[1] En mars 2002, exceptionnellement, la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) a reconnu la relation entre un accident d’automobile et la fibromyalgie dont souffrait une victime, sans toutefois accepter de lui accorder des séquelles permanentes. Le Tribunal administratif du Québec (TAQ) a concédé à la victime un déficit anatomo-physiologique de 14 %, prenant en considération le fait que la SAAQ avait accepté la relation.

[2] Dans le cas d’un diagnostic de fibromyalgie, l’indemnisation est toutefois, en général, refusée, le milieu médical n’ayant pas encore clairement défini les causes de cette pathologie1. L’absence d’étude valable sur la fibromyalgie n’est pas l’unique raison du rejet des demandes d’indemnisation. Le TAQ a élaboré plusieurs critères pour encadrer l’examen d’un dossier, lesquels, dans leur ensemble, sont difficiles à remplir. Au mois d’août 2000, la Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Société de l’assurance automobile du Québec c. Viger2, a reproché au TAQ d’avoir exigé une preuve d’une rigueur scientifique plutôt qu’une preuve prépondérante.

1. La compétence du Tribunal administratif du Québec

[3] Une clause privative protège les décisions du TAQ. Les tribunaux judiciaires font preuve d’un haut degré de retenue judiciaire lorsque l’une de ses décisions leur est soumise3. La norme de l’erreur manifestement déraisonnable leur sert de balise. Dans un jugement de la Cour suprême du Canada, le juge Sopinka écrivait qu’il faut aussi un lien rationnel entre les éléments de preuve et les conclusions qu’un tribunal en tire4.

[4] En 2001, la Cour d’appel du Québec5 a déclaré que le TAQ est un tribunal administratif spécialisé malgré ses quatre sections, la très grande diversité des lois qu’il applique et le fait que les membres peuvent être transférés d’une section à l’autre. La Section des affaires sociales, pour sa part, peut avoir à décider de matières extrêmement variées : immigration, régimes de rentes, dossiers d’accusés bénéficiant de verdict de non-responsabilité criminelle en raison de troubles mentaux, privilèges de médecins en centre hospitalier, sécurité du revenu, Code de la sécurité routière6, permis de garderie, etc.

[5] Il est difficile d’accepter les conclusions de la Cour d’appel lorsque le TAQ a à débattre d’un sujet aussi pointu que le lien entre une fibromyalgie et un accident d’automobile. La présence d’un médecin comme membre décideur dans le quorum, qui comprend par ailleurs un membre avocat, peut-elle permettre au TAQ d’agir comme il l’a fait jusqu’à maintenant lorsqu’il s’agit de fibromyalgie ?

2. La règle de la prépondérance de la preuve

[6] En conformité avec la règle de la prépondérance de la preuve, le TAQ a l’obligation d’examiner tous les éléments de la preuve et de former son opinion, soupesant l’importance relative des preuves soumises pour statuer sur les litiges qu’il doit trancher7.

[7] Jusqu’à maintenant, l’affirmation par une victime qu’elle ne souffrait d’aucune maladie avant un accident ne suffit pas à prouver un lien entre la fibromyalgie et l’accident8.

[8] Compte tenu de la règle de la prépondérance de la preuve, certains dossiers sont difficiles à traiter, par exemple lorsque les symptômes de deux diagnostics posés chez une victime s’apparentent – c’est le cas d’une dorsolombalgie et d’une fibromyalgie9 – ou lorsqu’une victime a déjà été traitée pour fibromyalgie avant son accident10.

[9] Par ailleurs, on peut se demander comment l’expression «il est médicalement reconnu que […]», dont fait abondamment usage le TAQ, peut s’inscrire dans le cadre de la règle de la prépondérance de la preuve. Cette expression fait référence à sa connaissance d’office, laquelle est soulignée par les articles 140, 141 et 142 de la Loi sur la justice administrative11.

[10] Me Danielle Pinard12, dans un article important sur la notion de connaissance d’office, souligne que celle-ci a pour origine la common law. Elle peut être de deux catégories, soit le fait incontestable et notoire et le fait facilement vérifiable par la consultation de sources objectives. Son application se justifierait notamment sur le plan pratique par la nécessité d’éviter les pertes de temps et d’argent qu’entraîne la preuve d’un fait incontestable. L’article 1 de la Loi sur la justice administrative fixe d’ailleurs au TAQ un objectif de célérité.

