[1] La Section des affaires sociales du Tribunal administratif du Québec (TAQ) entend très souvent des affaires mettant en cause des dossiers médicaux, notamment en matière d’assurance-automobile et de régime de rentes (rente d’invalidité). Le lecteur habitué à ces décisions aura remarqué que leur libellé contient de façon très fréquente l’énoncé « Il est médicalement reconnu que… ». Cette expression fait référence à la connaissance d’office dont fait abondamment usage le TAQ en vertu des articles 140, 141 et 142 de la Loi sur la justice administrative1, lesquels se trouvent au Titre II : Le Tribunal administratif du Québec, chapitre VI : Règles de preuve et de procédure, section VII : Preuve.

Article 140 : Outre les faits dont la notoriété rend l’existence raisonnablement incontestable, le Tribunal doit, dans les domaines relevant de sa compétence, prendre connaissance d’office du droit en vigueur au Québec. […]

Article 141 : Un membre prend connaissance d’office des faits généralement reconnus, des opinions et des renseignements qui ressortissent à sa spécialisation ou à celle de la section à laquelle il est affecté.

Article 142 : Le Tribunal ne peut retenir, dans sa décision, un élément de preuve que si les parties ont été à même d’en commenter ou d’en contredire la substance.

Sauf pour les faits qui doivent être admis d’office en application de l’article 140, le Tribunal ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit ou de fait relevés d’office par un membre sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations, sauf celles d’entre elles qui ont renoncé à exposer leurs prétentions.

[2] Ces dispositions font appel à trois notions précises : la connaissance d’office, la connaissance spécialisée et le droit d’être entendu. Il faut se demander dans quelle mesure le TAQ a compétence pour fonder une décision sur une affirmation telle que « il est médicalement reconnu que… », quelle est la portée d’une telle déclaration de principe et comment est perçu le droit d’une partie de présenter ses observations dans un tel contexte.

La connaissance d’office

[3] Me Danielle Pinard2, professeure de droit à l’Université de Montréal a écrit un article très fouillé sur la notion de connaissance d’office Elle y souligne les origines historiques de cette notion, qui prend ses racines dans la common law, laquelle continue d’être déterminante à titre supplétif quant à l’interprétation qu’il faut y donner. Deux catégories de faits peuvent relever de la connaissance d’office, soit le fait incontestable et notoire, et le fait facilement vérifiable par la consultation de sources objectives. Dans les deux cas, la condition fondamentale semble être le caractère incontestable du fait retenu. Une revue de la jurisprudence amène l’auteure à conclure que le domaine de la connaissance d’office paraît composé, cependant, d’éléments plus ou moins contestables.

[4] L’auteure note que la notion de connaissance d’office est sujette à une marge d’appréciation discrétionnaire très large. Son application se justifie notamment sur le plan pratique par la nécessité d’éviter les pertes de temps et d’argent qu’entraîne la preuve d’un fait incontestable et par un souci d’uniformité – des faits semblables doivent appeler des conclusions semblables. L’article 1 de la Loi sur la justice administrative fixe d’ailleurs au TAQ un objectif clairement exprimé, soit celui d’assurer la qualité et la célérité de la justice administrative.

[5] Le juge Pierre Tessier3, de la Cour supérieure, qui s’est intéressé lui aussi à la notion de connaissance d’office, écrit qu’elle constitue une solution utile, permettant de soustraire au fardeau de la preuve un élément de preuve par souci de commodité, dans l’intérêt public. La fiabilité de la connaissance d’office en est toutefois une qualité fondamentale.

[6] En 2001, la Cour suprême du Canada, sous la plume de Mme la juge en chef McLachlin, dans l’arrêt R. c. Find4, déclarait qu’un tribunal peut prendre connaissance d’office de deux types de faits : les faits notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre personnes raisonnables et les faits dont l’existence peut être prouvée immédiatement et fidèlement en recourant à des sources facilement accessibles et dont l’exactitude est incontestable.

[7] En 1973, la Commission de réforme du droit du Canada5 écrivait pour sa part que la connaissance d’office devait être définie comme l’ensemble des «faits généraux d’une connaissance si commune, parmi les personnes d’une intelligence et d’une expérience moyennes, qu’ils ne peuvent pas raisonnablement être l’objet d’une contestation ».

[8] Or, les données médicales, qui sont sujettes à diverses écoles de pensées, peuvent-elles véritablement être considérées comme faisant partie de la connaissance d’office du TAQ ? Lorsque le TAQ déclare qu’il est médicalement reconnu qu’une entorse lombaire ou que l’exacerbation d’une hernie discale engendrent des douleurs qui obligent toujours à une consultation médicale immédiate ou font obstacle à toute activité, recourt-il à cette connaissance d’office ?

