[1] Le 21 décembre 2005, la Cour suprême du Canada a rendu deux jugements distincts1 dans lesquels elle a donné raison à MM. Labaye et Kouri, respectivement propriétaires des clubs échangistes l’«Orage» et le «Coeur à corps», situés à Montréal. Labaye et Kouri avaient été poursuivis pour avoir tenu une maison de débauche dans laquelle se pratiquaient des actes d’indécence, en violation de l’article 210 (1) du Code criminel2 . Après avoir décrit les caractéristiques propres à chaque établissement, nous ferons le survol des décisions de première instance avant de se pencher sur les conclusions de la Cour d’appel et de la Cour suprême. Le banc des juges majoritaires et dissidents étant composé des mêmes juges dans chaque jugement, nous traiterons donc simultanément des deux affaires, en faisant ressortir les particularités de chacune. L’accent sera mis sur le nouveau test juridique de l’indécence criminelle mis au point par les juges majoritaires, qui s’écarte du test de la norme de tolérance de la société, jusqu’alors suivi par la Cour. Les opinions dissidentes seront enfin analysées.

I. R. c. Labaye

A. Les caractéristiques de l’établissement

[2] L’Orage est un club privé dont les membres pratiquent l’échangisme sexuel. Le club est situé dans un édifice commercial. Seuls les membres et leurs invités y sont admis, après avoir payé des frais d’adhésion annuels, et les futurs membres doivent passer une entrevue dont le but est de les informer de la nature des échanges sexuels. Le club est divisé en trois étages et aucune activité sexuelle n’est tolérée au premier ni au deuxième, un bar et un salon. Le troisième étage, que M. Labaye appelle son «appartement», est séparé du reste du club par deux portes, l’une portant la mention «Privé» et l’autre étant munie d’une serrure numérique dont les membres du club ont la combinaison. Les activités sexuelles n’ont lieu qu’au troisième étage. L’«appartement» est une pièce de type «loft» qui n’est pas munie d’une cuisine avec plomberie ou d’un endroit pouvant servir de chambre à coucher, sauf pour huit matelas dispersés sur le sol. Au moment de la perquisition, plus de 800 personnes avaient accès au club l’Orage. Les enquêteurs ont témoigné que les gens se livraient à des actes allant de la masturbation à la pénétration. Ils ont vu une femme seule avoir des rapports sexuels avec plusieurs hommes.

B. Le jugement de première instance

[3] La juge de première instance3 a déclaré Labaye coupable d’avoir illégalement entretenu une maison de débauche. Elle a jugé qu’il était nécessaire d’apprécier le contexte public ou privé des activités reprochées et a conclu que l’«appartement» de Labaye répondait à la définition d’un «endroit public» suivant l’article 197(1) C.Cr. Se fondant sur R. c. Mara4 , dans lequel un préjudice social existait du fait que des échanges sexuels avaient lieu devant d’autres membres d’un club, la juge a conclu qu’un préjudice social existait dans l’affaire Labaye pour les mêmes motifs. Elle a qualifié les actes litigieux d’indécents parce qu’ils étaient dégradants et déshumanisants, qu’ils prédisposaient à des comportements antisociaux en faisant fi des valeurs morales et qu’ils augmentaient les risques de maladies transmissibles sexuellement.

C. La Cour d’appel du Québec

[4] Les juges majoritaires de la Cour d’appel du Québec5 ont confirmé la déclaration de culpabilité, concluant que les activités causaient un préjudice à la société étant donné les risques qu’elles présentaient pour la santé et compte tenu de la vision dégradante et déshumanisante de la sexualité qui en ressortait. Il a été décidé que le risque de préjudice était plus élevé que dans Mara en raison de la multitude de partenaires sexuels qui participaient aux activités. Le fait que leur participation était volontaire ne diminuait en rien l’avilissement qui en résultait. De plus, on a considéré que certaines activités qui y avaient lieu relevaient plus de l’orgie, qui n’est pas tolérée par la société canadienne. En dissidence, le juge Proulx a précisé que, même si l’établissement était un endroit public au sens du Code criminel, les membres du club accomplissaient les actes dans un contexte de relative intimité. Il a ajouté que les nouveaux membres étaient sélectionnés et informés, que tous les participants conservaient leur autonomie et que les échanges sexuels auxquels ils participaient correspondaient à leur choix personnel et à leur vision de la sexualité. Finalement, il a conclu qu’il n’existait aucun préjudice social comparable à celui qui avait existé dans Mara, où la Cour suprême avait conclu à l’exploitation en raison du fait que les femmes étaient payées en échange de leurs services sexuels.