[11] En 2001, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. Find13, confirmait que la connaissance d’office regroupe deux types de faits : les faits notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre personnes raisonnables et les faits dont l’existence peut être prouvée par des sources facilement accessibles et exactes.

[12] En 1995, le juge Pierre Tessier14, de la Cour supérieure, a exprimé l’opinion qu’il existait une connaissance spécialisée qui relève des tribunaux spécialisés, lesquels devaient cependant en faire usage avec prudence. Il est permis de penser que les données médicales, qui sont évolutives et sujettes à diverses écoles de pensée, ne devraient pas être considérées comme faisant partie de la connaissance d’office du TAQ. On peut ainsi douter que celui-ci puisse déclarer qu’il est de connaissance générale qu’un accident n’est pas l’élément déclencheur de la fibromyalgie15. Quoi qu’il en soit, le législateur oblige le TAQ à permettre à une partie de présenter ses observations en vertu de l’article 142 alinéa 2 de la Loi sur la justice administrative lorsqu’il recourt à «des opinions et des renseignements qui ressortissent à sa spécialisation ou à celle de la section à laquelle il est affecté».

[13] La Commission d’appel en matière de lésions professionnelles a déclaré en 1993, dans Côté et Service aérien Laurentien ltée16, qu’elle ne pouvait, à titre de tribunal spécialisé, se servir de ses connaissances techniques et scientifiques d’office pour supplanter la preuve reçue des parties sans permettre à celles-ci de se faire entendre. En 2000, dans l’affaire Randlett c. Tribunal administratif du Québec17, et en 2001, dans l’affaire Audet c. Tribunal administratif du Québec18, la Cour supérieure a reproché au TAQ de n’avoir pas suivi ce principe.

3. La preuve scientifique

[14] En 1996, la juge Julie Dutil, de la Cour supérieure19, soulignait que la prépondérance de preuve en droit n’est pas aussi exigeante qu’une preuve prépondérante scientifique. Elle citait un arrêt de la Cour suprême du Canada, Snell c. Farrell20. Le juge Sopinka y écrivait que les tribunaux ont une façon trop rigide d’aborder la causalité et que les médecins s’expriment en termes de certitude, ce qui ne cadre pas avec la règle de la prépondérance de la preuve.

[15] Malheureusement, la preuve scientifique est introduite de multiples façons devant le TAQ. Elle est parfois introduite par la victime elle-même lorsqu’elle décide de déposer une imposante doctrine devant le Tribunal, ce qui est une erreur puisqu’elle se lance dans un débat que la communauté scientifique n’a pas encore tranché.

[16] Le TAQ impose, quant à lui, des critères qui mènent à une impasse, soit la preuve de l’existence ou de l’origine de la maladie, l’adoption d’une approche globale incluant les dimensions biologiques, psychologiques, familiales ou sociales pouvant contribuer au syndrome, l’examen circonspect des opinions des professionnels qui ne reposent que sur les plaintes de la victime21, la preuve de la présence de 11 à 18 points douloureux, le délai écoulé entre l’accident et le moment où le diagnostic a été posé, l’existence de signes objectifs et un suivi médical documenté.

[17] En ce qui a trait à la présence de points douloureux, le TAQ a déjà refusé l’indemnisation à une victime dont la symptomatologie ne concernait que le côté droit de son corps22. Il faut se demander cependant s’il s’agit d’un simple moyen diagnostique ou d’une preuve que le patient présente la maladie.

[18] Le diagnostic de fibromyalgie étant un diagnostic d’exclusion, le fait qu’il soit posé quelques mois après l’accident ou beaucoup plus tard, après que le médecin a éliminé les autres possibilités, ne devrait pas devenir une fin de non-recevoir23. Compte tenu de la nature de cette maladie, laquelle se caractérise par des douleurs, il est inutile également de retenir comme critère l’existence de signes objectifs. Le suivi médical demeure cependant essentiel afin d’écarter les autres facteurs qui pourraient avoir eu une incidence sur l’apparition de la maladie.

