[1] L’article 329 alinéa 1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] se lit comme suit : «Dans le cas d’un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.»

[2] Selon la jurisprudence[2], pour que le travailleur soit considéré comme handicapé au sens de cet article, il faut qu’il présente, au moment de la survenance de sa lésion professionnelle, une déficience physique ou psychique qui entraîne des effets sur la production de la lésion ou sur ses conséquences.  Selon la Classification internationale des handicaps élaborée par l’Organisation mondiale de la santé[3], une déficience constitue une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique et correspond à une déviation par rapport à une norme biomédicale. Cette déficience peut être congénitale ou acquise. Elle peut aussi être latente et ne pas s’être manifestée avant la survenance de la lésion professionnelle.

[3] Le critère de la déviation par rapport à la norme biomédicale est souvent évalué en fonction de la prévalence lorsqu’il est question d’une déficience physique. Un taux de prévalence élevé signifie que la condition alléguée comme étant une déficience n’est pas suffisamment inhabituelle pour être considérée comme hors norme[4]. Généralement, la jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles (CLP) établit qu’une prévalence de 25 % ou plus n’équivaut pas à une déviation par rapport à la norme[5]. Pour obtenir gain de cause, l’employeur doit démontrer, d’une part, l’existence de la déficience et, d’autre part, que celle-ci a joué un rôle dans la survenance ou l’importance de la lésion professionnelle[6].

Cas où le handicap n’a pas été reconnu

[4] La travailleuse, âgée de 40 ans, a subi une lésion professionnelle, soit une déchirure du TFCC (complexe fibrocartilagineux triangulaire) du poignet. L’employeur a allégué qu’elle présentait un handicap au moment de la survenance de sa lésion, soit une condition personnelle de TFCC dégénéré et très aminci. Le juge administratif a d’abord souligné qu’une condition dégénérative — par opposition à une anomalie congénitale –, devait être évaluée en fonction de l’âge du travailleur. Il s’est ensuite rangé à l’avis du médecin de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) selon lequel la prévalence de la condition dégénérative dans le groupe d’âge de la travailleuse était de 40 % pour les disques dégénérés avec perforations et de 60 % pour les disques dégénérés sans perforation. Une telle prévalence n’étant pas en dehors de la norme biomédicale, la demande de partage de l’employeur a été rejetée[7].

[5] La travailleuse a subi une lésion professionnelle, soit une entorse au genou, une entorse cervicale et lombaire, une tendinite de la coiffe des rotateurs et une bursite de la hanche sur une coxarthrose, à la suite de laquelle l’employeur a demandé un partage des coûts, alléguant que cette dernière était déjà handicapée au moment de la survenance de la lésion. À cet égard, il a notamment fait valoir qu’elle était porteuse d’une condition personnelle d’obésité de classe 1 avec un indice de masse corporelle de 32. Le tribunal a estimé que, même si l’on retenait qu’une obésité de classe 1 puisse constituer «une certaine altération d’une structure ou d’une fonction» au sens de la notion de «déficience» établie par la jurisprudence, la preuve n’établissait pas que cette altération constituait une déviation par rapport à la norme. Malgré l’affirmation du médecin de l’employeur selon laquelle il s’agissait d’une telle déviation puisque 12,7 % de la population canadienne appartenait à cette classe d’obésité, le tribunal a considéré que ce chiffre, à lui seul, ne pouvait suffire pour démontrer le caractère déviant par rapport à la norme. Par ailleurs, dans cette affaire, le médecin de l’employeur, en s’appuyant plus particulièrement sur l’étude de Finkelstein[8], avait affirmé que les risques de blessure chez une personne ayant une obésité de classe 1 augmentaient de près de 25 %, peu importe le mécanisme, alors que les risques de blessure par chute augmentaient de 35 %. Or, le tribunal a fait une lecture différente des données tirées de cette étude. À cet égard, il a retenu que la prévalence des blessures de tout genre était augmentée de 2 % chez les personnes atteintes d’une obésité de classe 1 par rapport à la population ayant un poids normal (20 % pour les personnes de poids normal par rapport à 22 % pour les personnes obèses de classe 1). Il a également retenu que les risques de chute étaient de 4 % chez les personnes de poids normal, alors que ces mêmes risques étaient de 5 % chez les personnes présentant une obésité de classe 1. La demande de l’employeur a été rejetée[9].

[6] La travailleuse, âgée de 51 ans, a subi une lésion professionnelle, soit une entorse au genou et une déchirure du ménisque interne. L’employeur a demandé un partage des coûts, alléguant qu’elle présentait un handicap au moment de la survenance de sa lésion, soit une condition personnelle de gonarthrose. Le tribunal a estimé que le taux de prévalence de 25 % à 30 % d’arthrose indiqué dans une étude médicale[10] sur laquelle s’appuyait le médecin de l’employeur démontrait qu’une bonne proportion de la population avait commencé à souffrir de dégénérescence à l’âge de la travailleuse. La demande de l’employeur a été rejetée[11].

[7] Le travailleur, âgé de 42 ans, a subi une lésion professionnelle, soit une hernie discale L4-L5. L’employeur a demandé un partage des coûts, alléguant que le travailleur présentait un handicap, soit une condition personnelle de dégénérescence lombaire aux niveaux L4 et L5 et d’arthrose facettaire. Le tribunal a retenu les conclusions de l’étude[12] citée par le médecin de la CSST selon lesquelles la prévalence d’arthrose facettaire qualifiée de «modérée à sévère» chez les hommes de 40 à 59 ans était de 50 %, ce qui ne peut être considéré comme une déviation par rapport à la norme biomédicale. La demande de l’employeur a été rejetée[13].

