[1] En révision judiciaire, les tribunaux supérieurs ne doivent pas procéder comme s’il agissait d’un appel, substituant leur propre opinion à celle du décideur administratif, mais ils doivent plutôt appliquer le critère du caractère déraisonnable de la décision.

[2] Ainsi, un arrêt récent de la Cour d’appel, Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Chiasson1, rappelle que la retenue judiciaire s’impose compte tenu du caractère final de la décision administrative, d’une part, et de la clause privative prévue à l’article 429.59 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles(LATMP) 2, d’autre part. De plus, un tribunal administratif a droit à l’erreur dans la mesure où il ne rend pas un jugement clairement irrationnel.

[3] On est en droit de se demander dans quelles situations concrètes une décision devient-elle révisable par les tribunaux supérieurs ?

[4] Afin de jeter un éclairage sur cette question, ce qui suit fera un survol des cas concernant le contenu de la preuve présentée devant le tribunal administratif ainsi que l’analyse qui en a été faite, et ce, à partir de l’arrêt Chiasson.

Preuve présentée : L’arrêt Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Chiasson

[5] Dans cette affaire, la travailleuse demande de reconnaître le diagnostic de fibromyalgie à titre de récidive, rechute ou aggravation d’un accident du travail ayant entraîné un dérangement intervertébral mineur dorsal haut. Sa réclamation est rejetée successivement par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST), par le bureau de révision et par la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (CALP). En révision judiciaire, la Cour supérieure a accueilli la requête de la travailleuse.

[6] La preuve médicale présentée devant la CALP était constituée des rapports du médecin traitant de la travailleuse et du médecin désigné par la CSST, tous deux rhumatologues. Le premier, ayant examiné et suivi la travailleuse, concluait à la probabilité d’une relation causale entre la fibromyalgie dont elle souffrait et l’accident. Le second, ne l’ayant vu qu’une seule fois, soutenait la thèse contraire sans indiquer le fondement de son opinion. Il précisait qu’il n’existait aucune preuve scientifique démontrant un lien de causalité direct entre une entorse cervicale et un tableau de fibromyalgie, malgré certains articles d’experts parus sur le sujet.

[7] La Cour supérieure confirmée par la Cour d’appel a conclu que la CALP, en retenant l’opinion de ce dernier médecin, a exigé une preuve d’une rigueur scientifique au lieu d’appliquer la règle de la prépondérance de preuve et, par conséquent, a commis une erreur rendant sa décision manifestement déraisonnable.

[8] Ainsi, elle réitère le principe établi dans l’arrêt Société de l’assurance automobile du Québec c. Viger3.

Réusinage Knight c. Commission des lésions professionnelles4

[9] Dans ce cas, la Commission des lésions professionnelles (CLP) disposait d’une preuve testimoniale assez étoffée de la part de la travailleuse quant aux caractéristiques du travail. La preuve médicale consistait en l’opinion écrite du médecin désigné par la CSST, lequel n’avait pas témoigné. Ce médecin concluait au lien de causalité entre l’épicondylite et les gestes effectués par la travailleuse, appuyé par un document de référence, joint en annexe à son opinion. En ce qui a trait à la preuve présentée par l’employeur, elle était constituée, notamment, d’une analyse plus complète des tâches de la travailleuse; une vidéo les illustrait et le médecin expert avait témoigné. Il concluait à l’absence de lien de causalité entre le diagnostic d’épicondylite et le travail.

[10] Bien que l’employeur ait reconnu que la CLP n’était pas liée par l’opinion de son expert, il a prétendu qu’elle aurait dû baser sa décision sur une autre preuve médicale. Préférant l’opinion sommaire du médecin désigné par la CSST, lequel, au surplus, n’avait pas témoigné, elle aurait commis une erreur rendant sa décision manifestement déraisonnable.

[11] La Cour supérieure a conclu qu’il était apparent que la CLP avait analysé non seulement la preuve médicale, mais tous les éléments de la preuve, dont les caractéristiques du travail effectué prouvées par les témoignages entendus et la preuve vidéo, la preuve médicale au dossier ainsi que le témoignage de l’expert de l’employeur avant de conclure à l’existence du lien de causalité. La CLP a considéré l’opinion au dossier du médecin de la CSST et l’extrait d’un ouvrage médical produit. De plus, elle s’explique sur le fait qu’elle ne retienne pas le témoignage de l’expert de l’employeur. Ce qui ressort de la décision, c’est qu’en présence d’opinions contradictoires une preuve médicale plus détaillée que l’autre et ayant fait l’objet du témoignage d’un expert ne doit pas être nécessairement privilégiée. La Cour supérieure n’est donc pas intervenue.

Lavoie et Rayonese Textile inc.5

[12] Dans cette affaire, il s’agissait de l’établissement du lien de causalité entre une discopathie en L3-L4 constituant une récidive, rechute ou aggravation et une hernie discale L4-L5, la lésion initiale. La seule preuve médicale déposée était l’expertise du médecin expert de la travailleuse. Il concluait à l’existence d’une relation causale, motivant son opinion comme suit 6 : « […] statistiquement, les personnes porteuses d’une atteinte discale installée depuis une longue période développeront une dégénérescence, voire même des hernies discales plus rapidement que la moyenne de la population aux niveaux adjacents. »

[13] En première instance, la CLP a conclu qu’il n’y avait pas de preuve prépondérante puisqu’une telle opinion devait être corroborée par de la documentation scientifique, d’une part, et qu’elle devait démontrer que c’était effectivement ce qui s’était produit dans le cas de la travailleuse, d’autre part. Invoquant l’arrêt Chiasson de la Cour d’appel, la travailleuse reproche à la commissaire de la CLP d’avoir imposé un fardeau de preuve scientifique en écartant l’opinion de son médecin expert au motif qu’elle était non documentée scientifiquement.

