire prévue à l’article 286.1 (2) a) C.Cr. était inconstitutionnelle et inopérante.

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