Cas où le handicap a été reconnu

[8] Le travailleur, âgé de 47 ans, a subi une lésion professionnelle, soit l’aggravation d’une déchirure du ménisque interne du genou gauche. L’employeur a demandé un partage des coûts, alléguant que le travailleur était déjà handicapé au moment de la survenance de la lésion. Le tribunal a retenu l’opinion du médecin de l’employeur voulant que, compte tenu de la double condition personnelle préexistante chez le travailleur (une gonarthrose de grade II, avancée pour l’âge du travailleur, et une déchirure méniscale horizontale de type dégénératif), il s’agisse d’une déficience alors que, selon une étude[14] déposée en preuve, 17,4 % des personnes du groupe d’âge du travailleur souffrent d’une gonarthrose de grade II ou plus. Par conséquent, 95 % des coûts ont été transférés à l’ensemble des employeurs[15].

[9] La travailleuse a subi une lésion professionnelle, à savoir une contusion au coccyx ainsi qu’un abcès périanal et une fistule ayant été aggravés et rendus symptomatiques par le fait accidentel. Quant à la prévalence de ce type d’abcès, le médecin de l’employeur a déposé de la littérature médicale[16] indiquant que la prévalence de fistules anales était de 1 ou 2 personnes sur 10 000 parmi la population dans des études européennes et que, en Angleterre, les cas rapportés étaient de 18,4 personnes sur 100 000, les hommes ayant 2 fois plus de risque d’en être atteints, particulièrement vers la quarantaine. Le tribunal en a conclu que l’abcès périanal et la fistule secondaire constituaient une condition hors norme chez la travailleuse et a transféré 95 % des coûts à l’ensemble des employeurs[17].

[10] Le travailleur a subi une lésion professionnelle, soit une déchirure de la coiffe des rotateurs, à la suite de laquelle l’employeur a demandé un partage des coûts au motif qu’il était déjà handicapé au moment de la survenance de sa lésion. Le tribunal a d’abord constaté que la dégénérescence de la coiffe des rotateurs de l’épaule était fréquente chez les personnes de plus de 50 ans et qu’elle était essentiellement attribuable à un accrochage répété de la coiffe sur différentes structures de l’épaule et au vieillissement normal des tendons. Le tribunal a estimé que la prévalence d’une déchirure complète de la coiffe devait toutefois être modulée selon le groupe d’âge, celle-ci étant de 13 % pour les personnes âgées de 50 à 59 ans. Or, une telle déficience physique chez le travailleur, qui était âgé de 51 ans lors de l’événement initial, correspondait à une déviation par rapport à la norme, de sorte que 80 % des coûts ont été transférés à l’ensemble des employeurs[18].

[11] La travailleuse, une cuisinière, a subi une lésion professionnelle en pelant des carottes, soit une plaie au troisième doigt de la main gauche. Par la suite, on a diagnostiqué de la cellulite, un abcès et une infection de cette plaie. L’employeur a demandé un partage des coûts, alléguant que la travailleuse était porteuse du streptocoque du groupe A. Le tribunal s’est dit d’avis que cette condition constituait un handicap puisque moins de 10 % de la population adulte en est porteuse. D’autre part, dans cette affaire, le handicap a eu des conséquences importantes pour la travailleuse, notamment quant aux traitements requis, à la période de consolidation et à la présence d’une atteinte permanente et de limitations fonctionnelles, lesquelles l’ont empêchée de réintégrer son emploi prélésionnel. Étant donné le caractère bénin du fait accidentel et l’importance des conséquences qui en ont découlé, le tribunal a transféré 99 % des coûts attribuables à la lésion à l’ensemble des employeurs[19].

La notion de prévalence et la déficience d’ordre psychique

[12] Dans Compagnie A[20], le tribunal a nuancé l’utilisation du critère de la prévalence en matière de déficience d’ordre psychique. Dans cette affaire, le travailleur avait subi une lésion professionnelle, notamment un état de stress post-traumatique. L’employeur a demandé un partage des coûts, alléguant que le travailleur présentait un handicap, soit une personnalité prémorbide, des antécédents de consommation de drogue et un passé de violence et d’abus. Le tribunal a d’abord convenu que les traits de personnalité paranoïde et la personnalité prémorbide du travailleur, qu’ils soient qualifiés de trait ou de trouble de la personnalité, constituaient une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique au sens de la jurisprudence. Il a ajouté que les antécédents de consommation de drogues et la présence de violence et d’abus faisaient également partie de la condition psychologique antérieure du travailleur. Par ailleurs, le tribunal a estimé que, même si le critère de la déviation par rapport à la norme biomédicale s’appliquait à une déficience d’ordre psychique, ce caractère déviant pouvait être démontré sans nécessairement faire référence à la notion de «prévalence». En effet, cette notion suppose une norme quantitative qui est généralement pertinente lorsqu’une condition de nature dégénérative est invoquée. Par contre, pour évaluer une déficience psychique, l’appréciation du critère de la déviation par rapport à la norme biomédicale se fait davantage en fonction d’une norme qualitative. En l’espèce, le tribunal a retenu que le passé du travailleur et les conséquences afférentes avaient entraîné une condition psychologique déviant de la norme biomédicale, et 95 % des coûts ont été transférés à l’ensemble des employeurs.

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