[1] La Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles(LATMP)1 accorde une importance capitale à l'avis du médecin qui a charge, que la jurisprudence a défini comme étant le médecin qui «examine le travailleur, qui est choisi par le travailleur, qui établit un plan de traitement et qui assure le suivi du dossier en vue de la consolidation de la lésion2». En fait, l'article 224 LATMP prévoit que la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) est liée par l'opinion de ce médecin relativement à certains sujets d'ordre médical qui sont énumérés à l'article 212, soit : 1) le diagnostic, 2) la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion, 3) la nature, la nécessité, la suffisance ou la durée des soins ou des traitements administrés ou prescrits, 4) l'existence ou le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur et 5) l'existence ou l'évaluation des limitations fonctionnelles du travailleur.

[2] Par ailleurs, la loi prévoit également un mécanisme permettant à l'employeur qui a droit d'accès au dossier du travailleur ou à la CSST d'obtenir l'avis d'un médecin désigné et de contester l'opinion du médecin qui a charge. Ainsi, l'obtention, par l'employeur ou la CSST, d'une opinion médicale divergente de celle du médecin qui a charge relativement à l'un des sujets énoncés à l'article 212 LATMP permettra de soumettre le dossier au Bureau d'évaluation médicale (BEM) afin qu'il rende un avis sur la question contestée. En vertu de l'article 224.1 LATMP, cet avis aura à son tour pour effet de lier la CSST, laquelle doit rendre une «décision en conséquence».

[3] Lorsque l'avis du BEM porte sur le diagnostic de la lésion professionnelle, on peut s'interroger sur les effets de la décision de la CSST y donnant suite et se prononçant sur l'existence d'une relation entre le diagnostic retenu et l'événement en raison duquel une réclamation à la CSST a été produite. Dans le cas, par exemple, où la décision initiale relative à l'admissibilité de la réclamation a été contestée, cette contestation devient-elle sans objet si la décision donnant suite à l'avis du BEM modifie le diagnostic initialement retenu et reconnaît l'existence d'une relation entre le nouveau diagnostic et l'accident du travail ? Ou, à l'inverse, si une partie ne conteste pas la décision initiale relative à l'admissibilité de la réclamation mais seulement celle rendue à la suite de l'avis du BEM et se prononçant sur l'existence d'une relation, peut-elle, par le biais de cette contestation, exercer un droit qu'elle avait omis d'exercer quant à l'admissibilité de la réclamation ? En d'autres mots, la décision rendue en vertu de l'article 224.1 LATMP remplace-t-elle la décision initiale ? La Commission des lésions professionnelles (CLP) a été appelée à répondre à cette question. On peut dégager trois courants jurisprudentiels de la jurisprudence relative aux effets d'une décision rendue en vertu de l'article 224.1.

Le remplacement de la décision initiale

[4] Dans Masse et Novabus Bus Corp.3, la CLP souligne que l'article 224.1 LATMP fait référence à la conséquence légale découlant de l'avis du BEM. Elle rappelle que l'ancien article 224 prévoyait que la CSST était liée par l'avis de l'arbitre médical infirmant celui du médecin qui a charge et qu'elle devait modifier sa décision en conséquence, le cas échéant. Or, depuis 1992, la CSST doit rendre une décision en conséquence chaque fois que le BEM rend un avis 4 : «Ainsi, la décision en conséquence a pour effet de remplacer une décision initiale portant sur le même objet strictement dans la mesure où l'avis initial du médecin qui a charge est infirmé par l'avis du BEM. Puisque le processus d'évaluation médicale permet de contester les aspects médicaux d'un dossier, il serait inéquitable de refuser le droit à une décision en conséquence qui donne un effet juridique aux conclusions médicales qui infirment celles ayant servi à rendre la décision initiale. Par contre, il serait tout aussi inéquitable, en vertu du principe de stabilité des décisions de permettre à une partie, par le biais du processus de contestation médicale, de remettre en question une décision qu'elle n'a pas contestée, si les conclusions médicales s'avèrent identiques à celles ayant servi d'assise à la décision initiale.»

[5] Dans une décision récente, Divex Marine inc. et Bujold5, la CLP adhère à ce courant jurisprudentiel. Dans cette affaire, l'employeur avait demandé la révision tant de la décision relative à l'admissibilité de la réclamation que de celle ayant donné suite à l'avis du BEM. Toutefois, cette dernière contestation a été déclarée irrecevable parce que produite après l'expiration du délai légal prévu à l'article 358 LATMP. La CLP a conclu que, comme la décision rendue en vertu de l'article 224.1 avait remplacé la décision initiale, l'employeur était forclos de contester l'existence d'une relation entre le nouveau diagnostic posé par le BEM et l'accident du travail. Eu égard à l'effet de remplacement, le commissaire écrit que6 : «Lorsque le membre du BEM retient un diagnostic différent, la question de l'existence d'une lésion professionnelle refait surface. La CSST doit se questionner à savoir si le nouveau diagnostic constitue une lésion professionnelle afin d'éviter d'accorder des indemnités sans droit. Le premier diagnostic n'existe plus et ne peut plus être considéré comme une lésion professionnelle pouvant donner droit à des indemnités. En conséquence, l'employeur ne peut prétendre vouloir contester la relation causale entre un diagnostic qui n'existe plus et les faits soumis par le travailleur au soutien de sa réclamation.» Quant aux droits des parties, la CLP ajoute que7 : «[...] le remplacement de la première décision par la deuxième n'a pas pour effet de favoriser une partie par rapport à l'autre, mais plutôt de replacer les parties au point de départ puisqu'elles peuvent à ce moment contester soit le nouveau diagnostic retenu ou la relation entre ce diagnostic et les faits allégués qui sont inchangés.» Enfin, soulignant le caractère impératif de l'article 224.1, le commissaire conclut que son application permet «d'affecter la stabilité d'une décision, non seulement sur le plan médical, mais aussi sur les aspects légaux qui découlent des conclusions médicales infirmées8

