[1] En règle générale, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) impute à l’employeur le coût des prestations dues en raison d’une lésion professionnelle subie par l’un de ses travailleurs, qu’il s’agisse d’un accident du travail1 ou d’une maladie professionnelle2. On entend par «prestation» une indemnité versée en argent, une assistance financière ou un service fourni en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

[2] Le processus qui mène à la consolidation d’une lésion et à la réintégration professionnelle engendre forcément des délais, attribuables notamment à l’obtention d’un diagnostic, à l’administration de soins et de traitements, à la procédure d’évaluation médicale et, le cas échéant, à la détermination d’un emploi convenable. Pendant ce temps, le travailleur reçoit une indemnité de remplacement de revenu (IRR), qui sera imputée au dossier de l’employeur. Certaines situations ont toutefois permis à des employeurs de faire imputer une partie de ces coûts à l’ensemble des employeurs.

Les délais attribuables au système de santé

[3] Le 8 avril 20023, le travailleur subit une déchirure du ligament triangulaire du poignet gauche. Le 3 juin suivant, son médecin suggère une arthroscopie au Centre hospitalier de l’Université Laval. L’intervention est reportée en raison d’un manque d’équipement. Finalement, le travailleur rencontre un nouveau médecin le 25 mars 2004, et la chirurgie sera effectuée le 26 mai suivant. L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles (CLP) de déclarer que les coûts engagés à compter du 3 juin 2002 soient retirés de son dossier jusqu’à la date de la chirurgie. Le commissaire Clément a jugé que les raisons du délai d’environ deux ans pour une chirurgie de un jour – soit le manque d’équipement – et le fait que le travailleur n’ait pas été envoyé à un autre hôpital constituaient des circonstances exceptionnelles qui se démarquaient des contraintes habituelles de quotas opératoires et de manque de personnel auxquelles font face tous les hôpitaux. Le commissaire a évalué que, le travailleur ayant été inscrit sur une liste chirurgicale le 3 juin 2002, il aurait été raisonnable qu’il soit opéré le 3 août suivant. Par conséquent, les coûts imputés au dossier de l’employeur entre le 3 août 2002 et le 26 mai 2004 ont été transférés à l’ensemble des employeurs.

[4] Dans une autre affaire4, le travailleur subit une lésion professionnelle le 17 octobre 2002. En juin 2003, il est inscrit sur une liste d’attente pour une chirurgie qui doit avoir lieu au mois de septembre ou d’octobre suivant. En mai 2004, le médecin annule ses chirurgies et prend sa retraite. Le travailleur est alors dirigé vers un autre médecin qui voit le travailleur le 20 septembre suivant. À cette date, il sera mis sur la liste d’attente d’un autre hôpital et il ne sera opéré que le 31 octobre 2005. La commissaire Cuddihy se dit d’avis que l’annulation des interventions chirurgicales du médecin et la cessation de ses activités professionnelles en mai 2004 constituent des circonstances exceptionnelles qui ont retardé la chirurgie de façon importante et que cette situation diffère de celle à laquelle tous les travailleurs et employeurs doivent généralement faire face. L’employeur prétendait que la totalité des coûts engagés pour la période du 10 mai 2004 au 31 octobre 2005 devait être imputée aux employeurs de toutes les unités. La commissaire a toutefois jugé que, étant donné que le travailleur avait été inscrit sur une liste d’attente chirurgicale le 11 juin 2003, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce qu’il soit opéré vers le 11 juillet 2004. Par conséquent, les coûts imputés à l’employeur entre cette date et le 31 octobre 2005 ont été transférés aux employeurs de toutes les unités.

[5] Par contre, la CLP a conclu différemment dans Machinerie Lépine inc.. Le 6 septembre 2005, un soudeur subit une déchirure de la corne moyenne du ménisque interne gauche. Une chirurgie est prescrite le 14 février 2006, laquelle est finalement pratiquée le 8 septembre suivant. La commissaire Colin rejette la demande de l’employeur. Elle estime qu’il n’a pas démontré en quoi un délai de sept mois pour une méniscectomie est un délai qui devrait être considéré comme anormal et qu’il doit donc supporter la totalité du coût des prestations liées à la lésion professionnelle.

[6] Par ailleurs, dans Ville de Montréal-Nord6, la CLP a confirmé le refus de la CSST d’autoriser une chirurgie en clinique privée. Dans cette affaire, le travailleur subit une lésion professionnelle le 22 avril 2003. On parle d’abord d’étirement de l’épaule gauche, mais l’investigation médicale démontre par la suite une déchirure de la coiffe des rotateurs. Finalement, un médecin suggère une chirurgie. En mars 2004, l’employeur écrit à la CSST afin qu’elle autorise une opération en clinique privée, ce que la CSST refuse. Le 2 février 2005, le travailleur est finalement opéré. La commissaire Couture convient que le délai d’attente pour la chirurgie a été très long et que, du fait de ce délai, le temps de récupération a été plus important. Toutefois, elle estime que le dossier se distingue de la situation rapportée dans la décision Transport SAS Drummond inc.7. En effet, le délai d’attente pour la chirurgie ne découle pas de circonstances particulières, comme l’absence d’instruments de chirurgie: elle est attribuable aux contraintes imposées aux divers établissements de santé. Ce délai, même s’il est important – voire exorbitant –, est le même pour tous et, en ce sens, on ne peut convenir que la situation vécue par l’employeur soit tellement inhabituelle que l’on puisse parler d’une situation injuste au sens de l’article 326 LATMP. Elle ajoute qu’il est difficile, et même impossible, pour la CLP de déterminer à partir de quand un tel délai deviendrait exorbitant ou injuste.