[19] Une discussion sur la force probante plus grande de l’opinion de certains spécialistes est enfin une autre façon d’introduire la preuve scientifique. Ainsi, le TAQ a déjà déclaré que les rhumatologues étaient les spécialistes reconnus en matière de fibromyalgie. Le diagnostic posé par un spécialiste en immunologie et en allergie a été écarté par le TAQ24, de même que l’opinion d’un psychiatre25.

[20] En dehors du domaine de l’assurance-automobile, divers organismes administratifs traitent cette question d’une façon complètement différente. Il en va de même dans le domaine de l’assurance privée, le sort de l’assuré dépendant du libellé des contrats. La jurisprudence canadienne hors Québec va dans le même sens. En effet, on s’attarde davantage à la question de savoir si la personne qui souffre de fibromyalgie présente des séquelles permanentes, si elle est capable de vaquer à ses activités quotidiennes ou si elle est en mesure de travailler. L’étude des dossiers médicaux devient moins importante alors que la crédibilité de la personne qui réclame des prestations ou une indemnisation devient le point débattu.

4. La jurisprudence depuis l’arrêt Viger

[21] En 2001, la Cour d’appel du Québec, dans Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Chiasson26, a réaffirmé le point de vue qu’elle avait exprimé dans son arrêt Viger. Le fardeau de la preuve relatif à la question de la causalité entre un accident et la fibromyalgie est extrêmement lourd compte tenu de l’origine mal connue de ce syndrome. Le fait d’exiger une preuve ayant la rigueur scientifique constitue une erreur manifestement déraisonnable.

[22] Depuis l’affaire Viger, la jurisprudence du TAQ n’a pas connu de modification. Le TAQ a rendu 28 décisions mettant en cause un diagnostic de fibromyalgie depuis août 2000 et quelque 26 requérants ont vu leur recours rejeté.

[23] La Commission des lésions professionnelles montre pour sa part une plus grande ouverture. En décembre 2001, elle accueillait la requête d’une travailleuse, écartant l’opinion du médecin de son employeur pour retenir l’avis de trois rhumatologues qui s’entendaient sur le diagnostic27. Le 25 mai précédent, elle en était arrivée à la même conclusion28. Dans une autre affaire, la Commission a reconnu qu’il peut s’agir d’une maladie de progression lente. La requête de la travailleuse a été accueillie malgré un délai de 12 ans entre le traumatisme et le diagnostic29.

[24] La même tendance se dessine à la Cour supérieure. En juin 2002, dans Dumont c. Tribunal administratif du Québec30, elle a souligné qu’il existe une distinction fondamentale entre la preuve juridique et la preuve scientifique : les conclusions scientifiques sont générales et ne s’appliquent pas nécessairement à un cas d’espèce. Les membres peuvent se référer à leurs connaissances personnelles, mais cela ne les dispense pas pour autant de rendre une décision selon la preuve présentée. Il faut tenir compte du déséquilibre des rapports de force qui existe entre le citoyen et l’Administration. Le citoyen a des ressources limitées, alors qu’un organisme public dispose de ressources considérables.

5. Conclusion

[25] En fait, le nœud du problème est la crainte de laisser les simulateurs et les personnes qui sont sujettes à la somatisation obtenir une indemnisation à laquelle ils n’ont pas droit. En l’absence de signes objectifs, comment découvrir les véritables invalides ? Des deniers publics étant en cause, l’enjeu, sur le plan financier, est de taille. Toutefois, ces considérations ne devraient pas mener au rejet systématique des recours des victimes se disant atteintes de fibromyalgie, car cela crée une grande injustice. Le principe fondamental exprimé par le juge Sopinka dans Snell c. Farrell31 est la primauté de la règle de la prépondérance en droit. La SAAQ et le TAQ doivent s’en inspirer, apprécier la preuve constituée des notes des médecins qui soignent les victimes et décider de la crédibilité de ces dernières eu égard aux séquelles permanentes et à leur capacité de travailler. Les victimes devraient ainsi obtenir une juste compensation, comme n’importe quelle autre victime d’accident d’automobile qui s’adresse aux tribunaux dans les autres provinces du Canada.

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