[1] Dans un article précédent1, nous nous intéressions au rapport final du médecin qui a charge d’un travailleur, et plus précisément aux circonstances particulières susceptibles d’en permettre la modification ainsi qu’au rôle de ce médecin dans le processus d’évaluation médicale. Compte tenu de l’importance de la jurisprudence qui a été élaborée au cours des dernières années, il nous semble pertinent de consacrer ce second article à un autre rapport prévu par les dispositions du chapitre VI de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles2 (art. 199 à 233) et pouvant être produit par le médecin qui a charge, à savoir le rapport complémentaire.

[2] Si les conclusions du médecin désigné par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) ou par l’employeur infirment celles du médecin qui a charge quant à l’un ou à plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1 à 5 du premier alinéa de l’article 212 LATMP, celui-ci peut produire un rapport complémentaire en vue d’étayer ses conclusions et, le cas échéant, y joindre un rapport de consultation motivé. C’est ce que prévoient les articles 205.1 et 212.1 LATMP. La Commission des lésions professionnelles a précisé le sens qu’il faut donner à l’expression «étayer ses conclusions» et elle s’est penchée sur les critères à considérer afin d’évaluer la régularité du rapport et son caractère liant – en vertu de l’article 224 LATMP – de même que sur les obligations du médecin qui a charge au regard de la production de celui-ci et de la communication de son contenu au travailleur.

Le but du rapport

[3] Ainsi que le souligne la CLP dans Paquette et Aménagement forestier LF3, la production d’un rapport complémentaire permet au médecin qui a charge de «s’expliquer plus longuement qu’il ne peut le faire sur une petite attestation médicale et de faire contrepoids auprès du Bureau d'évaluation médicale devant l’avis habituellement très détaillé du médecin désigné». La loi lui donne la possibilité de produire un rapport étayant ses conclusions; elle ne lui impose pas l’obligation de le faire4.

[4] Par ailleurs, la CLP rappelle, dans Breton et Construction A.S. Filiatreault inc. 5, que ce rapport «ne doit pas être pris à la légère puisque ses conclusions sur les questions médicales prévues par l’article 212 de la loi lient la CSST en vertu de l’article 224 et engendrent pour le travailleur des conséquences directes sur ses droits, notamment ses droits à la réadaptation et à l’indemnité de remplacement du revenu6».

[5] Compte tenu du sens du mot «étayer» suivant les définitions des dictionnaires, une certaine jurisprudence considère que le rapport complémentaire «doit servir à confirmer ou préciser et non contredire ou remettre en question7» l’opinion initiale du médecin qui a charge. Dans plusieurs décisions, la CLP adopte cependant une approche moins restrictive suivant laquelle l’opinion initiale du médecin qui a charge peut être modifiée, celui-ci pouvant contredire les conclusions du médecin désigné ou s’y rallier8. À cet égard, la CLP soulignait, dans Guillemette et Kruger inc. 9, que: «Il n’est nullement question par cet article

[205.1] d’empêcher le médecin à charge de se montrer d’accord avec le rapport infirmant ou encore, d’apporter d’autres conclusions totalement différentes. Il est reconnu par tous que l’histoire médicale d’un patient se bâtit selon les découvertes cliniques et radiologiques, de l’évolution de la pathologie et de la réaction au traitement. Ainsi, le médecin à charge doit demeurer libre de son opinion selon son analyse de la situation.»

Délai de production du rapport

[6] Les articles 205.1 et 212.1 LATMP prévoient que le médecin qui a charge doit produire le rapport complémentaire dans les 30 jours suivant la réception du rapport du médecin désigné. Dans Perreault et Industries Vallières10, le tribunal a dû trancher cette question. Aucune preuve n’avait été faite de la véritable date de réception par le médecin qui a charge des documents qui lui avaient été acheminés par la CSST, à savoir le rapport complémentaire et la demande d’information médicale complémentaire. Soulignant que le respect du délai légal est primordial étant donné que la validité du rapport complémentaire en dépend, la CLP déclare qu’elle ne peut en arriver à la conclusion souhaitée par la travailleuse – le non-respect du délai de 30 jours – en se livrant à un simple exercice de déduction à partir de suppositions.

[7] Dans Lopano et Distribution Paul Lacourse inc. 11, la CLP s’est prononcée sur le délai de production du rapport complémentaire dans le contexte où le travailleur invoquait le fait que le médecin du Bureau d’évaluation médicale (BEM) avait rendu son avis sans avoir pris connaissance de ce rapport. Le médecin qui a charge avait annoncé à la CSST qu’il transmettrait une lettre expliquant son désaccord avec l’opinion du médecin désigné. La preuve révélait cependant que cette lettre n’avait jamais été expédiée à la CSST. Reconnaissant que le BEM aurait pu conclure autrement s’il avait pris connaissance de la lettre, la CLP est cependant d’avis qu’«il

[serait] inapproprié d’obliger la CSST de recommencer le processus d’évaluation médicale et obliger le travailleur à supporter le délai inhérent à une telle démarche, surtout que la preuve prépondérante va dans le sens de ses prétentions12».