[14] La CLP se dit d’avis qu’une opinion médicale n’emporte pas la prépondérance de la preuve même s’il s’agit de la seule expertise déposée. Le commissaire continue en écrivant ceci7 : « [L’appréciation de] la prépondérance de la preuve [se fait] en tenant compte de la valeur probante [des expertises soumises] et de l’ensemble de la preuve. Or, la valeur probante d’une opinion médicale dépend de sa motivation […], ce qui peut parfois requérir qu’elle soit soutenue par de la littérature médicale. »

[15] De plus, la CLP souligne le fait que le commissaire disposait de l’opinion du médecin-conseil de la CSST, même si non mentionné dans sa décision, et des conseils d’un assesseur médical.

[16] D’autre part, la CLP distingue le cas soumis de l’arrêt Chiasson invoqué au soutien de la requête. D’abord, dans l’arrêt précité, il s’agissait de fibromyalgie dont l’étiologie n’est pas encore établie scientifiquement, alors que la production d’une hernie discale est un phénomène observé « statistiquement », donc reconnu par la communauté médicale. L’absence de littérature médicale à l’appui entache donc la valeur probante de l’opinion déposée.

Ouimet c. Commission des lésions professionnelles8

[17] Lors de la première audience devant la CLP, les médecins experts du travailleur et de l’employeur ont été entendus. Par la suite, la CLP a demandé les notes cliniques du médecin traitant du travailleur que les deux experts ont été invités à commenter. Elle a retenu l’opinion du médecin expert de l’employeur. En révision, la CLP refuse d’intervenir, car, selon elle, retenir l’opinion d’un chirurgien orthopédiste plutôt que celle d’un neurochirurgien ne constitue pas une erreur. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême dans Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15 9, la Cour supérieure a écrit10 : « […] ce n’est que lorsque la preuve appréciée raisonnablement est incapable d’étayer les conclusions du Tribunal, que la Cour pourra intervenir pour substituer son opinion à celle du Tribunal. […] La CLP a trouvé appui sur la preuve médicale et factuelle qu’elle avait au dossier et elle a même ajourné l’audition pour permettre le dépôt de notes cliniques et de notes additionnelles. C’est à la CLP qu’il appartient de retenir un témoignage plutôt qu’un autre.»

Bouliane c. Commission des lésions professionnelles11

[18] À la suite de sa participation à un programme intense de transfert de dominance – droitier devenant gaucher – , le travailleur ressent graduellement de la douleur du côté gauche. Son médecin traitant diagnostique notamment un syndrome myofascial du trapèze, concluant à une relation avec le transfert de dominance.

[19] Dans ce cas, la commissaire de la CLP bénéficiait d’extraits de littérature médicale produits par le médecin traitant et sur lesquels il avait témoigné. La commissaire s’est basée sur la notion de gestes répétitifs au lieu de celle de gestes inhabituels pour conclure que le transfert de dominance ne pouvait entraîner ce syndrome, alors que la doctrine médicale n’exigeait nullement que les gestes soient faits à répétition pour entraîner un syndrome myofascial. La doctrine traitait de gestes inhabituels ou de surutilisation d’un membre devenant des facteurs stressants moins bien tolérés avec l’âge et qui occasionnaient ce syndrome. La CLP a considéré que les gestes variés que sont ceux de l’activité quotidienne sont très différents des gestes répétitifs afin de rejeter l’opinion du médecin expert du travailleur. La Cour supérieure a conclu que la CLP avait commis une erreur manifeste et déraisonnable en omettant le passage du texte de doctrine médicale où il était question de la surutilisation de membres et en y faisant un ajout inapproprié au sujet duquel le médecin traitant n’avait pas témoigné.

[20] Une autre erreur consiste à affirmer que la doctrine citée rejoignait l’opinion du médecin désigné par la CSST, lequel, n’étant pas rhumatologue, s’était disqualifié.

[21] Bref, sa décision est fondée sur des hypothèses et des prémisses contraires à la preuve soumise. La règle de la prépondérance n’a pas été respectée puisque la commissaire a exigé une preuve ayant la rigueur scientifique en retenant l’opinion du médecin désigné par la CSST, qui motive son opinion en disant que les activités de la vie quotidienne et un transfert de dominance ne sont pas des choses susceptibles d’entraîner des douleurs qui perdurent, un syndrome myofascial et une tendinite. S’appuyant sur l’arrêt Chiasson précité, la Cour supérieure s’exprime ainsi 12 : «[…] il y a absence de lien rationnel entre cette preuve et les conclusions tirées. »

Conclusion

[22] Le principe de la retenue judiciaire dont doivent faire preuve les tribunaux supérieurs demeure et a d’ailleurs été réitéré dans l’arrêt Chiasson, précité. Cependant, dans la détermination du lien de causalité avec l’accident, la CLP doit faire preuve de circonspection et de rigueur lorsqu’elle analyse la preuve présentée devant elle, d’autant plus que la difficulté est accrue du fait de la complexité de la preuve médicale. Cet examen sommaire se voulait une étude concrète de cas où une partie a tenté d’obtenir gain de cause en révision judiciaire ou en révision d’une décision de la CLP quant à une question d’appréciation de la preuve médicale par la CLP à partir de l’arrêt Chiasson.

Print Friendly, PDF & Email