[1] Avec le développement des différents outils de communication, d'évaluation et de surveillance mis à leur disposition, les employeurs sont susceptibles de s'interroger sur l'étendue de leurs droits, mais aussi de leurs obligations. Ils n'ignorent pas que les salariés ont également des droits de même que des obligations. Ainsi, le droit d'une personne au respect de sa vie privée1 ne s'éteint pas dès qu'elle franchit la porte de l'entreprise qui l'emploie. De leur côté, les salariés ont des devoirs, notamment celui d'être loyal à l'employeur. C'est souvent pour faire la lumière sur un possible manque de loyauté qu'un employeur utilisera les outils disponibles afin d'effectuer une surveillance des faits et gestes d'un salarié. Or, les possibilités d'intrusion dans la vie privée ne se limitent pas aux cas de filature, lesquels ont fait l'objet d'une importante jurisprudence. Les principes établis dans Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau2 reflètent l'état du droit quant aux conditions de recevabilité d'une preuve obtenue à la suite d'une filature. Comme une abondante jurisprudence traite de cette question, cet article présente d'autres situations où les salariés ont invoqué une atteinte à leur vie privée. Ces circonstances sont les suivantes : 1) les tests psychométriques; 2) l'examen du contenu d'un ordinateur; 3) l'utilisation de l'image ou du nom d'un salarié sur un site Web; 4) les références transmises à un employeur potentiel; et 5) l'obligation de renseignement.
1) Les tests psychométriques
[2] Les tests psychométriques sont utilisés par les gestionnaires de ressources humaines afin d'évaluer les compétences des candidats lors des processus d'embauche et de promotion. L'utilisation des résultats obtenus à ces tests devrait toutefois se limiter à l'objet pour lequel ils ont été réalisés. C'est ce qui ressort du jugement rendu dans Carignan c. Québec (Procureur général)3. Alors qu'il était policier temporaire à la Régie intermunicipale des Seigneuries, le salarié s'était porté candidat à un poste permanent. Il avait alors consenti à subir des tests psychométriques. Quatre mois plus tard, lorsque le corps de police de la Régie a été aboli, il a été intégré à la Sûreté du Québec à titre d'agent auxiliaire. Peu de temps après son transfert, il a fait l'objet d'une plainte d'un citoyen et a été suspendu de ses fonctions. Au terme d'une enquête, l'employeur a conclu que le salarié ne satisfaisait pas aux exigences du poste. Dans son avis de destitution, il a mentionné que la décision avait été prise en tenant compte des résultats obtenus aux tests psychométriques subis chez son ancien employeur. Le salarié a contesté sa cessation d'emploi. La Cour supérieure a conclu à l'illégalité de sa destitution au motif que l'employeur ne pouvait fonder sa décision sur les résultats obtenus lors des tests psychométriques. La juge précise qu'un employeur peut utiliser ces tests pour guider sa décision dans la sélection de son personnel. Cependant, une fois embauché, un employé doit être évalué selon son rendement et non sur la base des résultats obtenus à ces tests. Étant donné que ceux-ci visent à évaluer les traits de personnalité d'un individu, ils touchent l'intégrité psychologique et la dignité humaine et constituent une intrusion dans la vie personnelle des gens qui acceptent de s'y soumettre. La juge a conclu que leur utilisation comme motif de congédiement était pernicieuse. En effet, lorsqu'un candidat consent à se soumettre à ces tests à une fin précise, l'employeur ne peut faire fi de ce consentement et les utiliser à d'autres fins.
2) L'examen du contenu d'un ordinateur
[3] Un employeur a le droit d'examiner le contenu de l'ordinateur qu'un salarié utilise dans l'exercice de ses fonctions. Dans Syndicat des professionnelles et professionnels des affaires sociales du Québec (CSN) et Institut de réadaptation en déficience physique de Québec4, un conseiller en orientation a été sanctionné pour avoir envoyé à sa supérieure immédiate un courriel dont le contenu était - de l'avis de l'employeur - offensant. Le salarié a contesté sa suspension au moyen de la procédure de grief. Il soutenait notamment que l'employeur avait violé ses droits en vérifiant le contenu de l'ordinateur qu'il utilisait. L'arbitre a rejeté cet argument au motif que l'appareil n'était pas la propriété personnelle du salarié mais bien un outil mis à sa disposition uniquement à des fins professionnelles pour effectuer son travail. Il a conclu que la politique de l'employeur quant à l'accès au contenu des ordinateurs avait été établie dans le respect des règles et avec la plus grande prudence, de façon à assurer le respect de la confidentialité des communications que les professionnels ont avec leurs clients. L'arbitre a estimé qu'il n'y avait aucune preuve voulant que quelque règle de droit ait été violée en ce qui a trait à la saisie des données dans l'ordinateur du salarié.
