[1] Le 13 juillet dernier, la Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi à l’encontre de deux jugements de la Cour d’appel du Québec dans deux dossiers en matière de transmission des droits et obligations de l’accréditation et de la convention collective en vertu de l’article 45 du Code du travail (C.tr.)1: Ville de Sept-Îles c. Tribunal du travail du Québec2 et Ivanhoe inc. c. T.U.A.C., section locale 5003. La Cour, après avoir réitéré l’importance d’appliquer la norme correspondant au plus haut degré de retenue judiciaire, a pris soin d’évaluer les positions adoptées par les tribunaux judiciaires ainsi que le courant jurisprudentiel créé par les tribunaux spécialisés depuis l’arrêt U.E.S., local 298 c. Bibeault4 en 19885.

La controverse

[2] Déjà en 1992, le juge Bernard Lesage faisait état de la divergence d’interprétation qu’avait suscité cet arrêt6, laquelle a perduré. Encore en mars dernier, la Cour supérieure demeurait divisée et, sous la plume de Mme la juge Pierrette Rayle7, elle jugeait la position du Tribunal du travail contraire aux enseignements de la Cour suprême du Canada. Cette division au sein de l’instance québécoise a mené à l’intervention de la Cour suprême du Canada. Il est utile de rappeler d’abord les faits de ces deux affaires :

Ville de Sept-Îles c. Tribunal du travail

[3] Dans cette affaire, la municipalité avait confié le service de collecte des ordures de certains secteurs de la municipalité à des sous-traitants. Le syndicat a déposé devant le commissaire général du travail des requêtes, en vertu de l’article 45 C.tr., pour faire constater la transmission aux sous-traitants de l’accréditation et de la convention collective liant la Ville. La preuve présentée indiquait que les sous-traitants, qui utilisaient leur propre main-d’oeuvre et équipement, conservaient tous les pouvoirs quant à la gestion de leur personnel et devaient se conformer aux instructions municipales quant à la bonne exécution du contrat. La Ville demeurait donc ultimement responsable de plusieurs aspects du service d’enlèvement des ordures. Le commissaire, dans une décision confirmée par le Tribunal du travail, a constaté qu’il y avait eu transmission partielle des droits et obligations de la Ville aux sous-traitants et que ceux-ci étaient liés par l’accréditation et la convention collective. La Cour supérieure, considérant qu’il était manifestement déraisonnable de ne tenir compte que du transfert de fonctions, a accueilli les requêtes en révision judiciaire. La Cour d’appel a rétabli la décision du Tribunal du travail indiquant que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifestement déraisonnable et que la décision du Tribunal ne comportait aucune erreur pouvant justifier l’intervention de la Cour supérieure.

Ivanhoe inc. c T.U.A.C., section locale 500

[4] Cette affaire comportait un niveau de difficulté plus élevé. Il s’agissait d’un cas que le professeur Alain Barré qualifierait de «sous-traitance successive» 8, où, en plus de la continuité de l’entreprise, on exige, pour qu’il y ait application de l’article 45 C.tr., la présence d’un lien de droit entre les sous-traitants successifs.

[5] La société immobilière de gestion Ivanhoe avait cessé, en 1989, d’effectuer elle-même l’entretien ménager de ses immeubles et l’avait confié à la compagnie Moderne. Tous ses préposés à l’entretien avaient alors été mutés chez Moderne. La transmission de l’accréditation et de la convention collective à cette dernière avait été constatée par le commissaire du travail. En 1991, à l’approche de l’expiration de son contrat avec Moderne, Ivanhoe a procédé à un appel d’offres en vue de signer un nouveau contrat d’entretien. Bien que Moderne n’ait pas soumissionné, elle a signé, tout de même, une nouvelle convention collective avec ses préposés à l’entretien. Les services de quatre entrepreneurs ont été retenus par Ivanhoe et, à l’expiration du contrat, Moderne a licencié tous les salariés affectés à son exécution. Il n’existait aucun lien de droit entre Moderne et ces quatre entrepreneurs, qui employaient leur propre personnel et utilisaient leur propre matériel. Les fonctions exercées par les salariés des entrepreneurs étaient les mêmes que celles exercées chez Moderne et, antérieurement, chez Ivanhoe.