L'absence de remplacement de la décision initiale

[6] La position adoptée par la CLP dans Emballages Déli-plus inc. et Lorion9 est différente. Ainsi, s'il est vrai que l'article 224.1 LATMP oblige la CSST à statuer sur les questions médicales afin de permettre aux parties de les contester, la CLP ne croit pas que cela permette de remplacer une décision d'admissibilité qui a déjà produit des effets juridiques. La CLP souligne que cette décision et celle donnant suite à l'avis du BEM ont des objets différents : la décision d'admissibilité porte sur l'ensemble des éléments constitutifs de la lésion professionnelle, alors que la décision rendue en vertu de l'article 224.1 porte essentiellement sur les aspects médicaux. Elle considère par ailleurs que la notion de «remplacement» n'est pas prévue dans la loi et qu'il n'a pas été précisé à quel concept juridique elle fait référence. Enfin, la CLP est d'avis que l'application de la théorie du remplacement de la décision initiale par la décision donnant suite à l'avis du BEM entraîne une atteinte au principe de la stabilité des décisions, car elle a pour effet de faire renaître des droits de contestation.

[7] Une décision récente rendue par la CLP dans Automobile Beaupré inc. et Guérin10 adhère à ce courant jurisprudentiel.

Le remplacement partiel de la décision initiale

[8] Dans l'affaire Emballages Déli-plus inc. et Bergeron11, la CLP est d'avis que l'approche jurisprudentielle voulant que la décision rendue en vertu de l'article 224.1 LATMP remplace la décision initiale crée des situations inéquitables pour les parties : «On peut se demander sur la base de quel principe juridique une partie serait favorisée, lorsqu'elle n'a pas exercé son droit de contester la décision initiale d'admissibilité en temps opportun, alors que la partie qui l'a fait pourrait se voir pénalisée en étant privée de son droit de contestation valablement formé et auquel elle n'a pas renoncé.» Se référant à la décision rendue dans Techmire ltée et Szekely12, dans laquelle la CALP avait souligné que les deux décisions ont des objets différents, la commissaire considère que la décision rendue en vertu de l'article 224.1 a un effet de remplacement partiel de la décision initialement rendue13 : «Ainsi, la première décision continue à produire ses effets juridiques quant aux éléments relatifs à l'événement accidentel et ayant mené à statuer sur l'admissibilité de la réclamation et ils ne peuvent être remis en question, alors que les aspects médicaux et leurs conséquences de même que la relation causale entre le diagnostic et l'événement accidentel sont remplacés par ceux découlant de la décision de la CSST qui fait suite à la procédure d'évaluation médicale.» Selon la CLP, une telle approche respecte le caractère impératif de l'article 224.1, ne porte pas atteinte au principe de la stabilité des décisions et permet de préserver les droits de contestation des parties.

[9] Dans Vaillancourt et Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (Hôpital Fleurimont)14, la CLP était saisie d'une requête en révision, présentée par l'employeur, d'une décision ayant conclu, dans le contexte d'un moyen préliminaire, que la CSST n'aurait pas dû, à la suite d'un avis du BEM retenant un nouveau diagnostic, se prononcer sur la relation entre celui-ci et l'accident du travail, et rejeter la réclamation qui avait été accueillie dans une décision initiale. Le premier commissaire déclarait que la décision de la CSST ayant rejeté la réclamation était illégale et que les parties devraient être convoquées à nouveau pour débattre des questions médicales. Au soutien de sa requête en révision, l'employeur prétendait que le premier commissaire avait refusé d'exercer sa compétence en ce qu'il avait limité le débat aux questions d'ordre médical et avait refusé de rendre une décision relativement à l'existence d'une relation entre le nouveau diagnostic posé par le BEM et l'accident du travail. La CLP en révision a conclu que le premier commissaire n'avait pas exercé sa compétence et avait commis une erreur de droit. Selon elle, l'obligation de la CSST de rendre une décision en conséquence de l'avis du BEM s'inscrit dans le processus d'appréciation juridique qu'elle doit faire à partir des conclusions médicales qui la lient. L'empêcher de statuer sur la relation entre le nouveau diagnostic et l'accident du travail constitue un non-sens et rend la procédure d'évaluation médicale stérile. Puisque le BEM, dans cette affaire, avait posé un diagnostic différent des diagnostics initialement retenus, la CSST devait apprécier la relation entre celui-ci et l'événement, lequel n'était pas remis en cause. Sa décision était donc légale. Par conséquent, si la CLP retenait l'avis du BEM en ce qui a trait au diagnostic, elle devait déterminer s'il existait une relation entre celui-ci et l'accident du travail.