[1] Les poursuites-bâillons, mieux connues sous le nom de SLAPP, acronyme de «Strategic Lawsuit Against Public Participation»ou, en français, «poursuite stratégique contre la mobilisation publique», sont des poursuites judiciaires entreprises contre des organisations ou des individus engagés dans l'espace public dans le contexte de débats mettant en cause des enjeux collectifs[1]. Elles visent à limiter l'étendue de la liberté d'expression de ces organisations ou de ces individus et à neutraliser leur action par le recours aux tribunaux pour les intimider, les appauvrir et les détourner de leur action. En d'autres mots, ces poursuites judiciaires sont intentées afin de réduire au silence des groupes sociaux ou des individus.
[2] Des mesures pour limiter l'usage des poursuites-bâillons ayant été revendiquées, le législateur a répondu par l'adoption, en juin 2009, des nouveaux articles 54.1 à 54.6 du Code de procédure civile[2](C.P.C.), qui se trouvent dans la section III, «Du pouvoir de sanctionner les abus de procédure». Ces nouvelles dispositions ont été invoquées et appliquées à l'occasion de nombreux litiges qui ne comportent toutefois pas les caractéristiques des poursuites-bâillons. Le présent commentaire s'attardera seulement à ces dernières.Les articles 54.1 et ss. accordent aux tribunaux des pouvoirs accrus en vue de mettre un terme à des procédures abusives qui viseraient, entre autres choses, à empêcher les citoyens de s'exprimer librement. Depuis l'adoption de ces nouvelles dispositions, cinq affaires ont retenu notre attention : Barrick Gold Corporation c. Éditions Écosociété inc.[3], 3834310 Canada inc. c. Pétrolia inc.[4], Acadia Subaru c. Michaud[5], 2332-4197 Québec inc. c. Galipeau[6]et Constructions Infrabec inc. c. Drapeau[7]. On y a reconnu que l'utilisation de la procédure pouvait constituer ou constituait un détournement des fins de la justice et avait pour effet de limiter la liberté d'expression dans le contexte de débats publics.
Barrick Gold Corporation c. Éditions Écosociété inc.[8]
[3] Barrick Gold Corporation, une entreprise minière, reprochait aux auteurs et à la maison d'édition du livre Noir Canada : Pillage, corruption et criminalité en Afrique d'avoir véhiculé des allégations fausses et diffamatoires à son égard sous prétexte de dénoncer des atrocités commises en Afrique par des sociétés canadiennes. Elle exigeait 6 millions de dollars à titre de dommages moraux, compensatoires et punitifs, et le procès devait durer 40 jours. Saisi d'une requête en rejet pour utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable, le tribunal a conclu que, malgré l'apparente légitimité de son recours, le procédé employé par Barrick constituait un abus : mise en demeure annonçant des dommages-intérêts substantiels, 20 jours d'interrogatoires préalables, absence de preuve d'un quelconque préjudice matériel, réclamation exorbitante et disproportionnée, connaissance de l'impécuniosité des défendeurs et imprécision des conclusions. Selon la juge Beaugé, ces éléments témoignaient d'un comportement procédural immodéré. Elle en a conclu que Barrick ne cherchait pas à rétablir sa réputation mais à intimider les auteurs. Devant la gravité des accusations de Noir Canada et la faiblesse de la défense, elle n'a toutefois pas rejeté le recours mais a ordonné à Barrick de fournir une provision pour frais de 143 190 $[9]. Une transaction est intervenue entre les parties après que Barrick eut demandé la permission d'interjeter appel.
3834310 Canada inc. c. Pétrolia inc.[10]
[4] Pétrolia inc., une compagnie pétrolière, a intenté une poursuite en diffamation contre le journal Le Soleil et l'écologiste Ugo Lapointe à la suite de la publication d'un article dans ce journal dénonçant le fait que la loi québécoise permettait aux compagnies pétrolières d'extraire du pétrole et du gaz, au stade de l'exploration, sans payer de redevances. L'article qualifiait cette situation de «vol à petite échelle qui ouvre la porte à du vol à plus grande échelle». La juge Tessier Couture a rejeté le recours, estimant que, par la procédure entreprise, Pétrolia avait voulu faire taire la coalition et bâillonner la presse. Les propos tenus n'étaient pas clairement diffamatoires et ne visaient pas directement Pétrolia mais toutes les entreprises pétrolières et gazières. La juge a estimé que l'article était une critique de la législation actuellement applicable et non pas de Pétrolia. De plus, le procédé utilisé par Pétrolia constituait, selon elle, un abus : réclamation exorbitante et disproportionnée, déséquilibre économique entre les parties, mises en demeure adressées au journal ainsi qu'au porte-parole de la coalition, et non au journaliste, et engagement à remettre les sommes obtenues à un organisme sans but lucratif.