[8] Dans Dutrisac c. Shinei Métaltek inc. 13, un délai de 10 mois séparait le rapport du médecin désigné par la CSST du rapport complémentaire produit par le médecin qui a charge. Demandant la révision d’une décision de la CLP14 qui avait rejeté son moyen préliminaire relativement à la régularité de la procédure d’évaluation médicale, le travailleur alléguait que, compte tenu de la production du rapport complémentaire dans lequel son médecin confirmait les conclusions du médecin désigné, il n’y avait pas de désaccord justifiant la soumission du dossier au BEM. La CLP en révision a rejeté sa requête en l’absence d’erreur de droit ou de fait de la part du décideur initial. Elle a notamment souligné que, en raison du délai écoulé avant la production du rapport complémentaire, celui-ci n’avait aucune valeur juridique en ce qui a trait à la régularité de la procédure d’évaluation médicale et devait être évalué uniquement quant au bien-fondé de la contestation. Elle ajoutait par ailleurs que «le délai de 30 jours prévu à l’article 205.1 de la loi est très court, eu égard à la disponibilité et à l’accessibilité des médecins spécialistes dans notre société. Ce délai est d’autant plus important que bien qu’il ne concerne que la procédure, il a parfois des conséquences énormes pour les parties.

[…] D’autant que la jurisprudence majoritaire la plus récente du présent tribunal, indique qu’un dossier peut être acheminé à la procédure d’évaluation médicale uniquement lorsque le rapport du médecin traitant est infirmé, soit par le médecin de l’employeur ou le médecin désigné par la CSST15».

Utilisation du formulaire prescrit

[9] Selon les articles 205.1 et 212.1 LATMP, le médecin qui a charge peur fournir son rapport à la CSST «sur le formulaire qu’elle prescrit». Dans Rona L'entrepôt et Ducharme16, la CLP précise que le «choix du formulaire utilisé par la CSST importe peu puisque le fond doit l'emporter sur la forme». Dans la mesure où le document transmis au médecin qui a charge par la CSST – une information médicale complémentaire écrite – indiquait bien que celle-ci lui demandait «s’il est d’accord ou non avec les conclusions du médecin désigné17», l’esprit et la lettre de l’article 205.1 étaient respectés.

[10] Dans Fortin18, la CLP précise que: «La seule mention à l'article 212.1 que le médecin peut produire un rapport complémentaire sur le formulaire que la CSST prescrit ne fait pas en sorte que ce médecin doive attendre un formulaire particulier de la CSST avant de fournir un rapport complémentaire. Le médecin qui a charge est en mesure de se procurer ces formulaires ou, à défaut, tout rapport médical sur lequel il aurait étayé ses conclusions aurait répondu aux exigences de l'article 212.1

[…].»

Contenu du rapport

[11] La réponse du médecin qui a charge à l’avis du médecin désigné doit être claire et dénuée de toute ambiguïté19. Elle ne doit pas porter à interprétation, et le médecin qui a charge doit avoir une «connaissance personnelle suffisante de la condition du travailleur à l’époque pertinente20». Un changement dans l’opinion du médecin qui a charge doit être compréhensible et motivé, à tout le moins sommairement21.

[12] «Le fait de répondre simplement "oui" à la question de la CSST — visant à faire entériner les conclusions de son médecin désigné — ne constitue pas un avis satisfaisant aux exigences de la loi22.» C’est ce que souligne la CLP dans Gagné23. Dans cette affaire, le médecin qui a charge n’avait pas fourni un rapport complémentaire étayé puisqu’il s’était contenté de répondre «Rien à ajouter» à la question de la CSST. Le tribunal a retourné le dossier à cette dernière afin qu’elle reprenne la procédure d’évaluation médicale et obtienne un rapport étayé du médecin. De même, la CLP a conclu qu’un rapport complémentaire dans lequel le médecin avait simplement inscrit qu’il était d’accord avec le médecin désigné – lequel consolidait la lésion sans séquelles permanentes – «ne respecte pas les exigences de clarté développées par la jurisprudence puisqu'il est difficile de comprendre, même sommairement, les raisons qui amènent ce médecin à changer d'avis, puisqu'il n'a jamais conclu un examen objectif normal, qu'il n'avait pas consolidé la lésion lors des visites du travailleur et que les résultats de l'examen qu'il avait lui-même requis ne permettent pas de tirer des conclusions quant aux séquelles permanentes24».

