[1] Les avocats au service du procureur général du Canada n’ont pas droit à l’«honoraire spécial» prévu à l’article 15 du Tarif des honoraires judiciaires des avocats1 lorsqu’ils défendent la validité constitutionnelle de dispositions législatives. C’est ce qu’ont statué récemment les juges majoritaires de Cour d’appel dans l’affaire JTI MacDonald Corporation c. Canada (Procureur général).

Les faits

[2] Ces honoraires étaient réclamés dans un litige opposant le procureur général du Canada à trois compagnies de tabac dans une affaire qui a connu son dénouement devant la Cour suprême du Canada3. Les parties en étaient à leur deuxième litige au sujet de la publicité sur les produits du tabac; le premier avait également cheminé jusqu’à la Cour suprême4. Après des modifications à la législation et à la réglementation5, les compagnies de tabac ont repris le combat dans une deuxième cause. Le procureur général était représenté par un cabinet d’avocats privé et par des avocats de son contentieux. Ces deux groupes d’avocats réclament un «honoraire spécial» de 90 000 $ à répartir entre les trois compagnies de tabac en cause. Celles-ci ont contesté la demande, alléguant que: 1) les membres du contentieux du procureur général ne sont pas en droit de réclamer de tels honoraires, qui seraient de toute façon versés au Receveur général du Canada; 2) la présente affaire n’est pas une «cause importante» au sens de l’article 15 du tarif; 3) il n’est pas approprié d’accorder un «honoraire spécial» aux avocats du procureur général dans une cause constitutionnelle, particulièrement lorsque des justiciables requièrent la protection des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés6; et 4) les sommes réclamées sont hors de proportion.

Décision

[3] Opinion majoritaire: Après avoir conclu qu’il n’y avait pas de contradiction avec les principes découlant de l’arrêt Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée7, le juge Forget a estimé que les avocats représentant le procureur général du Canada, notamment les membres de son contentieux, ont le droit de réclamer un «honoraire spécial». Selon lui, ils doivent être traités de la même façon que tous les avocats qui représentent un justiciable, qu’ils soient en pratique privée ou membres du contentieux d’une société, et ce, même si les sommes allouées seront remises au Receveur général du Canada. De plus, en l’espèce, la cause était importante, compte tenu des questions constitutionnelles débattues et de leur enjeu, de l’audience, qui a duré cinq jours, du nombre d’avocats ayant représenté les parties, du nombre d’heures consacrées par les avocats ayant représenté le procureur général et de l’intérêt médiatique du recours. Le juge a toutefois conclu qu’il n’est pas approprié d’accorder un «honoraire spécial» aux avocats du procureur général qui défendent la constitution. Selon lui, les intimées ont raison de préciser que, lorsque la constitutionnalité d’une loi fédérale est contestée, le procureur général est le représentant de l’État chargé de défendre sa constitutionnalité. Il agit alors dans l’intérêt public. Son rôle et ses obligations diffèrent donc de ceux de parties privées, qui cherchent à défendre leurs intérêts particuliers. Dans les dossiers portant sur l’application de la charte, le citoyen doit prouver la violation d’un droit fondamental. Une fois cette étape franchie, l’État a le lourd fardeau d’établir la justification en conformité avec la charte. Cette exigence impose souvent au procureur général le fardeau d’une preuve complexe sur des enjeux sociaux, culturels et politiques qui nécessitent parfois un examen comparatif avec la situation d’autres sociétés libres et démocratiques. Il pourrait toujours prétendre que l’affaire est importante et réclamer des honoraires spéciaux. Pourtant, en s’acquittant de ce rôle, le procureur général ne fait que remplir son devoir constitutionnel, fonction qui doit être empreinte d’objectivité et de neutralité. En conclusion, le juge ajoute qu’il se peut, dans des circonstances exceptionnelles, qu’une semblable demande soit accueillie. Toutefois, la présente affaire n’est pas exceptionnelle au point de justifier le paiement d’un «honoraire spécial».

