[1] Le phénomène des danses contacts, communément appelées «danses à 10 $» et fréquemment proposées dans des bars de danseuses nues, a fait couler beaucoup d’encre. Prises sous l’angle d’actes indécents ou d’actes de prostitution commis dans une maison de débauche, ces danses ont fait l’objet de plusieurs décisions des tribunaux[1]. En vertu de l’article 197 (1) du Code criminel[2] (C.Cr.), une «maison de débauche» est un local qui, selon le cas, est tenu ou occupé ou encore fréquenté par une ou plusieurs personnes, à des fins de prostitution ou pour la pratique d’actes d’indécence. L’article 210 (2) b) C.Cr. rend coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par voie sommaire quiconque, selon le cas, est trouvé sans excuse légitime dans une maison de débauche. Ces dispositions législatives qui se situaient au cœur d’une décision du juge Fournier, de la Cour municipale de Laval, soit l’affaire R. c. Alexandre[3], laquelle a fait l’objet d’un appel devant la Cour supérieure[4] pour finalement aboutir devant la Cour d’appel du Québec en juin 2010[5]. Dans cette affaire, à la suite d’une enquête policière menée sur plusieurs jours, 15 personnes avaient été arrêtées dans un bar de danseuses nues où l’on proposait des danses contacts. Des agents d’infiltration sont venus témoigner de plusieurs scènes où les danseuses offraient aux clients de les mener dans un isoloir; elles y dansaient en privé pour eux en plus de leur permettre certains attouchements. Par la suite, les danseuses remettaient l’argent au portier. Les accusés, soit des danseuses, le portier et un client, ont été reconnus coupables de s’être trouvés, sans excuse légitime, dans une maison de débauche, en vertu de l’article 210 (2) b) C.Cr.

Jugement de première instance

[2] D’entrée de jeu, le juge de la Cour municipale s’est interrogé à savoir si le bar pouvait être considéré comme une «maison de débauche» au sens du Code criminel et a conclu, à la lumière de la jurisprudence — dont plus particulièrement l’arrêt Patterson c. R.[6], de la Cour suprême — que l’existence d’une maison de débauche découle d’une preuve directe de l’utilisation fréquente et continue de l’établissement à des fins de prostitution, soit par sa réputation ou par des inférences provenant de l’ensemble de la preuve. Il a conclu que tel était le cas et que la présence des policiers à plusieurs dates était en soi une preuve suffisante de la fréquence dans la mesure où la preuve révélait les actes prohibés par la loi. Cela étant, le juge a reconnu que, depuis la décision partagée de la Cour suprême dans R. c. Pelletier[7], rendue en 1999, les danses contacts n’étaient pas reconnues comme étant des actes indécents. Il est à noter qu’à la différence de l’affaire Alexandre, dans Pelletier, les parties avaient admis que les gestes reprochés ne constituaient pas des actes de prostitution. Ainsi, pour en arriver à conclure que le bar en question était une maison de débauche, il fallait que la poursuite prouve qu’il y avait eu des actes de prostitution.

[3] Le terme «prostitution» n’est pas défini au Code criminel. Le juge Fournier, s’appuyant sur la jurisprudence tant britannique que canadienne, rappelle qu’il s’agit d’un concept objectif et non pas évolutif. Il précise que le contact physique direct n’est pas requis et ne constitue pas un élément essentiel de la prostitution, et il retient la définition proposée par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1 (1) c) du Code criminel (Man.)[8], soit le fait d’offrir son corps à des fins lascives, à tout venant, contre rémunération.