[6]Le syndicat a présenté une requête pour que l’accréditation, de même que la convention collective signée avec Moderne, soit transférée aux entrepreneurs. Pour sa part, Ivanhoe a présenté une requête pour faire révoquer l’accréditation du syndicat en ce qui la concernait. Le commissaire du travail a accueilli en partie la requête fondée sur l’article 45 et a conclu que l’accréditation qui visait à l’origine Ivanhoe, mais non la convention collective signée par Moderne et le syndicat, devait être transmise aux nouveaux entrepreneurs. La requête en révocation de l’accréditation a été rejetée.

[7] Le Tribunal du travail a confirmé les décisions des commissaires en concluant à la présence d’une concession partielle d’entreprise. Selon lui, l’exigence d’un lien de droit entre employeurs successifs avait été respectée parce que, à l’expiration du contrat de Moderne, Ivanhoe avait repris son autorité juridique sur la partie d’entreprise concédée et l’avait transmise de nouveau aux entrepreneurs. Le Tribunal a rejeté l’appel du syndicat portant sur le transfert de la convention collective conclue avec Moderne, jugeant celle-ci caduque depuis l’expiration du contrat d’entretien et n’ayant pu être transférée aux nouveaux entrepreneurs. Le transfert de la dernière convention collective, signée par Ivanhoe avec le syndicat et arrivée à expiration en 1989, a également été refusée. En ce qui concerne la requête en révocation de l’accréditation, le Tribunal a conclu qu’un donneur d’ouvrage ne peut, pendant la durée d’une concession temporaire, se libérer de l’accréditation de façon permanente. Les requêtes en révision judiciaire ont été rejetées par la Cour supérieure, décision qui a été confirmée par la Cour d’appel.

Décisions de la Cour suprême du Canada

[8] On a reproché au Tribunal du travail d’avoir élaboré des principes relativement à l’application de l’article 45 du Code du travail qui étaient non conformes à l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Bibeault. Le Tribunal avait décidé que la transmission des droits en vertu de l’article 45 C.tr. s’appliquait aux contrats de sous-traitance lorsque le concessionnaire, en plus d’exécuter des fonctions similaires à celles qu’effectuait le concédant, recevait un droit d’exploitation9 d’une partie de l’entreprise. La Cour suprême du Canada, dans les deux présentes affaires, affirme clairement que cette approche est conforme à la conception de l’entreprise établie par l’arrêt Bibeault et ne constitue pas un retour à la conception fonctionnelle.

Compétence du commissaire du travail

[9] Elle précise qu’au contraire les décideurs spécialisés, à qui il revenait de pondérer les critères permettant de déterminer s’il y avait concession d’entreprise, ont cherché à identifier les éléments essentiels de la partie d’entreprise concédée en tenant compte de sa nature et de l’importance respective de ses diverses composantes. Elle ajoute que l’élaboration des critères permettant d’évaluer le degré d’autonomie qui doit être laissé au concessionnaire se situe au cœur de la compétence spécialisée du commissaire du travail en matière de concession d’entreprise. La Cour rappelle la valeur qu’elle accorde aux consensus existant au sein des tribunaux administratifs. Selon elle, ils permettent d’atteindre un degré de cohérence et de prévisibilité du droit qui favorise la résolution des litiges administratifs. Elle conclut que les principes qui ont été appliqués en l’espèce ne créent aucune absurdité mais assurent une application rationnelle et réaliste de l’article 45.