II. R. c. Kouri

A. Les caractéristiques de l’établissement

[5] Le Coeur à corps est un bar qui s’affiche comme un lieu de rencontre pour «couples libérés». Le bar offre, selon sa publicité, une «atmosphère chaude et légère» afin de susciter des rencontres en couple. Un portier s’assure que seuls les couples sont admis et demande à chacun, systématiquement, s’il forme un «couple libéré». Ils peuvent ensuite entrer moyennant des frais de 6 $ par couple. Le bar est aménagé de façon classique, mais sa singularité repose sur le fait que, toutes les 30 minutes, un rideau noir translucide se ferme automatiquement autour de la piste de danse et le disc jockey fait jouer, durant des périodes de 8 à 12 minutes, des pièces musicales lascives. Pendant ces périodes, jusqu’à 70 personnes forment des cercles de 4 à 6 individus et s’adonnent généralement à des actes de nature sexuelle. Le rideau n’empêche pas les personnes assises dans d’autres sections du bar d’observer les activités sexuelles, qui varient de la masturbation à la fellation et, parfois, à la pénétration.

B. Le jugement de première instance

[6] Le juge de première instance6 a conclu que le bar constituait un endroit public dans lequel se pratiquaient des actes indécents, que Kouri avait fait preuve d’aveuglement volontaire à l’égard de ces actes et que cela suffisait pour justifier une déclaration de culpabilité.

C. La Cour d’appel du Québec

[7] Les juges majoritaires de la Cour d’appel7 ont accueilli l’appel et infirmé la déclaration de culpabilité. Se fondant sur le test de la norme de tolérance de la société canadienne, ils ont conclu à l’absence d’indécence, précisant que seuls les actes présentant un risque objectif de préjudice social devraient être sanctionnés. Même si les activités s’étaient déroulées dans un endroit public, il s’agissait d’un lieu à accès restreint et personne n’avait été contraint d’y participer ou d’être témoin. En dissidence, le juge Rochon, qui aurait maintenu la déclaration de culpabilité, était d’avis que les activités reprochées outrepassaient les règles de conduite nécessaires au bon fonctionnement de la société.

III. Les jugements de la Cour suprême : l’éloignement de la norme de tolérance et l’adoption de la théorie du préjudice

A. Les opinions majoritaires dans R. c. Labaye et R. c. Kouri

[8] Selon la juge en chef McLachlin, la seule question à se poser dans chaque affaire est celle de déterminer si les actes reprochés constituent des actes d’indécence. Faisant l’historique de l’indécence criminelle en droit canadien, elle se penche sur le test reposant sur la norme de tolérance de la société canadienne adopté par la Cour suprême il y a environ 40 ans et inspiré de la jurisprudence australienne et néo-zélandaise. Bien qu’il s’agisse d’un test d’apparence objective qui oblige le juge des faits à déterminer ce que la société tolérerait, la juge McLachlin en commente la nature subjective. Elle est d’avis qu’il est représentatif des opinions personnelles des individus directement impliqués dans le litige en question, tels le juge des faits ou les jurés, plutôt que de ce que la société considère elle-même comme tolérable.

[9] La juge McLachlin fait ensuite état de l’évolution de la jurisprudence vers un test objectif fondé plutôt sur le préjudice ou le risque appréciable de préjudice que présente la conduite reprochée pour d’autres membres de la société. L’arrêt Towne Cinema Theatres Ltd. c. R.8 a clairement énoncé le lien entre obscénité et préjudice. Ensuite, le passage du test fondé sur la norme sociale à celui fondé sur le préjudice a été concrétisé par les arrêts R. c. Butler9 et Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice)10 .

1. Le test fondé sur la théorie du préjudice

[10] S’appuyant sur les principes directeurs dégagés par l’arrêt Butler, dans lequel le propriétaire d’une boutique était accusé de distribuer du matériel pornographique dégradant ou déshumanisant, la juge McLachlin conclut que l’évaluation d’une conduite indécente devrait désormais reposer sur l’existence ou non d’un préjudice social si grave qu’il doive être considéré comme incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Plus facile à prouver qu’une norme sociale, l’analyse du préjudice procède en deux étapes, basées sur la nature et sur le degré du préjudice.

a) La nature du préjudice : le préjudice causé aux personnes ou à la société qui est contraire aux normes sociales

[11] Premièrement, de par sa nature, la conduite reprochée doit présenter un risque appréciable que soit causé, à des personnes ou à la société, un préjudice qui porte atteinte à une valeur exprimée et reconnue officiellement par la Loi constitutionnelle de 198211 ou par une autre loi fondamentale. En d’autres mots, il doit s’agir d’un préjudice qui est officiellement reconnu par la société comme incompatible avec son bon fonctionnement. À la différence du test basé sur la norme de tolérance de la société, cette reconnaissance officielle fait en sorte que les valeurs défendues par les juges et les jurés correspondent à celles de la société canadienne. Se fondant sur la jurisprudence, la juge McLachlin énumère trois catégories de préjudice qui sont susceptibles de mener à une conclusion d’indécence, en précisant toutefois que d’autres préjudices pourraient être invoqués à l’avenir.

