[1] En vertu de l'article 83 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles1, le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit à une indemnité pour dommages corporels. Toutefois, l'alinéa 1 de l'article 91 précise que cette indemnité n'est pas payable en cas de décès. Par ailleurs, l'alinéa 2 de ce même article prévoit que, si le travailleur décède d'une cause étrangère à sa lésion et que, au moment de son décès, il était médicalement possible de déterminer les séquelles de sa lésion, la CSST estime le montant qu'elle lui aurait probablement accordé et le verse au conjoint et aux enfants considérés comme personnes à charge.

Courants jurisprudentiels de la CLP

[2] Au cours des années, l'article 91 a donné lieu à plusieurs interprétations jurisprudentielles2, dont celle majoritaire voulant qu'il n'y ait pas lieu de verser l'indemnité pour dommages corporels si un travailleur décède en raison de sa lésion professionnelle avant qu'une telle indemnité lui ait été accordée ou payée. Le droit du travailleur s'éteindrait avec son décès et ne serait pas transmissible, les bénéficiaires ayant plutôt droit aux indemnité de décès prévues aux articles 92 à 111 de la loi. Un deuxième courant jurisprudentiel interprète l'article 91 comme visant exclusivement les cas où le décès du travaillleur est concomitant de l'accident dont il a été victime. Certaines aurtes décisions tiennent compte du délai écoulé avant le décès du travailleur, reconnaissant parfois le droit à une telle indemnité dans les cas où le travailleur, bien que décédé, y avait auparavant acquis le droit. Enfin, d'autres décisions ont tenu compte du délai administratif dans le traitement de la demande du travailleur pour conclure que, n'eût été ce délai, le travailleur aurait acquis le droit à une telle indemnité avant son décès.

L'affaire McKenna3

[3] Récemment, la Cour d'appel, saisie d'un pourvoi à l'encontre d'un jugement de la Cour supérieure4 ayant rejeté une requête en révision judicaire, a eu à se prononcer sur le caractère raisonnable de l'interprétation donnée à l'article 91 par la Commission des lésions professionnelles (CLP) dans l'affaire Succession de Dionne5. Dans cette affaire, le travailleur, retraité depuis 1987 en raison d'insuffisance cardiaque et rénale sévère, avait déposé une réclamation à la CSST, alléguant avoir contracté une maladie professionnelle pulmonaire, soit un carcinome épidermoïde du poumon droit. À la suite de son décès en décembre 1993, sa succession a demandé que lui soit versée, entre autres, une indemnité pour dommages corporels. La CSST a refusé de verser une telle indemnité et l'instance de révision administrative a confirmé sa décision. Saisie de l'affaire, la CLP a rejeté la demande de la succession. D'une part, elle a jugé que le travailleur y aurait eu droit n'eût été son décès. Cependant, comme il n'avait pas eu le temps d'en faire la demande avant son décès, la succession ne pouvait prétendre à ce droit, lequel appartenait en propre au travailleur et n'était pas inclus dans son patrimoine. La Cour supérieure a rejeté la requête en révision judiciaire, jugeant que l'interprétation donnée à l'article 91 n'était manifestement pas déraisonnable ni clairement irrationnelle au point d'exiger une intervention de la Cour. La Cour d'appel a accueilli le pourvoi et conclu que, au contraire, l'interprétation donnée à l'article 91 était manifestement déraisonnable. Au soutien de sa conclusion, la Cour précise que soutenir que le décès met fin automatiquement à toute réclamation pour dommages corporels, c'est faire dépendre le droit à l'indemnité de la conjonction de deux événements sur lesquels le réclamant n'a pas de contrôle: le délai de traitement de la réclamation et le décès. Ainsi, le droit qu'accorde clairement le législateur dépendrait de la rapidité avec laquelle la demande est évaluée et de la résistance physique du réclamant. Si telle avait été la volonté du législateur, il lui aurait été facile d'être plus précis. Si ce droit est constaté, même après le décès du travailleur, il semble logique d'affirmer que la créance qu'il représente était due dès le moment où la demande a été faite. Enfin, selon la Cour, l'interprétation donnée à l'article 91 est manifestement déraisonnable lorsqu'elle est analysée au regard des principes juridiques (le droit à la créance naîtrait de son acquittement avant le décès) et de ses effets (le droit à la créance dépendrait d'actes sur lesquels le réclamant n'a aucun contrôle).

L'affaire Succession de Massicotte

[4] Tout récemment, la CLP a eu à rendre une décision sur le droit à l'indemnité pour dommages corporels à la lumière du jugement de la Cour d'appel. Dans cette affaire6, la succession demandait de reconnaître que l'article 91 ne s'appliquait pas au dossier du travailleur décédé et que ce dernier avait acquis le droit à une indemnité pour dommages corporels en vertu de l'article 83. La commissaire Demers précise que, bien que le jugement de la Cour d'appel ait mis fin au courant majoritaire concernant l'application de l'article 91, il ne dit pas quel est le sens et la portée de cet article. Ainsi, après avoir procédé à l'analyse de cette disposition à la lumière de certains principes d'interprétation, dont ceux de la Loi d'interprétation7 elle conclut quant au sens à donner à l'article 91 : « L'indemnité pour dommages corporels n'est pas payable si le travailleur décède de la cause de sa lésion professionnelle et qu'à la date de son décès, il est médicalement impossible de déterminer les séquelles permanentes de sa lésion professionnelle ». En appliquant ce raisonnement au cas dont elle était saisie, la commissaire donne raison à la succession et conclut que le travailleur, qui avait produit une réclamation conforme à la loi alors qu'il était atteint d'une deuxième maladie professionnelle et qui, avant son décès, était affecté d'une atteinte permanente à son intégrité physique et psychique médicalement évaluable, avait non seulement un droit né et actuel, mais qu'il avait même acquis de son vivant le droit de recevoir l'indemnité pour dommages corporels prévue à l'article 83 LATMP.