Notion d’entreprise (critères)

[10] La Cour reconnaît ainsi que les critères applicables pour définir la notion d’entreprise varient en fonction des circonstances particulières de chaque affaire et que la seule exigence posée par l’arrêt Bibeault est d’adopter une conception organique, même s’il demeure possible que la similitude de fonctions soit déterminante, en l’absence d’autres caractéristiques propres. Quant aux activités non directement liées à la finalité de l’entreprise, la Cour, qui avait évoqué l’existence et le maintien de l’entreprise dans ses éléments essentiels10, souligne qu’elle n’a jamais affirmé que seule une partie essentielle pouvait faire l’objet d’une concession entraînant le transfert de l’accréditation. Il suffit que les éléments qui caractérisent l’essence de la partie d’entreprise en cause soient transférés. Quant au degré d’autonomie du concessionnaire, la Cour déclare que l’interprétation du Tribunal du travail se situe à l’intérieur de sa compétence spécialisée11: «La notion de concession d’entreprise exige l’attribution d’un degré suffisant d’autonomie au concessionnaire qui, juridiquement indépendant, demeurera responsable du travail exécuté même s’il est assujetti à des contrôles en vertu du contrat.»

Théorie de la rétrocession

[11] Particulière au cas d’Ivanhoe c. T.U.A.C., la théorie de la rétrocession, antérieure à l’arrêt Bibeau12, selon laquelle une accréditation qui concernait initialement un donneur d’ouvrage demeurait en suspens chez lui pendant la durée d’une concession, pour être ensuite transférée aux sous-traitants successifs, est confirmée. La Cour indique que cette théorie tient compte des réalités commerciales visées par l’article 45 C.tr. et permet d’éviter que les employeurs puissent se libérer de façon permanente des accréditations les visant par le biais de simples concessions temporaires. La Cour émet cependant une réserve à l’égard de la situation où le sous-traitant ne s’est pas vu concéder, comme dans l’arrêt Bibeault, une partie de l’entreprise du donneur d’ouvrage. Il ne pourrait y avoir rétrocession. L’exigence d’un lien de droit entre le sous-traitant précédent et le nouveau doit s’analyser à la lumière du principe voulant que l’entreprise sur laquelle porte le démembrement soit celle auprès de qui l’accréditation est accordée13. C’est sur la base de cette fiction juridique que la requête en révocation d’accréditation a été rejetée. Le donneur d’ouvrage ne peut obtenir la révocation de l’accréditation le visant pendant la durée de la concession puisqu’il est susceptible de reprendre l’exploitation de son entreprise à l’expiration de celle-ci.

La convention collective

[12] Finalement, quant au sort de la convention collective que le Tribunal du travail a refusé de transférer, la Cour rappelle que le législateur a doté les instances spécialisées d’un pouvoir très étendu pour façonner des solutions adaptées à chaque cas. Depuis longtemps, le Tribunal du travail a utilisé les pouvoirs que lui confère l’article 46 C.tr. pour régler de manière réaliste et appropriée les difficultés issues de l’application de l’article 45 C.tr. et, en l’espèce, la décision du commissaire et du Tribunal n’est pas jugée manifestement déraisonnable.

Modifications au Code du travail

[13] Non seulement la Cour suprême a, par ces jugements, confirmé la démarche suivie par les instances spécialisées jusqu’à maintenant, mais elle a également réaffirmé l’étendue de leur compétence pour déterminer, au fil des situations particulières qui lui sont soumises, les principes applicables en matière de transmission des droits et obligations en vertu de l’article 45 C.tr. De plus, elle a réitéré sa position quant à la réserve que doivent manifester les tribunaux judiciaires siégeant en révision judiciaire des décisions des instances spécialisées.

[14] La présence d’un consensus bien établi au sein des organismes administratifs chargé de l’application de cet article a été constatée. Toutefois, on ne peut manquer de souligner que ces arrêts ont été rendus le 13 juillet 2001, tout juste deux jours avant l’entrée en vigueur de plusieurs des dispositions de la Loi modifiant le Code du travail, instituant la Commission des relations du travail et modifiant d’autres dispositions législatives14, qui abolit le Tribunal du travail et qui apporte des modifications législatives à l’article 45 C.tr.

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