[4] Revenant sur le caractère objectif de la notion de prostitution, le juge a rejeté la proposition de la défense de réviser l’état du droit et de la jurisprudence dans le contexte de l’arrêt R. c. Labaye[9], rendu par la cour suprême en 2005. Dans cette affaire, la plus haute cour du pays a mis de côté la norme de la tolérance de la société qui était appliquée jusqu’à ce jour pour définir ce qu’est un acte indécent et a conclu que l’évaluation d’un tel acte devait désormais reposer sur l’existence d’un préjudice social si grave qu’il doive être considéré comme incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Forte de cet enseignement, la défense a soutenu que l’on ne pouvait plus se baser sur le «sens moral» de la prostitution et que, à la lumière du concept de «préjudice« élaboré dans Labaye, on ne pouvait conclure qu’une «danse à 10 $», sans acte spécifique, était un acte de prostitution. Au soutien de ses dires, la défense a repris les propos des juges majoritaires dans Labaye, qui, appelés à se prononcer sur ce qu’est l’indécence, ont conclu à une norme juridique fondée sur un préjudice objectivement vérifiable plutôt que sur une désapprobation subjective. Le juge n’a pas retenu cette argumentation, considérant que les notions développées dans cet arrêt ne pouvaient être transposées en matière de prostitution. Il a maintenu qu’à la différence de l’indécence, qui est un concept évolutif, la notion de prostitution n’a pas changé et ne peut le faire que si le législateur en décide autrement. Définissant la prostitution comme «le fait pour un homme ou une femme d’offrir son corps ou une partie de son corps contre rémunération[10]», le juge ajoute qu’il s’agit d’une activité déshumanisante et dégradante, qui porte atteinte à la dignité humaine en déformant la sexualité et en faisant de l’intimité sexuelle une marchandise. Finalement, il a conclu qu’il n’existe aucun facteur subjectif et que l’enseignement des tribunaux est clair et non équivoque. On est devant un cas de prostitution ou non. Les accusés ont été déclarés coupables. D’une part, le critère de la fréquence et de la continuité pour déterminer qu’il s’agissait d’une maison de débauche avait été prouvé hors de tout doute raisonnable. D’autre part, quant à l’acte de prostitution, le juge Fournier a retenu que les danseuses montraient une volonté claire «à offrir des faveurs sexuelles contre rémunération et ce pour la gratification sexuelle du client[11]» et qu’il s’agissait d’un commerce, soit donner son corps contre rémunération.

[5] La Cour supérieure du Québec siégeant en appel a confirmé les déclarations de culpabilité, concluant que le juge de la Cour municipale n’avait commis aucune erreur de droit quant à l’existence d’une maison de débauche ni d’erreur manifeste et déterminante dans son appréciation de la preuve. Elle a donné raison au juge d’avoir distingué les faits de l’arrêt Labaye et de ne pas avoir transposé les notions développées par les juges majoritaires dans une accusation en matière de prostitution. Enfin, elle a repris l’affirmation du juge quant au fait que la notion de prostitution n’a pas changé et ne peut le faire que si le législateur en décide. Finalement, pour la Cour, il n’est pas question de tolérance de la société à l’égard du geste reproché. Ce qui importe, c’est sa démonstration hors de tout doute raisonnable qui doit être faite.