Les délais attribuables à la procédure d’évaluation médicale ou au processus de réadaptation

[7] Dans Caux & Frères inc.8, un journalier subit une rupture du tendon d’Achille le 2 avril 2002. La lésion est consolidée le 29 janvier 2003 avec une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles. Le processus de réadaptation est interrompu pendant sept mois en raison de l’absence prolongée de la conseillère en réadaptation, soit de juin 2003 au 8 janvier 2004, date à laquelle une nouvelle conseillère prend en charge le dossier. Finalement, ce n’est que le 31 mai 2004 que la CSST détermine un emploi convenable de relieur à la main. La commissaire Nadeau refuse de désimputer l’employeur. Elle estime que les délais font partie des coûts et que, à moins qu’ils ne soient complètement déraisonnables ou injustes, ils ne peuvent permettre de conclure que l’employeur est obéré injustement9. Il est vrai que l’employeur en l’espèce n’a pas de reproches à se faire et qu’il n’est pas responsable des problèmes administratifs de la CSST. Toutefois, les problèmes de personnel et d’assignation des dossiers au sein d’un organisme public font partie des aléas. Ce délai de sept mois est regrettable, mais l’on ne peut conclure qu’il est exorbitant ou déraisonnable. La commissaire ajoute qu’il n’est pas approprié de concevoir une approche où il faudrait obtenir une preuve du délai normal ou moyen de traitement d’un dossier en réadaptation et conclure, par conséquent, que tout incident ou particularité au dossier qui prolonge ce processus de quelques jours, semaines ou mois devient injuste pour l’employeur et entraîne un transfert des coûts à l’ensemble des employeurs. Cela va à l’encontre du principe général selon lequel l’employeur est imputé du coût des prestations découlant de la lésion subie par son travailleur.

[8] Dans Centre de rénovation Prud’Homme inc.10, le travailleur subit une entorse lombaire le 27 mars 2002. L’employeur demande un transfert d’imputation, alléguant que le cheminement administratif du dossier a été anormalement long. Le commissaire Arsenault rejette sa demande. Dans un premier temps, il se dit d’avis que les délais sont largement attribuables à la contestation par l’employeur de trois décisions rendues par l’instance de révision de la CSST. D’autre part, le 8 octobre 2004, la CSST rendait une décision portant sur la capacité du travailleur: considérant qu’il ne pouvait retourner chez l’employeur, elle explorait avec lui si un autre emploi ailleurs sur le marché du travail pouvait lui convenir. Elle retenait l’emploi de préposé au service à la clientèle et le déclarait capable d’exercer cet emploi à compter du 5 octobre précédent. Comme cet emploi n’était disponible ni chez l’employeur ni ailleurs sur le marché du travail et que le travailleur était à la recherche d’un tel emploi, elle décidait, conformément à l’article 49 LATMP, de poursuivre le versement de l’IRR jusqu’à ce qu’il se trouve cet emploi ou au plus tard le 5 octobre 2005. Enfin, la CSST a dû étudier une réclamation pour récidive, rechute ou aggravation de la lésion professionnelle du travailleur. Bien qu’elle ait refusé cette réclamation, il faut convenir qu’il lui était sûrement difficile, compte tenu des recours exercés par l’employeur à l’encontre de ses décisions et de la nouvelle réclamation du travailleur, d’assurer le prompt cheminement administratif de ce dossier. Ainsi, le cheminement particulièrement difficile du dossier du travailleur est attribuable à sa lésion professionnelle, qui l’a rendu incapable de réintégrer son emploi prélésionnel, et à sa condition personnelle, que la CSST a considérée comme un handicap préexistant ayant prolongé de façon appréciable la période de consolidation de sa lésion. En raison de ce handicap, la CSST a d’ailleurs transféré dans une proportion de 90 % le coût des prestations versées au travailleur aux employeurs de toutes les unités. En fait, le cheminement administratif du dossier du travailleur découle essentiellement de l’application par la CSST des dispositions de la loi, entre autres celles relatives aux mécanismes de contestation qui y sont prévues et celles relatives au paiement d’une IRR durant la période de détermination d’un emploi convenable lorsqu’un travailleur ne peut réintégrer son emploi ou un emploi approprié et, une fois cet emploi déterminé, au paiement de cette indemnité durant la période de recherche d’un tel emploi. La loi a conféré à la CSST une très grande marge de manoeuvre en matière de réadaptation, surtout lorsque l’employeur n’est pas en mesure d’assurer le maintien du lien d’emploi à la suite d’une lésion professionnelle, comme il appert des articles 146 et 182 LATMP. En matière d’interprétation législative, il existe une présomption que le législateur n’entend pas faire des lois dont l’application conduirait à des conséquences contraires à la raison ou à la justice. Même si le deuxième alinéa de l’article 326 prévoit un transfert du coût des prestations à tous les employeurs lorsque l’employeur est obéré injustement, cette exception ne peut pas trouver application quand il s’agit des conséquences de l’application d’une disposition législative.