(i) Le préjudice de la perte d’autonomie et de la liberté résultant de l’exposition du public

[12] Il s’agit du préjudice qui expose les membres du public à une conduite entravant leur autonomie et leur liberté. Le risque qu’un tel préjudice survienne dépend de la mesure dans laquelle les personnes ont été involontairement exposées à la conduite reprochée. La nature, le lieu et l’auditoire des actes visés sont pertinents même si le caractère indécent d’un acte ne dépend pas seulement du fait qu’il est commis dans un «endroit public» au sens du Code criminel.

(ii) Le préjudice résultant de la prédisposition d’autrui à adopter un comportement antisocial

[13] Suivant l’arrêt Butler, ce préjudice ne se limite pas aux invitations explicites à commettre des actes antisociaux et il s’étend à celui qui touche l’attitude. Une conduite qui perpétue des images négatives ou dégradantes de l’humanité pourrait mener à l’adoption d’un comportement antisocial et, en conséquence, violer l’égalité et la dignité des individus envers qui ce comportement est dirigé. Ce préjudice ne surviendra que si les membres du public sont susceptibles d’être exposés à la conduite en cause.

(iii) Le préjudice physique ou psychologique causé aux personnes qui participent aux activités reprochées

[14] Une activité sexuelle qui pourrait provoquer un préjudice physique, comme une agression sexuelle, peut contrevenir à des normes sociales reconnues d’une manière qui est incompatible avec le bon fonctionnement de la société, suivant le test énoncé dans Butler. Ainsi, le consentement de l’individu à l’activité est un critère important pour déterminer si ce type de préjudice est établi. Le fait que la conduite soit privée ou publique importe peu puisque le préjudice n’est pas causé à la société mais bien aux participants. Se penchant sur le préjudice physique découlant du risque de maladies transmises sexuellement, la juge McLachlin précise qu’il est difficile d’y attribuer un «rôle indépendant» dans le critère de l’indécence puisque, par exemple, une telle maladie peut être transmise par des actes qui ne sont pas indécents.

b) Le degré du préjudice : le préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne

[15] Il s’agit d’un critère exigeant qui veut que les membres d’une société diversifiée soient prêts à tolérer des comportements qu’ils désapprouvent, à moins qu’il soit établi objectivement, hors de tout doute raisonnable, que ces comportements nuisent au bon fonctionnement de la société. Les jugements de valeur s’avèrent donc inévitables, selon la juge McLachlin, de sorte que, pour atteindre l’objectivité, les juges ne doivent pas fonder leur décision sur des valeurs préconçues et non reconnues, mais s’appuyer sur la preuve et sur un examen complet des faits avant de se prononcer.

[16] La juge McLachlin précise que l’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société va plus loin qu’un test fondé sur la norme de tolérance. En effet, il ne s’agit pas seulement de savoir ce que les membres de la société pensent de la conduite mais plutôt de savoir si l’autoriser entraîne un préjudice qui menace fondamentalement le fonctionnement de la société. Selon la juge, le test fondé sur le préjudice ou le risque appréciable de préjudice est plus exigeant, car le fait que l’on doive établir hors de tout doute raisonnable l’existence du préjudice en augmente l’objectivité. Lorsque seul un risque de préjudice est établi, ce risque doit être appréciable. Plus la nature du préjudice est extrême et moins le degré de risque requis sera élevé.

2. L’application du test dans R. c. Labaye et R. c. Kouri

a) R. c. Labaye

[17] Le jugement de la Cour d’appel est infirmé puisque aucun des trois types de préjudice énumérés par la juge McLachlin n’a été établi. Premièrement, les membres du public n’ont pas été exposés de façon involontaire aux activités sexuelles qui ont eu lieu à l’Orage et seules les personnes déjà favorables à ce type d’activité pouvaient y participer. En second lieu, personne n’a été prédisposé à des attitudes ou à des actes antisociaux. Contrairement aux faits dans Butler, aucun comportement antisocial envers les femmes — ou envers les hommes — n’a été prouvé. Personne n’a été contraint de se livrer à des activités sexuelles, ni n’a été payé pour s’y livrer, ni n’a été traité comme un objet sexuel. La juge McLachlin précise que les activités qui ont eu lieu à l’Orage ne revêtent pas de caractère commercial du seul fait qu’il s’agisse d’un établissement commercial. Finalement, malgré le risque de contracter une maladie transmissible sexuellement, aucun préjudice physique ou psychologique n’a été causé aux participants dans cette affaire. La juge McLachlin conclut que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont erré en appliquant le test fondé sur la norme de la tolérance de la société plutôt que de suivre le test fondé sur le préjudice, tel qu’établi dans Butler.