Jugement de la Cour d’appel du Québec

[6] Invoquant les erreurs de droit commises par les instances précédentes, les accusés ont demandé la tenue d’un nouveau procès. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé les déclarations de culpabilité, concluant que ces «danses à 10$» étaient des actes de prostitution. Il s’agissait de déterminer si la définition jurisprudentielle de la prostitution devait être modifiée pour tenir compte de l’approche évolutive adoptée par la Cour suprême eu égard au concept d’«indécence» dans le contexte de la définition d’une maison de débauche prévue à l’article 197 (1) C.Cr. À cet égard, les accusés ont prétendu que, puisque les notions de «prostitution» et d’«indécence» se trouvaient dans la même définition de «maison de débauche», il était approprié qu’elles soient traitées de la même manière. Or, le juge Hilton, écrivant pour la majorité, a décidé que cet argument faisait fi du contexte dans lequel ces deux expressions sont utilisées à l’article 197 (1) C.Cr. Pour le juge, il est manifeste que ces deux concepts visent deux situations de fait différentes, l’article 197 (1) C.Cr. faisant référence à un local fréquenté par des personnes soit «à des fins de prostitution», soit «pour la pratique d’actes indécents». Il ajoute qu’il n’est pas nécessaire que l’acte commis soit indécent pour qu’il s’agisse de prostitution. Le juge a rappelé à cet égard que, dans R. c. Tremblay[12], la Cour suprême avait infirmé une décision de la Cour d’appel[13] qui avait accueilli un amendement visant à substituer l’expression «la pratique d’actes indécents» à «la pratique de la prostitution» dans un acte d’accusation en vertu de l’article 210 (2) b) C.Cr., reconnaissant ainsi la distinction entre ces deux notions. Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1 (1) c) du Code criminel (Man.), la Cour suprême du Canada précise que, bien que la prostitution ne soit pas un crime au Canada, le législateur a choisi de s’y attaquer indirectement par l’inclusion de certaines dispositions du Code criminel, telles les infractions prévues aux articles 211, 212 et 213 C.Cr. Or, de dire le juge Hilton, il est difficile de concevoir que ces infractions soient prouvées en appliquant les principes établis en matière de pratique d’actes indécents. Il retient que le législateur a un intérêt légitime à criminaliser certaines activités liées à la prostitution, sans qu’il soit nécessaire que l’activité sexuelle qui y a donné lieu résulte d’un acte indécent. À cet égard, il cite l’affaire R. c. Jean-Pierre[14], de la Cour du Québec, qui a reconnu l’accusé coupable d’avoir entraîné des mineures à se livrer à la prostitution et d’avoir vécu de ses fruits. La conduite de l’accusé avait mené ces victimes à exécuter des danses contacts. Pour le juge, retenir la position des accusés entraînerait alors la situation insensée de ne pas pouvoir, dans un cas comme celui de l’affaire Jean-Pierre, poursuivre sous l’article 212 (1) b) ou 212 (2) C.Cr. Le juge Hilton a également rappelé l’affaire Therrien c. R.[15], où la Cour d’appel a conclu qu’il n’était pas important que l’acte reproché soit indécent, dans la mesure où il aboutissait à de la prostitution. C’est à la lumière de cette jurisprudence, et en particulier en raison de la distinction qui existe entre la prostitution et l’indécence ainsi que l’a établiR. c. Tremblay, que le tribunal a conclu, à l’instar des tribunaux inférieurs saisis de ce dossier, que l’approche pour définir l’indécence adoptée par la Cour suprême dans Labaye et dans R. c. Kouri[16] n’est pas pertinente afin de déterminer ce qui constitue un acte de prostitution pour l’application de l’article 210 (2) b) C.Cr. Ainsi, la prostitution n’est pas une notion subjective qui évolue selon les standards de la société, mais bien une notion objective.