[9] Par contre, la situation est différente lorsque les délais sont attribuables à une erreur de la CSST. Dans J.M. Girard inc. et Paquet11,un opérateur de débusqueuse subit une commotion cérébrale et une entorse cervicale le 12 décembre 2000. L’employeur demande un transfert d’imputation, alléguant l’irrégularité de la procédure d’évaluation médicale. Le commissaire Deraiche lui donne raison. En effet, la CSST a commis une erreur qui a conduit la CLP à lui retourner le dossier afin qu’il soit soumis à l’avis d’un membre du Bureau d’évaluation médicale (BEM). Durant cette période, le travailleur a perçu ses IRR, ce qui constitue une charge qui, n’eût été l’erreur administrative, n’aurait pas été imputée à l’employeur. Lorsque des coûts reliés à une lésion professionnelle ne résultent pas exclusivement de l’application de la loi et ne sont pas le résultat de la conduite de l’employeur, il y a lieu d’accorder un transfert de ces coûts à l’ensemble des employeurs. En l’espèce, les rapports médicaux d’un chirurgien orthopédiste du 23 janvier 2002 ainsi que celui d’un autre chirurgien orthopédiste du 15 mars suivant sont les rapports qui auraient dû être soumis à l’avis du membre du BEM. Ce dernier ayant 30 jours pour rendre son avis, c’est donc le 15 avril 2002 que la CSST aurait été en mesure de conclure sur la capacité d’occuper l’emploi prélésionnel ainsi que l’admissibilité du travailleur au programme de réadaptation. Or, cette décision n’est rendue que le 24 avril 2003. Il y a donc un délai de plus d’un an dans le dossier, ce qui a engendré des coûts, notamment l’IRR, qui ne doit pas être supportée par l’employeur. Par contre, les coûts subséquents au 24 avril 2003 résultent de l’application de la loi en matière de réadaptation et doivent être portés au dossier de l’employeur.

Le travailleur n’a pas sa carte d’assurance-maladie

[10] Dans Le Paris inc.12, un serveur subit une tendinite du pouce le 2 novembre 2002. L’intervention chirurgicale était prévue pour le 7 mai 2003. Toutefois, cette chirurgie a été remise à la demande du travailleur, parce qu’il voulait que ce soit un chirurgien particulier – le seul compétent, à son avis – qui procède à l’intervention en clinique privée. L’intervention est reportée au 11 juin suivant. Cette fois, l’intervention n’a pas lieu parce que le travailleur n’avait pas renouvelé sa carte d’assurance-maladie. L’intervention chirurgicale a finalement lieu le 9 juillet. Le commissaire Suicco accueille la demande de l’employeur. Il se dit d’avis qu’il serait tout à fait injuste que le coût de l’IRR versée durant la période du 5 février au 9 juillet 2003 soit imputé au dossier financier de l’employeur puisque ces coûts ne sont pas engendrés par des délais administratifs normaux, mais bien en raison de l’attitude du travailleur.

[11] Dans Restaurants McDonald13, le travailleur, un équipier, a un statut d’immigrant au Canada. Le 18 août 2004, il subit une entorse lombaire greffée sur une maladie personnelle de spondylolisthésis L5-S1 et une irritation du nerf sciatique qui nécessite une épidurale foraminale. Il s’écoule toutefois plusieurs mois avant qu’il ne puisse rencontrer le médecin vers lequel il avait été dirigé par son médecin traitant. Ce délai est engendré par le fait que le travailleur ne possède pas de carte d’assurance-maladie et que le médecin refuse de le recevoir dans ces conditions. Le dossier reste donc complètement inactif entre la date de l’expertise du membre du BEM (6 janvier 2005) et la date du premier rendez-vous avec le médecin (7 juin suivant) et, durant cette période, l’employeur ne peut rien faire pour en accélérer le traitement puisque le membre du BEM a déjà déterminé que la lésion n’était pas consolidée et qu’une épidurale foraminale devait être tentée avant de statuer sur l’atteinte permanente et les limitations fonctionnelles relatives à la lésion professionnelle. Par conséquent, l’imputation à son dossier d’expérience des coûts entre le 6 janvier et le 7 juin 2005 a pour effet de l’obérer injustement. Ces coûts doivent donc être imputés aux employeurs de toutes les unités. Les coûts à compter du 7 juin 2005 ne peuvent cependant être transférés puisque, à cette époque, le dossier est repris en charge et il suit son cours normal.

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