[4] Par ailleurs, un employeur a le droit de vérifier si un employé exécute ses tâches pendant ses heures de travail. Dans Ghattas c. École nationale de théâtre du Canada5, la Cour supérieure a rejeté la prétention selon laquelle l'employeur avait porté atteinte à la vie privée d'une salariée en accédant à son ordinateur à son insu. Cette dernière, qui occupait des fonctions de direction, avait profité de sa période de travail pour transmettre à des tiers, à l'aide de l'ordinateur fourni pour l'exécution de ses tâches, des brouillons d'une lettre qu'elle s'apprêtait à remettre à son supérieur. Le juge a conclu que celui-ci avait un motif légitime de surveiller les communications effectuées par le biais de l'ordinateur de la salariée. Si elle ignorait l'existence de ce moyen de surveillance à la disposition de la direction, c'est parce qu'elle avait omis de s'enquérir des sujets qui avaient été abordés durant ses vacances.
[5] Enfin, dans Alliance de la fonction publique du Canada et Musée des beaux-arts du Canada6, l'arbitre a confirmé la suspension de deux mois imposée à un salarié pour avoir navigué sur Internet (sites pornographiques) durant ses heures de travail. Il a rejeté l'argument relatif à l'intrusion par l'employeur dans la vie privée de son employé, estimant que, lorsque celui-ci est au travail ou dans les locaux de l'entreprise, son expectative de confidentialité ou de respect de sa vie privée est plus restreinte. Lorsqu'une adresse de courriel désignant l'entreprise de l'employeur sert de lien de communication avec un journal, des agences de rencontres, des sites pornographiques et des sites de clavardage, il n'est pas illégal ni abusif de la part de ce dernier de vérifier le contenu d'un courriel afin de s'assurer que le salarié s'est conformé au règlement de l'entreprise.
3) L'utilisation de l'image ou du nom d'un salarié sur un site Web
[6] Dans Dumontet c. Gestion finance Tamalia inc. (Centre de santé minceur)7, un employeur a été condamné à verser 1 000 $ à titre de dommages non pécuniaires à une ex-salariée pour avoir porté atteinte à sa vie privée. Malgré la résiliation du contrat de travail, il avait omis de retirer la photographie de la salariée se trouvant sur le site Web de l'entreprise. La Cour du Québec a estimé que l'employeur avait fait preuve de négligence puisque la photographie y était demeurée pendant près de trois ans après le congédiement. À son avis, l'usage commercial de la photographie de la salariée après la rupture du lien d'emploi constituait une atteinte à sa vie privée et donnait droit à des dommages-intérêts. Dans cette affaire, même si la salariée n'a pas fait état de préjudice matériel résultant de cette utilisation de son image, la Cour a retenu qu'elle n'avait pas apprécié le fait que, pendant cette longue période, son image soit associée à une organisation faisant l'objet d'une couverture médiatique plus ou moins favorable. La Cour souligne d'ailleurs que l'atteinte à un droit protégé par l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne est constitutive d'un préjudice moral, qu'il y ait ou non d'autres conséquences ou dommages.
[7] Par ailleurs, dans Syndicat des travailleuses et travailleurs en garderie de Montréal et Laval (CSN) et Centre de la petite enfance La garderie du Manoir inc. (Maryse Dubeau)8, un arbitre de griefs a conclu que l'employeur avait porté atteinte à la vie privée d'une salariée. Cette dernière avait fait l'objet d'une réintégration à la suite d'une sentence arbitrale ayant annulé son congédiement pour avoir frappé un enfant. À la suite de son retour au travail, l'employeur a permis à des journalistes et à des caméramans d'effectuer des enregistrements dans la garderie. Il a installé une affiche qui indiquait l'adresse d'un site Internet dénonçant la violence faite aux enfants, accompagnée du nom et de la photographie de la salariée. Cette dernière a déposé un grief, alléguant avoir subi du harcèlement psychologique. L'arbitre a conclu que l'attitude de l'employeur avait favorisé l'intrusion des médias dans la vie privée de la salariée. Il a été condamné à lui verser des dommages-intérêts (500 $).
[8] Enfin, il y a lieu de souligner l'affaire Arpin c. Grenier9, dans laquelle c'est le salarié qui a été condamné à verser des dommages-intérêts à son ex-employeur pour avoir porté atteinte à sa vie privée et avoir contrevenu à son obligation de loyauté. Il avait publié, dans un forum de discussion sur Internet, un texte offensant et à caractère diffamant qui portait sa signature accompagnée du nom de l'employeur. La Cour a conclu que l'adresse Internet fournie par un employeur à ses employés lui appartient et que, sauf autorisation, elle est mise à leur disposition seulement aux fins de leur travail. Ainsi, l'utilisation sans permission du nom de l'employeur constituait une atteinte à sa vie privée. Selon la Cour, l'atteinte est d'autant plus évidente si l'on tient compte des obligations particulières découlant d'un contrat de travail, notamment du devoir de loyauté énoncé à l'article 2088 du Code civil du Québec10.