[7] Ce jugement n’a pas fait l’unanimité, le juge Dalphond étant dissident. Pour ce dernier, il importe de faire l’historique de ce qu’est une maison de débauche. Il retient que, à l’origine, il s’agissait d’un local fréquenté à des fins de prostitution seulement. L’objectif de cette prohibition était d’empêcher le désordre et de contrôler les actes considérés comme immoraux. En 1913, la présence d’une personne dans une maison de désordre a été criminalisée. Enfin, en 1917, s’est ajoutée la pratique d’actes indécents à la définition de maison de débauche afin de s’ajuster à une nouvelle réalité sociale, comme les salons de massage. Cet élargissement de ce qui était prohibé était rendu nécessaire afin que soient inclus des actes non considérés comme de la prostitution. Bref, bien que le but de l’article 210 C.Cr. soit resté le même malgré l’amendement de 1917, il fait désormais référence à deux types d’actes prohibés qui nécessitent des preuves distinctes pour entraîner un verdict de culpabilité. Cela dit, le juge Dalphond, précisant que ni la prostitution ni l’indécence ne sont définies au Code criminel, retient que l’indécence est maintenant définie objectivement en se référant au préjudice qu’elle peut causer aux participants et à la société plutôt que selon le degré de moralité du juge, puis il cite R. c. Pelletier, de la Cour suprême, qui a conclu que les touchers sexuels de danseuses par des clients dans des isoloirs moyennant de l’argent n’étaient pas des actes indécents. Pour le juge, le but de l’article 210 C.Cr. est d’empêcher de tenir un établissement reconnu où les clients et les prostituées se rencontrent, en raison de l’effet d’un tel endroit sur le voisinage et de l’immoralité qu’il représente. Il considère qu’aujourd’hui ce dernier aspect de cette prohibition devrait être revu plus objectivement et renvoyer au préjudice qui peut être causé aux participants ou à la société plutôt qu’à l’immoralité. Ainsi, en l’espèce, il s’agissait de déterminer si des actes de prostitution avaient été commis dans le bar. Le juge reconnaît que la prostitution se définit comme une offre de services sexuels en échange d’argent. Par ailleurs, il précise que la notion de services sexuels est évolutive et cite R. c. Tremblay[17], de la Cour d’appel, qui y a expressément mentionné que ce qui constituait un acte de prostitution avait évolué dans le temps et que la prostitution était de nature intrinsèquement commerciale et visait des «actes sexuels entre personnes de même sexe ou de sexe différent et la gratification sexuelle du client qui ne s’obtient pas nécessairement par des relations sexuelles complètes». Le juge Dalphond considère que ce besoin d’ajuster la définition de la prostitution, particulièrement l’aspect de «l’échange de faveurs sexuelles», est constant dans un environnement qui change rapidement. Au soutien de son propos, il a cité en exemple les conversations érotiques au téléphone moyennant un certain prix et s’est posé la question si les propos tenus sont des actes de prostitution et si la personne propriétaire d’un tel type de commerce peut être accusée de vivre des fruits de la prostitution. Pour le juge Dalphond, les prohibitions liées à la prostitution, dont celle de s’être trouvé dans une maison de débauche, dépendent de ce que l’on entend par une gratification sexuelle en échange d’argent, d’où la nécessité de définir objectivement ce concept afin d’éviter tout caractère vague. Il a retenu que ces critères ne devraient s’appliquer qu’aux endroits où des clients vont pour obtenir, en échange d’une somme d’argent, des services donnés dans le but de leur fournir une gratification sexuelle. Appliquant ce raisonnement au cas en l’espèce, le juge Dalphond conclut que les actes commis par les danseuses n’aboutissaient pas à des actes de prostitution. Pour lui, il s’agissait d’une forme de divertissement et, même si ce type de danse aiguise l’appétit sexuel des clients, il reste que cela représente pour les danseuses et les clients, qui payent ou non, une forme d’amusement public qui ne dirige pas vers une relation sexuelle ou autre forme de gratification sexuelle. Par ailleurs, le juge a précisé que, bien qu’ils soient dégradants pour les femmes, ces gestes ne sont pas des actes indécents non plus. Par conséquent, il a considéré la preuve comme insuffisante pour conclure que les accusés s’étaient trouvés dans une maison de débauche. Il est à noter que le juge Hilton, à la différence du juge Dalphond, ne s’est pas attardé à l’historique entourant la notion de «maison de débauche» au motif qu’il ne s’agissait pas d’un moyen d’appel qui avait été autorisé devant la Cour. De plus, il a jugé que le fait de définir les actes reprochés aux danseuses comme étant du divertissement ne changeait rien au fait qu’il s’agit d’actes de prostitution.

Conclusion

 [8] Les danses contacts offertes dans les bars de danseuses nues sont populaires depuis plusieurs années mais, encore aujourd’hui, il est difficile de cerner ce qu’elles représentent aux yeux de la société et comment elles se définissent en droit. L’intérêt de clarifier la situation est toujours présent. Cette décision de la Cour d’appel a le mérite de bonifier la position des tribunaux qui ont conclu à une approche objective de ces actes sexuels définis comme étant des «actes de prostitution», à la différence des actes sexuels qui peuvent être qualifiés d’indécents selon une approche évolutive de ce qu’est l’indécence. Par ailleurs, le juge Dalphond signe une dissidence fort élaborée qui laisse à penser que le débat n’est pas clos. Est-ce que l’avenir du type d’endroit où l’on offre de telles danses est menacé? Jusqu’à ce jour, ce jugement n’a pas été porté en appel.

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