b) R. c. Kouri

[18] À l’instar de la Cour d’appel du Québec, la juge McLachlin conclut à l’absence d’actes indécents. Bien qu’elle soit d’accord avec le ministère public sur le fait que l’installation du rideau noir translucide ne constitue pas un mécanisme de contrôle suffisant pour prévenir un risque d’exposition involontaire aux activités sexuelles, elle est d’avis que les mesures de contrôle appliquées à la porte du bar étaient suffisantes. Quant au deuxième type de préjudice, elle conclut que personne n’a subi de traitement dégradant, abusif ou humiliant qui aurait favorisé des attitudes antisociales. Personne n’a été contraint de se livrer aux actes sexuels en cause ni n’a payé pour s’y livrer, et l’aspect commercial de l’entreprise n’est pas pertinent, non plus que le paiement des frais d’entrée. Comme dans Labaye, il n’est pas nécessaire de passer au deuxième volet du test.

B. La dissidence dans R. c. Labaye et R. c. Kouri

[19] Les juges Bastarache et Lebel soumettent que la nouvelle approche de l’indécence n’est ni souhaitable ni fonctionnelle et qu’aucune justification valable n’est offerte pour écarter le test fondé sur la norme de tolérance.

[20] Ils préconisent plutôt une analyse contextuelle des actes reprochés et opinent que la seule question qui se pose, dans chaque affaire, est celle de savoir si les actes reprochés dépassent la norme de tolérance de la société canadienne. La détermination de la norme de tolérance est fondée sur deux facteurs principaux, soit la nature des actes reprochés et le contexte. La notion de préjudice est importante, mais non décisive, et la présence ou non d’un préjudice ne constitue qu’un facteur contextuel parmi plusieurs autres. Il ne peut s’agir de la seule norme à partir de laquelle doit être évaluée la tolérance de la société.

[21] Les juges dissidents soutiennent que le jugement majoritaire de la Cour suprême modifie le rôle du juge dans la détermination de la norme de tolérance et que l’analyse des trois catégories de préjudice ne prend pas en considération la multitude de situations qui peuvent se présenter.

1. R. c. Labaye

[22] Les juges Bastarache et Lebel concluent que l’Orage est une maison de débauche au sens de l’article 210 (1) C.Cr. Selon eux, la nature des actes contribue tout d’abord à leur indécence. Certains actes faits à l’Orage peuvent même être qualifiés de dégradants. D’autre part, le caractère public et commercial du lieu joue un rôle très important dans l’analyse contextuelle relative à la norme de tolérance. Ensuite, l’«appartement» de Labaye n’est pas destiné à être habité. Finalement, seules les personnes irrespectueuses ou qui ne partagent pas la philosophie du club ne sont pas admises comme membres.

2. R. c. Kouri

[23] Bien que la nature des actes pratiqués au Coeur à corps soit moins explicite que dans Labaye, les juges Bastarache et Lebel concluent à leur indécence en se basant sur une analyse contextuelle des activités. Celles-ci surviennent dans un endroit plus public et commercial, et les mesures de contrôle prises à la porte ne sont pas assez strictes. Par ailleurs, le degré d’intimité est presque nul. Le fait que les actes surviennent entre adultes consentants n’emporte aucune conformité avec la norme de tolérance.

Conclusion

[24] Un banc de sept juges sur neuf de la Cour suprême a donc conclu que les actes sexuels constatés dans les établissements de MM. Labaye et Kouri n’étaient pas indécents puisque les personnes y ont volontairement participé ou en ont été témoins de façon volontaire sans qu’aucun préjudice leur ait été causé. En s’éloignant du test fondé sur la norme de tolérance de la société canadienne, les juges majoritaires de la Cour suprême n’ont pas retenu l’ensemble des facteurs contextuels qui avaient été considérés par les juges de première instance et par la Cour d’appel dans chaque affaire, telles la nature publique et commerciale des établissements de même que la vision dégradante et déshumanisante qui ressortait de certains des actes constatés. Il faudra attendre que la Cour suprême se penche encore une fois sur la question de l’indécence afin de voir si elle privilégiera le test fondé sur le préjudice, comme le préconise la juge McLachlin, ou si elle retournera à une évaluation de l’indécence fondée sur la norme de tolérance de la société canadienne.

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