4) Les références transmises à un employeur potentiel
[9] Dans St-Amant c. Meubles Morigeau ltée11, le salarié avait dû abandonner un travail manuel en raison de sa condition médicale (hernies discales). Ses recherches pour trouver un autre emploi s'étant révélées infructueuses, il a poursuivi son ex-employeur, lui reprochant d'avoir divulgué aux employeurs potentiels des renseignements préjudiciables à son sujet. Selon la Cour supérieure, l'état de santé d'un individu et les renseignements s'y rapportant sont généralement considérés comme faisant partie intégrante de sa vie privée. Elle précise que l'on ne peut porter atteinte à la vie privée d'une personne sans son consentement, lequel doit être manifeste, libre, éclairé et donné à des fins précises. Ainsi, un consentement qui ne satisfait pas à ces exigences est sans effet. Dans cette affaire, la Cour a estimé que l'autorisation générale donnée à des employeurs potentiels de communiquer avec son ex-employeur ne permettait pas au représentant de celui-ci de divulguer à des tiers les problèmes de dos du salarié, lesquels sont liés à son état de santé, et donc confidentiels. Les renseignements concernant cette condition médicale et le fait qu'il avait reçu des prestations d'assurance-salaire ne pouvaient donc être divulgués en l'absence de consentement exprès. La Cour a conclu que le représentant de l'ex-employeur avait commis une faute entraînant la responsabilité de ce dernier, à titre de commettant, pour le préjudice moral.
[10] Par contre, dans Larochelle c. Association des personnes handicapées de Lévis inc.12, il a été décidé qu'un employeur n'avait pas illicitement porté atteinte à la vie privée d'une ex-salariée en fournissant des renseignements sur son état de santé au nouvel employeur de celle-ci. Ayant appris qu'elle souffrait d'épilepsie, ce dernier avait rejeté sa candidature à un poste de monitrice dans un camp de vacances. La Cour a reconnu que les éléments relatifs à l'état de santé d'une personne étaient des composantes de sa vie privée mais que le droit au respect de celle-ci n'était pas absolu. Ainsi, pour que l'atteinte soit considérée comme illicite, il faut que le responsable de cette atteinte ait commis une faute. La Cour a estimé que, dans cette affaire, les renseignements avaient été transmis dans un but légitime, tel que le permet l'article 9.1 de la charte. En effet, c'est lorsqu'il a su que la salariée aurait à s'occuper de personnes handicapées et vulnérables que l'ex-employeur a fourni des renseignements sur la condition médicale de cette dernière. La Cour souligne que le droit d'émettre de bonne foi une opinion est aussi un droit fondamental reconnu à l'article 3 de la charte. Dans les circonstances de l'espèce, elle a conclu à l'absence d'atteinte illicite au respect de la vie privée de la salariée.
5) L'obligation de renseignement
[11] Dans Union des employées et employés de service, section locale 800 et Collège Marie de France13, un préposé à l'entretien avait été suspendu pour avoir refusé de se soumettre à un examen médical et de signer l'autorisation permettant au médecin de communiquer à l'employeur les informations relatives à cet examen. Il a contesté cette mesure au moyen de la procédure de grief. L'arbitre a conclu que le plaignant ne pouvait refuser de participer à l'expertise médicale requise par l'employeur puisque celui-ci avait des motifs raisonnables et sérieux de douter de l'incapacité de travailler alléguée par le salarié. L'arbitre précise cependant que l'examen doit porter sur la condition médicale contestée et qu'il revient à ce médecin de déterminer la façon de procéder selon l'étendue de ses prérogatives et compétences professionnelles. En outre, compte tenu du fait que le salarié a un droit fondamental au respect de l'intégrité de sa personne et de sa vie privée, le contenu du rapport du médecin ne doit porter que sur ce qui est nécessaire pour que l'employeur puisse prendre une décision éclairée relativement au litige. En l'espèce, l'arbitre a conclu que le plaignant avait raison de s'interroger sur le droit de son employeur d'empiéter sur sa vie privée et que ce dernier aurait dû le renseigner plus clairement sur son obligation de se soumettre à l'examen médical. Par conséquent, la durée de la suspension a été réduite de 15 à 12 semaines.
[12] Par ailleurs, un employé ne peut invoquer son droit à la vie privée afin de refuser de répondre aux questions légitimes de l'employeur. Dans Boucher et Dactylographe Métropole inc. (DMI Bureautique)14, un superviseur technique se préparait à s'investir dans une autre activité de travail alors qu'il était encore au service de l'employeur. Ayant d'abord jugé que ces activités de planification de carrière dans un secteur non concurrent ne constituaient pas un manquement à l'obligation de loyauté, la Commission des relations du travail a estimé que le salarié avait eu tort de refuser de répondre aux questions de l'employeur en invoquant son droit au respect de sa vie privée. Elle a conclu que, compte tenu du contrat qui liait les parties, l'employeur était en droit de connaître la nature de ses projets. Selon la Commission, cette attitude du salarié avait irrémédiablement rompu le lien de confiance avec l'employeur et ce dernier était fondé à le congédier.
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