Acadia Subaru c. Michaud[11]
[5] Dans Acadia Subaru, près de 100 concessionnaires d'automobiles de la région de Québec ont poursuivi un chroniqueur automobile d'une station radiophonique, exigeant près de 1 million de dollars au motif que ce dernier avait allégué en ondes que les concessionnaires d'automobiles du Québec arnaquaient les consommateurs, si on comparait les prix demandés ici et ceux en vigueur aux États-Unis. En première instance[12], le juge Grenier, de la Cour du Québec, n'a pas rejeté le recours, estimant qu'en raison des propos tenus il ne pouvait être d'emblée décidé que le recours en diffamation était sans fondement, frivole, dilatoire ou abusif, ou encore qu'il semblait l'être. Il a toutefois déclaré que la réclamation en dommages exemplaires de 5 000 $ pour chaque concessionnaire était abusive et visait uniquement à nuire au défendeur ou à l'impressionner suffisamment pour qu'il se taise. Il a réduit ceux-ci à 200 $ pour chacun des concessionnaires. En appel, le juge Kasirer a précisé qu'il y avait une distinction à faire entre un moyen de non-recevabilité basé sur un recours mal fondé (art. 165 paragr. 4 C.P.C.) et une demande de rejet d'action parce que cette dernière était manifestement mal fondée (art. 54.1 C.P.C.). Un recours mal fondé en vertu de l'article 165 paragraphe 4 C.P.C. n'est pas nécessairement abusif, alors que le recours manifestement mal fondé en vertu de l'article 54.1 C.P.C. implique une utilisation abusive de la procédure. Le juge a considéré qu'en supposant que les faits allégués étaient vrais le recours des concessionnaires n'était pas mal fondé en droit en vertu de l'article 165 paragraphe 4 C.P.C. parce que les éléments essentiels d'une cause d'action étaient bien allégués. Si le recours n'était pas mal fondé en droit en vertu de cet article, il n'était pas «manifestement mal fondé» au sens de l'article 54.1 C.P.C. Toutefois, le juge a estimé que, malgré la légitimité du recours, celui-ci pouvait constituer un détournement des fins de la justice au sens de l'article 54.1 alinéa 2 C.P.C. si cela avait pour effet de limiter la liberté d'expression dans le contexte de débats publics. Aux fins de cette analyse, l'intimé doit sommairement établir que la demande en justice peut constituer un abus. Le juge Kasirer a interprété le mot «sommairement» qui se trouve à l'article 54.2 C.P.C. comme ne s'appliquant pas au fardeau de preuve mais voulant dire «brièvement», «promptement» ou encore «sans les formalités de l'enquête et de l'instruction au fond[13]». Après avoir considéré que les propos de l'animateur avaient été tenus dans le contexte d'un «débat public», le juge a conclu que plusieurs des critères établis par le juge de première instance permettaient de déclarer que le recours avait été intenté dans le but de réduire le chroniqueur au silence. La Cour a conclu à l'existence d'une apparence d'abus en raison des sommes élevées réclamées et de l'action concertée des concessionnaires, qui visait à restreindre la liberté d'expression du chroniqueur dans les débats publics. Elle a ordonné aux poursuivants de déposer un cautionnement 65 000 $, estimant qu'il n'était pas possible, à cette étape, de réduire les conclusions en dommages exemplaires sans aucune preuve quant au montant suffisant. Le cautionnement se révèle une sanction appropriée, selon le juge, même si une telle ordonnance n'est pas explicitement mentionnée parmi les redressements énumérés à l'article 54.3 C.P.C.
2332-4197 Québec inc. c. Galipeau[14]
[6] Dans cette affaire, 2 citoyens ont été poursuivis en diffamation pour plus de 1,2 million de dollars pour avoir dénoncé publiquement les problèmes environnementaux causés par les émanations d'un site d'enfouissement exploité par un entrepreneur privé. Le juge Dallaire a précisé que, même si une poursuite de 1,25 million de dollars était de nature à intimider, le montant de la demande ne pouvait en soi établir le caractère abusif de la procédure. Toutefois, il a retenu que le montant de la réclamation avait été haussé dès que les défendeurs avaient continué à critiquer la gestion du lieu d'enfouissement. Le juge a conclu que la poursuite avait toutes les apparences d'une poursuite-bâillon. Selon lui, tout indiquait que les demandeurs voulaient faire taire les défendeurs. De plus, il a estimé que les commentaires reprochés aux requérants semblaient justifiés, car les autorités gouvernementales avaient fermé le site. Il a rejeté le recours vu son caractère abusif. Les citoyens ont par la suite obtenu une compensation de 132 535 $ en raison de l'utilisation par l'entreprise des procédures dans le but d'entraver leur droit de parole et leur liberté d'expression[15].
Constructions Infrabec inc. c. Drapeau[16]
[7] Dans cette dernière affaire, un entrepreneur a poursuivi en diffamation un citoyen de Boisbriand qui, lors d'une séance du conseil municipal, avait posé des questions sur l'attribution d'un contrat de mise à niveau de l'usine de traitement des eaux usées au seul soumissionnaire qui avait répondu à l'appel d'offres, l'entreprise de Lino Zambito. La juge Turcotte, de la Cour supérieure, a rejeté le recours, concluant qu'il était manifestement mal fondé et abusif. Selon elle, «il est légitime pour un citoyen d'assister à une assemblée du conseil de ville et de poser des questions à ses élus sur le processus d'attribution de contrats[17]». Elle a estimé que l'objectif visé par la demanderesse était de mettre un terme au débat nourri par le citoyen et de l'intimider.
Conclusion
[8] Depuis l'adoption des nouvelles dispositions du Code de procédure civile, celles-ci ont donné des résultats; elles ont été utiles pour la défense de citoyens et d'organismes poursuivis abusivement. Elles ne sont pas appliquées de manière trop conservatoire par les tribunaux, qui semblent les avoir prises très au sérieux. Ainsi, des cinq décisions analysées, trois ont rejeté le recours, l'une a imposé une provision pour frais et l'autre, un cautionnement pour frais.
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