[1] L’article 2848 du Code civil du Québec1 énonce que « [l]’autorité de la chose jugée est une présomption absolue ; elle n’a lieu qu’à l’égard de ce qui fait l’objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même ». Dans deux décisions rendues récemment (Succession de Cloutier et Aciers Inoxydables Atlas2 et Chapados et Sako Électrique (1976) ltée3), la Commission des lésions professionnelles (CLP) s’est interrogée sur l’application de cette présomption en droit administratif. Dans le premier cas, la question s’est posée à l’occasion d’une requête pour recours abusif et dilatoire ; dans le second cas, la CLP devait se prononcer sur un moyen préliminaire de l’employeur relatif à la recevabilité de la réclamation du travailleur.

[2] Ainsi que le soulignait la commissaire Nadeau dans l’affaire Chapados, une certaine ambiguïté se dégage des décisions rendues par la CLP en ce qui a trait à l’application de la règle de la chose jugée. Certains commissaires concluent que ce principe n’a pas d’application en droit administratif, d’autres sont d’avis qu’il doit être appliqué de façon nuancée, alors que, dans certaines décisions, le commissaire conclut qu’il y a chose jugée, sans s’interroger sur la pertinence d’appliquer ce principe en droit administratif. Tant dans l’affaire Succession de Cloutier que dans l’affaire Chapados, la CLP a déclaré qu’il faut être prudent dans l’application de cette notion de droit civil aux tribunaux administratifs et qu’une distinction doit être faite entre le concept de chose jugée et la compétence de la CLP pour se saisir d’une décision finale et irrévocable.

[3] Dans ces deux décisions, la CLP s’est référée à l’analyse approfondie du principe de l’autorité de la chose jugée et de son application effectuée par la commissaire Bérubé dans l’affaire Dallaire et Marcel Lauzon inc.4.

L’affaire Marcel Lauzon inc.

[4] Dans cette affaire, l’employeur avait présenté une requête en irrecevabilité, alléguant qu’il y avait chose jugée relativement à la réclamation du travailleur. Ce dernier avait produit une première réclamation pour asthme professionnel à la CSST, laquelle avait ultimement été rejetée par la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles. La décision rendue par cette instance avait fait l’objet d’une requête en révision judiciaire, qui avait été rejetée par la Cour supérieure. Quelques années après la production de sa première réclamation, le travailleur a présenté une nouvelle réclamation pour asthme professionnel, laquelle a été rejetée par la CSST au motif qu’il n’y avait pas de relation entre la maladie pulmonaire et le travail. Saisie du dossier, la CLP, se prononçant sur la requête soulevée par l’employeur, a conclu que la règle de la chose jugée ne pouvait s’appliquer et qu’il y avait lieu d’examiner le bien-fondé de la réclamation du travailleur, tout en tenant compte de la décision finale et irrévocable qui avait été rendue quant à la première réclamation.

[5] Dans le cadre de son analyse, la commissaire Bérubé a rappelé que la règle de l’autorité de la chose jugée relève du droit judiciaire privé alors qu’en droit administratif les règles de preuve et de procédure relèvent plutôt d’une règle qu’impose la common law, à savoir la justice naturelle. Les Règles de preuve, de procédure et de pratique de la Commission des lésions professionnelles5, adoptées en vertu de l’article 429.21 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles6, (LATMP) consacrent et aménagent l’application des règles de justice naturelle aux travaux de la CLP.

[6] Par ailleurs, la commissaire considérait que les règles applicables au droit judiciaire privé sont difficilement conciliables avec la mission confiée à la CLP. À cet égard, la commissaire retenait, dans un premier temps, que la CLP a une mission d’ordre public, le législateur en ayant fait l’interprète ultime de deux lois d’ordre public, soit la LATMP et la Loi sur la santé et la sécurité du travail7. D’autre part, elle soulignait que la CLP est investie de vastes pouvoirs, dont celui de rendre la décision qui aurait dû être rendue en premier lieu (art. 377 LATMP) qui va jusqu’à l’obliger à remédier aux irrégularités ainsi qu’aux manquements commis aux niveaux inférieurs et à actualiser le dossier. À titre de tribunal exerçant une compétence de novo, elle doit se prononcer sur l’admissibilité d’une réclamation à la CSST comme si elle en avait été saisie en premier lieu. La commissaire rappelait que plusieurs tribunaux supérieurs ont reconnu que le processus décisionnel établi par la LATMP comporte l’obligation de rendre une décision conforme à cette loi, alors que la règle de l’autorité de la chose jugée permet, au contraire, la consécration d’un jugement erroné.

[7] Selon la commissaire, le principal danger que présente l’application de la règle de l’autorité de la chose jugée tient à la nature de l’exception qui en découle, laquelle vise à mettre fin à un débat avant que le tribunal n’apprécie la preuve et les arguments sur les questions de fond, ce qui s’oppose à la mission de la CLP. Lorsqu’il se prononce sur l’admissibilité d’une réclamation à la CSST, le tribunal ne peut s’acquitter de sa mission s’il refuse d’examiner si les conditions d’ouverture aux bénéfices recherchés par le réclamant sont satisfaites. La commissaire Bérubé a retenu que les concepts de «chose jugée», de «décision finale» ainsi que de «décision finale et irrévocable» doivent être distingués, et elle a conclu que la CLP ne peut se saisir de la contestation d’une décision devenue finale et irrévocable parce qu’elle n’a pas la compétence strictu sensu pour le faire et non en conformité avec le principe de la chose jugée.

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