[13] À l’inverse, un médecin qui ne se limite pas à cocher la case du formulaire transmis par l’employeur mais qui prend soin de préciser – dans un rapport complémentaire annexé à ce formulaire – qu’il est «d’accord avec le déficit anatomo-physiologique de 2 % et les limitations fonctionnelles déterminées» par le médecin désigné satisfait aux exigences de la loi25. De même, une inscription précisant «J’ai bien relu l’évaluation du

[médecin désigné] et je suis tout à fait d’accord avec ses conclusions et ses recommandations qui sont tout à fait exactes et qui correspondent bien à la réalité de ce malade» est suffisamment claire et motivée26.

[14] Par ailleurs, certains faits entourant la production d’un rapport complémentaire devraient permettre à la CSST d’entretenir un doute quant à la réalité de l’accord du médecin qui a charge avec les conclusions du médecin désigné. C’est ce qui ressort des décisions suivantes.

[15] Dans Laliberté et Centre Sheraton27, la CLP constate que la procédure d’évaluation médicale n’était manifestement pas familière au médecin qui a charge, lequel s’était dit d’accord avec l’opinion du médecin désigné. La CSST n’était pas justifiée, dans ces circonstances, de conclure qu’un tel accord existait et tous les indices dont elle disposait auraient dû l’amener à soumettre le dossier au BEM.

[16] Dans Jalbert, la CLP était d’avis que la CSST n’aurait pas dû se sentir liée par un rapport complémentaire dans lequel le médecin qui a charge – qui donnait, par ailleurs, l’impression de se décharger de son rôle – s’était dit d’accord avec les conclusions du médecin désigné par la CSST relativement au diagnostic et à la consolidation de la lésion alors que les notes cliniques de sa dernière consultation étaient incompatibles avec de telles conclusions.

[17] Si un accord fait en sorte que le médecin qui a charge contredit tout ce qu’il avait avancé jusque-là, y compris la nécessité d’une intervention chirurgicale qu’il avait lui-même suggérée, on peut douter de la réalité de celui-ci. C’est ce que la CLP a déclaré dans Leguë et Serge Côté Fondation enr. 28. Elle a par ailleurs conclu que la CSST aurait dû écarter le rapport – qui avait été produit à la suite d’une erreur du médecin – et retenir un rapport corrigé produit par la suite.

[18] L’accord du médecin qui a charge, en plus d’être clair, doit aussi reposer sur l’ensemble des éléments médicaux dont le médecin devait tenir compte. Dans Larin et Structures Métal RPS 2000 inc. 29, le chirurgien traitant, qui avait dirigé le travailleur vers un médecin spécialiste pour l’évaluation des séquelles permanentes, avait confirmé les conclusions du médecin désigné quant à l’atteinte permanente et aux limitations fonctionnelles. Or, ces conclusions infirmaient celles du médecin évaluateur, ce que le chirurgien traitant ignorait. La CLP a déclaré que son rapport complémentaire n’avait pas un caractère liant au sens de l’article 224 de la loi puisqu’il n’avait pas pris en considération l’ensemble des éléments médicaux.

Examen médical

[19] «Pour produire le rapport complémentaire prévu à l'article 212.1, le médecin qui a charge n'est pas tenu d'examiner le travailleur30

[20] Dans Paquette, le médecin qui a charge s’était dit d’accord avec le contenu du rapport du médecin désigné par la CSST relativement à la consolidation et à l’atteinte permanente, et ce, sans avoir procédé à un nouvel examen de la travailleuse. Selon la CLP, cette absence d’examen médical n’altérait en rien la régularité du rapport. Le médecin qui a charge assurait déjà le suivi médical de la travailleuse «et l'avait examinée en plus de la diriger vers d'autres spécialistes. Si ce médecin a jugé que l'examen du médecin désigné était fiable et complet, rien ne l'empêchait de s'en remettre aux conclusions de ce médecin expert. La loi n'exigeait pas de lui qu'il examine à nouveau la travailleuse avant de produire son rapport complémentaire puisqu'il avait en sa possession le dossier de cette dernière et l'expertise du médecin désigné31».

Obligation d’informer sans délai le travailleur du contenu du rapport

[21] Les articles 205.1 et 212.1 prévoient que le médecin qui a charge informe sans délai le travailleur du contenu de son rapport. Les opinions divergent en ce qui a trait aux conséquences qu’entraîne l’omission d’informer le travailleur.