[4] De son côté, le juge Brossard rejette également la demande des avocats du procureur général mais partage en partie les motifs du juge Forget. Selon lui, quelques nuances doivent être apportées au sujet de la complexité du présent dossier. Malgré l’ampleur apparente des questions en litige, il y avait chose jugée en ce qui concerne la majorité des éléments, lesquels avaient déjà fait l’objet d’un débat entre les parties dans le premier dossier de contestation de la loi initiale, dont, entre autres choses: les extrêmes dangerosité et nocivité des produits du tabac, envisagées d’une façon générale et globale, et la consommation; l’influence encore plus grande de la publicité sur les jeunes; et le fait qu’une interdiction globale de la publicité, sans aucune nuance ni réserve, constituait une violation de la charte en portant atteinte à la liberté d’expression des manufacturiers de tabac. Il ajoute que le but de l’«honoraire spécial» est d’indemniser l’avocat dont le travail hors de l’ordinaire accompli dans un dossier ne saurait être autrement compensé, ni par le tarif judiciaire ni par des honoraires extrajudiciaires, qu’un client serait incapable de lui verser, compte tenu de la nature du recours. Cet «honoraire» appartient de droit aux procureurs de la partie à laquelle ils sont accordés, indépendamment des honoraires extrajudiciaires qui peuvent avoir été convenus entre la partie et son procureur. Ceux-ci relèvent de la relation contractuelle entre avocats et clients, alors que les dépens découlent de la relation judiciaire entre la partie qui succombe et la partie qui a gain de cause. Il est faux de prétendre que l’article 3.08.08 du Code de déontologie des avocats8 aurait pour effet de conférer au client des droits personnels aux dépens et à l’«honoraire spécial». Cet article ne fait qu’imposer à l’avocat une obligation déontologique d’informer son client des honoraires, commissions ou frais extrajudiciaires qu’il a reçus ou qu’il doit recevoir de la partie adverse et de s’entendre avec son client quant à la considération que celui-ci voudrait leur voir donner dans la fixation des honoraires judiciaires. Un client ne pourrait réclamer à la partie défaillante un «honoraire spécial» en remboursement des honoraires extrajudiciaires convenus et déjà payés. Les avocats requérants ne peuvent, après avoir été justement indemnisés, s’appuyer sur cet article pour réclamer cet honoraire au seul bénéfice et au seul crédit de leur client. Cet article ne s’applique pas en l’espèce.

[5] Par ailleurs, le juge Brossard est d’accord avec le juge Nuss lorsqu’il souligne qu’il n’existe aucune disposition de la loi, du tarif ou de quelque réglementation que ce soit qui permette de faire une distinction entre les avocats de pratique privée qui représentent le procureur général et ceux qui sont membres de son contentieux. De toute façon, l’article 125 de la Loi sur le Barreau et l’article 28 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif10 précisent que les avocats de contentieux de sociétés civiles et les avocats représentant la Couronne fédérale ont droit à leurs dépens. Cependant, il conclut, tout comme le juge Forget, que, pour des motifs d’intérêt public, il n’est pas approprié d’accorder des honoraires spéciaux aux avocats du procureur général qui défendent la constitution à moins, peut-être, de circonstances exceptionnelles.

[6] Opinion dissidente: Le juge Nuss est d’accord avec le juge Forget quant au fait que la cause en l’espèce remplit les critères de la «cause importante» au sens de l’article 15 du tarif, mais il ne partage pas les conclusions des juges Forget et Brossard voulant que les avocats représentant le procureur général soient privés du droit de réclamer un «honoraire spécial» dans les causes fondées sur la charte.

[7] Selon le juge Nuss, aucune disposition de la loi, du tarif ou de quelque réglementation que ce soit n’empêche, pour des motifs d’ordre public, un avocat représentant le procureur général d’obtenir un «honoraire spécial» lorsqu’il défend la validité constitutionnelle d’une loi. Dans toutes les affaires civiles, les avocats qui représentent le procureur général sont sur un pied d’égalité avec les avocats des autres parties. Les avocats représentant le procureur général dans une affaire mettant en cause la charte ont les mêmes devoirs et obligations que les avocats des parties privées. L’appréhension d’un possible effet dissuasif sur les citoyens qui revendiquent la protection de la charte et qui seraient contraints de verser des sommes importantes aux avocats du procureur général ne justifie pas que ces avocats soient exclus. Un litige est toujours un risque en ce qui concerne les frais judiciaires en cas d’échec.

[8] Le juge Nuss aurait accordé un «honoraire spécial» de 15 000 $ pour chaque compagnie de tabac, compte tenu de l’importance et de la complexité de la cause.

Conclusion

[9] La jurisprudence ne fournit aucun exemple de cas où l’«honoraire spécial» aurait été accordé à un avocat représentant la Couronne ou une autorité publique. Les juges Forget et Brossard entrevoient une faible possibilité d’accorder celui-ci, et ce, dans des circonstances exceptionnelles, tandis que, selon le juge Nuss, rien n’empêche d’accéder à une telle demande lorsque la cause le justifie. Il sera intéressant de voir quelles seront ces circonstances exceptionnelles si d’autres demandes se présentent.

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