[1] Le président d’une entreprise et l’entreprise elle-même ont-ils droit à des dommages-intérêts lorsque, dans le contexte d’une vérification fiscale et des cotisations qui suivent, les agissements de l’Agence du revenu du Québec (ARQ) ont pu mettre en jeu la survie même de cette entreprise?

[2] C’est sur une question de cette nature que s’est penchée la Cour supérieure, le 23 octobre 2013, alors qu’elle a rendu sa décision dans Groupe Enico inc. c. Agence du revenu du Québec[1] , dans laquelle une entreprise de haute technologie spécialisée dans l’automatisation et la robotique ainsi que son président, un dénommé Archambault, poursuivaient l’autorité fiscale et le procureur général du Québec pour plus de 12 millions de dollars en raison de fautes liées tant au fond du dossier qu’à l’abus procédural allégué.

[3] Avant de nous attarder à cette décision en tant que telle, et ce, en ce qui a trait tant à la responsabilité de l’ARQ qu’aux dommages-intérêts finalement refusés ou accordés, nous aborderons la question de la provision pour frais fondée sur l’article 54.1 du Code de procédure civile qui avait été réclamée par les demandeurs.

Provision pour frais

[4] En 2011, la Cour supérieure[2] a accueilli en partie la requête des demandeurs et a ordonné à l’autorité fiscale et au procureur général de payer à Enico une somme de 325 404,12 $ à titre de provision pour frais.

[5] Après avoir accueilli la requête pour permission d’appeler[3] , notamment au motif qu’elle soulevait «une question de principe tenant à la façon d’appliquer les articles 54.1 et s. C.p.c.», la Cour d’appel[4] a infirmé le jugement de première instance.

[6] Elle a d’abord rappelé les principales erreurs reprochées à l’autorité, soit[5]  : «Il y a eu perte par les appelants d’un chèque de 10 962,59 $. Ceux-ci ont saisi le compte de banque de Enico et ont donné mainlevée de la saisie quelques jours plus tard. Les appelants ont produit une preuve de réclamation auprès du syndic en mai 2008 et ils en ont donné mainlevée en juillet 2008. Les appelants ont refusé certaines dépenses des intimés en raison d’erreurs "soit des doublons ou des croisements de fichiers".»

[7] Puis, précisant que «[l]a démonstration prima facie des intimés selon laquelle la conduite des représentants des appelants dans le traitement fiscal de Enico pouvait être "négligente", "insouciante" et "téméraire", selon les termes utilisés par le juge, n’établit pas sommairement que la défense est ou peut être abusive[6] », la Cour d’appel a conclu que l’attribution d’une provision pour frais n’était pas une avenue qui s’offrait au juge de première instance.

Responsabilité de l’ARQ

Une dénonciation à l’origine de la vérification fiscale

[8] Dans sa décision portant sur le fond du litige, la Cour supérieure, reprenant en détail le témoignage du demandeur Archambault, fait mention de son cheminement personnel. Ce dernier, qui possède une formation en électrodynamique, a démarré son entreprise, la demanderesse Groupe Enico inc., en 1990. Il fait état de dossiers importants qu’il a réalisés, de ses démarches en vue d’ouvrir un bureau en Tunisie et des nombreux projets de l’entreprise. Le bref extrait suivant, relatant la situation financière de cette dernière en 2007, reflète les enjeux financiers auxquels elle faisait face[7]  :

[20] Au début de 2007, il obtient un prêt préapprouvé de 350 000 $ de la part de la BDC (P-78). Il conclut également une entente avec EDC à hauteur de 200 000 $. À ce moment, il attend environ 1 000 000 $ en crédits d’impôt en regard du programme de recherche scientifique (P-82). Une partie de ce montant est déjà financée. Il déclare que 600 000 $ de ce million est libre de dettes. Il ajoute que les prêts de BDC et EDC représentent 1,1 million pour financer 900 000 $ d’investissements dont il a fait état précédemment. Ce montant de 900 000 $ est payé à même son fonds de roulement.

[9] Quelques mois auparavant, soit en octobre 2006, un dénommé Fournelle s’était rendu au bureau d’Enico aux fins d’une vérification fiscale en TPS et TVQ. Il était alors accompagné d’un certain Boudrias, qui s’est présenté comme stagiaire en taxes pour assister Fournelle dans son travail mais qui était en réalité un inspecteur des impôts. Dans son témoignage, Archambault a précisé que, à la suite de démarches auprès de la Commission d’accès à l’information, il avait découvert que cette vérification de 2006 faisait suite à une dénonciation d’un ex-employé qu’il avait congédié.