[22] «Cette exigence n'est pas une simple formalité, mais bien une exigence de fond compte tenu des conséquences qu'a l'opinion du médecin qui a charge sur les droits du travailleur. Cette étape est le seul moment où le travailleur a l'occasion de faire valoir son point de vue et d'exercer le droit qui lui est dévolu à l'article 192 LATMP d'avoir recours au médecin de son choix si jamais il est en désaccord avec le contenu de ce rapport32.» Le non-respect de cette exigence est un motif «suffisant en soi pour conclure au caractère non liant du rapport médical33».

[23] Dans certaines décisions, la preuve révèle que c’est l’agent de la CSST qui avait informé le travailleur du contenu du rapport complémentaire, de sorte qu’il n’avait pu «faire valoir le droit qui lui est dévolu à l'article 192 de la loi34».

[24] Dans Perron, le médecin qui a charge avait examiné le travailleur à deux reprises après avoir pris connaissance du rapport du médecin désigné par l’employeur. Il avait alors partagé avec lui les conclusions de cette expertise et ses propres conclusions médicales. Par la suite, il avait transmis ces informations par écrit à la CSST, sans toutefois le faire savoir au travailleur. La CLP a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une «omission grave qui, à elle seule, est suffisante pour rendre le rapport complémentaire caduc ou pour permettre au travailleur de le contester35». Elle souligne toutefois que36: «L'appréciation de la gravité de l'omission aurait pu être bien différente si le médecin traitant n'avait jamais partagé avec le travailleur ses propres conclusions, c'est-à-dire son accord avec les conclusions médicales du médecin de l'employeur.»

[25] L’article 203 LATMP – relatif au rapport final – prévoit lui aussi que le médecin qui a charge informe sans délai le travailleur du contenu de son rapport. Dans une décision récente37, la CLP souligne que cette exigence trouve un écho à l’article 133 de la loi, lequel énonce notamment que: «La Commission doit recouvrer le montant de l'indemnité de remplacement du revenu qu'un travailleur a reçu sans droit depuis la date de consolidation de sa lésion professionnelle, lorsque ce travailleur: 1° a été informé par le médecin qui en a charge de la date de consolidation de sa lésion et du fait qu'il n'en garde aucune limitation fonctionnelle

[…].» Ainsi, selon la CLP, «le médecin doit informer le travailleur de ses conclusions, plus particulièrement parce que si sa lésion est consolidée sans limitations fonctionnelles, le travailleur est censé dès lors en informer son employeur.

[…] Il s’agit là d’un motif valable à l’exigence faite au médecin de communiquer "sans délai" ses conclusions au travailleur38». Toutefois, dans la mesure où le travailleur ne peut contester les conclusions de son médecin qui a charge, la CLP est d’avis qu’il est excessif de conclure à l’irrégularité d’un rapport final pour la seule raison qu’il n’a pas été communiqué directement et sans délai au travailleur. Il s’agit là d’un détail technique et le fait d’y déroger ne peut donner à un travailleur des droits qui ne sont pas prévus par la loi.

[26] Toujours dans le contexte du rapport final, la CLP s’exprime ainsi dans Vézina et Entreprise d'électricité NT ltée39: «

[…] la Commission des lésions professionnelles est perplexe face aux conséquences pouvant découler de l’omission par le médecin qui a charge d’informer le travailleur du contenu de son rapport. Certaines des décisions

[…] laissent entendre que le fait de ne pas informer le travailleur de ce contenu interfère avec le droit de celui-ci de choisir son médecin traitant selon l’article 192 de la loi.

[…] la Commission des lésions professionnelles ne peut voir en quoi l’omission du travailleur d’être informé du contenu du rapport émis par son médecin traitant contrevient à l’article 192 de la loi ou est incompatible avec l’application de ce dernier.

[…] En effet, cet article précise que le travailleur a droit aux soins du professionnel de la santé de son choix.

[…] Toutefois, cet article ne permet pas au travailleur de contester le rapport final ou le rapport d’évaluation médicale final de son médecin traitant et encore moins de décider que son médecin traitant perd cette qualité parce qu’il est en désaccord avec ses conclusions. En conséquence, le fait d’être ou non avisé des conclusions finales du médecin qui a charge n’a aucune incidence sur le choix du médecin traitant et, dans cette optique, permettre, en fin de parcours, à un travailleur de changer de médecin qui a charge en raison d’une divergence de vue sur les conséquences de sa lésion professionnelle constituerait "un mode de contestation non prévu par la loi qui, s’il était accepté, conduirait à une surenchère inacceptable"

Conclusion

[27] Cette courte revue de la jurisprudence, si elle révèle quelques courants divergents, démontre toutefois l’existence de constantes à bien des égards et, par conséquent, de balises susceptibles de guider les différents intervenants à cette étape de la procédure d’évaluation médicale et de leur éviter certains écueils.