[1] La Cour d’appel1, sous la plume de Mme la juge Pierrette Rayle, s’est penchée récemment sur la difficulté de répartir entre plusieurs enfants – nés de lits différents et parfois absents du litige – le bénéfice des ressources limitées de l’un de leurs parents. Le défi posé est d’autant plus grand que, comme le souligne la juge :

[46] […] les variations possibles dans les circonstances d’une cellule familiale sont presque infinies, surtout lorsque le tribunal, à l’intérieur d’une situation donnée, doit en plus, tenir compte d’éléments qui sont étrangers à celle-ci. Il en est ainsi des revenus d’un conjoint non partie à l’instance, de l’âge, de l’état de santé et des autres circonstances impératives propres à chaque enfant, du niveau de vie que peut s’offrir une famille reconstituée, mais pas l’autre, des modalités de garde et d’accès quant à chaque enfant, du fait qu’un des enfants à charge vit ou non sous le même toit que le parent qui est partie à l’instance, sans compter les frais particuliers propres à un enfant, mais pas aux autres. Enfin, l’enfant à charge pourra être celui du débiteur ou celui du créancier alimentaire. Le nombre de permutations est incalculable.

[2] Dans cette affaire, la juge de première instance2 avait été saisie, en 2006, d’une demande de modification de la pension alimentaire payable pour les deux enfants nées de l’union des parties. Cette pension, fixée de consentement en 1996, était toujours fiscalisée et s’élevait annuellement, après indexation, à 14 025 $. La Cour supérieure, sous la présidence de Mme la juge Jeannine M. Rousseau, a fait droit à la demande de défiscalisation du père et la pension annuelle a été fixée, conformément aux tables du Québec, à 9 135 $. La juge a toutefois refusé de tenir compte de l’obligation alimentaire du père à l’égard d’un troisième enfant né d’une union subséquente. En 2005, Mme la juge Lemelin, saisie de requêtes sur mesures provisoires, avait fixé la contribution du père pour ce troisième enfant à 488 $ par mois3. Devant la Cour d’appel, le père a allégué que cette ordonnance constituait un changement significatif ayant un effet négatif sur sa capacité financière. Selon lui, la pension annuelle de près de 6 000 $ dévolue au troisième enfant devrait être retranchée de son revenu total et la pension pour ses deux filles devrait être établie sur la base de ce revenu.

[3] Tout en concluant à la potentielle iniquité d’une telle suggestion, la juge Rayle a précisé que l’article 587.2 du Code civil du Québec4 (C.C.Q.) permettait au tribunal de moduler la valeur des aliments en prenant en considération le seul critère des «difficultés5» causées par les obligations alimentaires d’un parent à l’égard d’autres enfants. Elle a également souligné que, dans le cas d’un résultat inéquitable, le tribunal pouvait s’en abstenir. Puis, sans faire une revue exhaustive de la jurisprudence, elle a examiné les quatre méthodes privilégiées par les tribunaux placés devant cette question et a exprimé sa préférence pour l’une d’elle.

[4] La première méthode consiste à joindre dans un même formulaire tous les enfants d’un même débiteur. Cette méthode est illustrée dans C.S. c. L.B.6, où le tribunal a retenu la suggestion du père et a déterminé la valeur des aliments d’un groupe d’enfants en fonction du revenu moins élevé de l’autre créancière alimentaire, absente du litige.

[5] La deuxième propose de réduire artificiellement le revenu du débiteur pour tenir compte d’obligations alimentaires à l’égard d’enfants non visés par la demande7.

[6] Dans l’un des cas illustrant la troisième méthode, Droit de la famille 27178, le tribunal a refusé, dans un premier temps, de prendre en considération la charge d’un quatrième enfant né d’une union subséquente, préférant déterminer la valeur des aliments payables selon les barèmes et réduire ensuite, le cas échéant, cette valeur pour tenir compte des besoins d’un enfant non présent à l’instance.

[7] Finalement, la quatrième méthode établit un calcul spécial qui prend en considération tous les enfants9.

[8] Après avoir examiné ces quatre méthodes, la juge Rayle a ensuite exposé certaines constantes de la jurisprudence, et notamment le fait que l’écart entre les moyens financiers des parents soit traité différemment selon que le barème québécois ou les lignes directrices fédérales trouvent application ou que les tribunaux refusent de pénaliser les enfants nés d’une première union lorsque leur père ou leur mère a choisi de se lier avec un autre conjoint dont les enfants sont à la charge du nouveau couple. Dans les cas où un débiteur alimentaire, financièrement aisé, avait choisi de fonder une nouvelle famille, les tribunaux ont refusé de voir une «difficulté» justifiant une modulation à la baisse. Tant les revenus du débiteur que ceux du nouveau conjoint ou de la nouvelle conjointe doivent alors être pris en considération.

[9] Appliquant ces considérations au cas en l’espèce, la juge Rayle a exprimé sa préférence pour la troisième méthode, celle lui apparaissant la moins porteuse d’iniquité puisqu’elle permet de fixer la quotité des aliments à verser aux enfants en l’instance en suivant les étapes d’analyse mises en place par le législateur dans le formulaire de fixation des pensions alimentaires pour enfants, pour ensuite évaluer l’effet d’éléments factuels se rapportant à la cellule familiale absente du litige. En examinant les particularités du dossier et en constatant l’aisance financière du père, qui vit avec une troisième conjointe et n’a pas restreint son train de vie malgré ses obligations alimentaires, elle a conclu que la charge d’un troisième enfant ne lui causait pas de difficulté et qu’il était en mesure d’assumer son obligation à l’égard des enfants en l’instance selon les barèmes québécois.

[10] À une époque où la famille québécoise moderne s’étoile, il revient aux tribunaux de moduler les aliments dans le respect du droit des enfants. Si l’auteur Jules Renard a pu faire l’affligeant constat que «[l]es hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus», la juge Rayle a, de son côté, circonscrit le défi actuel des juges et observé que, si tous les enfants d’une personne sont égaux devant la loi et ont droit à un traitement équitable – l’article 599 C.C.Q. ne faisant pas de distinction à cet égard -, «l’égalité des droits ne signifie pas nécessairement la similitude des prestations».

Print Friendly, PDF & Email