La connaissance spécialisée

[9] Le juge Pierre Tessier fait remarquer qu’il existe une connaissance spécialisée qui relève du tribunal spécialisé, lequel, en raison de son rôle et de l’expertise de ses membres, véhicule une connaissance d’office qu’il qualifie de « plus approfondie ». Les membres d’un tel tribunal peuvent se servir des connaissances qu’ils puisent dans leur champ de compétence et décider en se fondant sur leur propre expérience dans le domaine de leur spécialité. Dans l’arrêt Blanchard c. Control Data Canada Ltée6, le juge Lamer établit cette compétence du tribunal spécialisé.

[10] En 1984, les auteurs René Dussault et Louis Borgeat7, dans leur Traité de droit administratif, décrivaient la justice administrative comme répondant à des besoins concrets et pratiques, étant expéditive, souple, peu coûteuse et habituellement rendue par des spécialistes.

[11] Le TAQ se compose de quatre sections : affaires sociales, affaires immobilières, territoire et environnement, affaires économiques. Les membres sont juristes, avocats, médecins, travailleurs sociaux ou issus d’autres disciplines professionnelles. Ainsi, à l’intérieur de la Section des affaires sociales, 10 membres doivent être médecins, dont 4 psychiatres, et au moins 2 autres membres doivent être travailleurs sociaux. Les litiges sont variés et de nombreuses lois doivent être analysées et interprétées.

[12] La Cour d’appel du Québec, dans Procureure générale du Québec c. Barreau de Montréal8, a déclaré que, « malgré cette grande variété de recours, le TAQ n’en est pas moins une institution spécialisée dont les sections doivent, dans bien des cas, apprécier les données techniques et des expertises complexes ». La Cour d’appel du Québec précise encore que la loi confère au TAQ un large pouvoir d’appréciation.

[13] Dans l’affaire Procureur général du Québec c. Barreau de Montréal9, la Cour supérieure avait signalé la vaste compétence du TAQ, son caractère multidisciplinaire et le fait que ses membres, bien que nommés à une section donnée, puissent être permutés d’une section à l’autre en vertu de l’article 77 de la Loi sur la justice administrative. Ce constat éloigne le TAQ du concept de spécialisation unique, ce qui permettrait d’envisager la possibilité qu’un décideur soit généraliste. La Cour d’appel du Québec n’a pas retenu cet énoncé, précisant que la permutation des membres n’est qu’exceptionnelle et qu’elle ne se produit que par décision du président du TAQ après consultation des vice-présidents.

Le droit d’être entendu

[14] L’auteure Danielle Pinard10 s’est demandé jusqu’à quel point un fait, par le biais de la connaissance d’office, pouvait être exclu du champ d’application des règles de preuve. Le juge Pierre Tessier recommande quant à lui que le tribunal spécialisé demeure prudent. À son avis, le tribunal devrait s’en tenir aux faits de connaissance commune et indiscutable dans un secteur donné qui peuvent être corroborés par une source fiable.

[15] Conformément à la jurisprudence, le législateur a prévu le respect des règles de justice naturelle en obligeant le TAQ à inviter une partie à présenter ses observations en vertu de l’article 142 alinéa 2 de la Loi sur la justice administrative.

[16] La Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (CALP) avait pris position en 1993 dans Côté et Service aérien Laurentien ltée11, en déclarant qu’elle ne pouvait, à titre de tribunal spécialisé qui possède des connaissances techniques et scientifiques, se servir de cette connaissance d’office pour supplanter la preuve qui avait été reçue des parties en cours d’enquête ou pour ajouter à cette preuve. La CALP ajoutait qu’elle avait le devoir d’aviser les parties et de leur permettre de se faire entendre lorsqu’elle décidait de se servir de ses connaissances spécialisées.

[17] Dans l’affaire Randlett c. Tribunal administratif du Québec12, le juge Pierre C. Fournier, de la Cour supérieure, a reproché au TAQ d’avoir retenu des éléments extérieurs à la preuve sans donner l’occasion au requérant d’y répondre. À son avis, le TAQ ne pouvait se fonder sur l’énoncé « il est médicalement reconnu que… », qui ne faisait pas partie de la preuve. Ce faisant, le droit à une défense pleine et entière avait été nié. La Cour s’est aussi prononcée dans le même sens en 2001 dans l’affaire Audet c. Tribunal administratif du Québec13.

[18] Reste à savoir comment doit être comprise l’obligation de permettre la présentation d’« observations », c’est-à-dire jusqu’où le TAQ doit aller puisqu’il s’agit du droit d’être entendu. La jurisprudence a encore à définir si de nouvelles expertises, de nouveaux témoignages, de nouveaux contre-interrogatoires peuvent être envisagés dans ce contexte.

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