[10] À ce sujet, Starnino, gestionnaire à la Direction de la vérification en mai 2007 et patron de Fournelle et Boudrias, a témoigné que la dénonciation à l’origine de la vérification mentionnait que certains montants de taxes n’avaient pas été remis par Enico. Selon le tribunal, le problème n’est pas que l’ARQ ait cotisé à la suite d’une dénonciation, mais plutôt la manière dont on a pris en considération la dénonciation et l’absence de toute vérification relative au sérieux des motifs du dénonciateur[8] . Il en a retenu que :

[640] De cette dénonciation découle une décision de faire une vérification, laquelle est non dévoilée au contribuable. De ces deux éléments s’ensuit une décision d’émettre des avis de cotisation qui, une fois émis, peuvent prendre des mois avant d’être corrigés. Le contribuable peut subir un fardeau économique énorme de ces avis qui peuvent être considérablement gonflés, comme ce fut le cas en l’espèce.

Un système de quota

[11]    Le tribunal a également dénoncé l’existence d’un système de quotas (des témoins ont admis qu’il existait un objectif de 1 000 $ l’heure pour la récupération[9] ), qui, selon lui, contribue à expliquer que la méthode de vérification de Boudrias avait permis de gonfler de 218 000 $ les cotisations, par l’application des doublons. De l’avis du tribunal, «cette façon de faire exerce une pression directe sur le vérificateur qui, comme dans le présent dossier, peut conduire à des abus[10] » (l’italique est de la soussignée).

 

Méthode de vérification par dépôts bancaires et crédibilité du vérificateur

[12] Le tribunal a, de plus, remis en question la méthode de vérification utilisée. Rappelant que Boudrias l’avait choisie dès le début de sa vérification, et ce, alors que les conditions pour avoir recours à cette méthode arbitraire n’étaient pas remplies[11] , il souligne, en ce qui a trait à l’ARQ :

[672]  Cependant, lorsqu’un doute s’installe sur la bonne foi du travail de celui qui est au centre du système de vérification, tout le processus est vicié et il appartient à RQ de le constater et de ne pas imposer au contribuable de payer en fonction des avis de cotisation issus d’un tel processus. Ou subsidiairement, ne pas faire attendre un contribuable presque neuf mois avant de corriger des avis de cotisation dont on sait dès le départ qu’ils seront révisés. Il s’agit d’une des principales erreurs ou fautes de RQ.

[13] En outre, il rappelle que l’ARQ avait un dossier contre Boudrias, qui s’était vu reprocher des manquements déontologiques importants, ayant notamment donné de l’information confidentielle à un tiers, soit à sa conjointe. Soutenant que cela aurait dû être considéré dans l’assignation des tâches de ce fonctionnaire, le tribunal en a conclu que :

[675] RQ et les responsables du dossier de vérification auraient dû, dès le départ ou très tôt dans la vérification, réaliser que les avis de cotisation issus d’un processus vicié par un fonctionnaire à la réputation déontologique reprochable ne pouvaient tenir la route.

[676] Il ne fallait pas attendre neuf mois pour le confirmer. Comme nous l’avons mentionné plusieurs fois, ce délai est tout à fait déraisonnable et a causé d’énormes préjudices à Enico et à JYA personnellement.

Les avis de cotisation, l’accaparement des crédits d’impôt et la saisie

[14] Quant aux projets finaux d’avis de cotisation du 3 octobre et les avis du 5 octobre 2007, le tribunal a retenu qu’ils n’auraient jamais dû être délivrés. Selon lui, ils étaient le fruit du travail discutable de Boudrias, lequel a fini par être presque totalement infirmé par son supérieur, passant de plus de 1 800 000 $ à moins de 200 000 $[12] .

[15] En ce qui a trait à l’accaparement des crédits d’impôt, il estime que :

[750] Les crédits d’impôt RS&DE de 2006 d’Enico, tant fédéraux que provinciaux, ont été retenus pour compenser la dette créée par les avis de cotisation du mois d’octobre 2007. Si on considère que les avis de cotisation et les projets étaient abusifs en octobre 2007, la décision de retenir les crédits RS&DE de 2006 est tout aussi abusive, voire même plus, puisque RQ avait pleine connaissance des doutes qui prévalaient en regard des avis et projets d’octobre 2007. Lorsque RQ prend la décision de compenser les crédits fédéraux de 2006 de 162 648 $, RQ sait de par la position de M. Starnino que cette décision ne peut être fondée sur les avis et projets d’avis d’octobre. Cette compensation devient, par le fait même, erronée et abusive.

[16] En ce qui concerne la saisie de février 2008, le tribunal a indiqué :

[806] La conviction du tribunal est à l’effet qu’entre la réunion du 12 février et la décision de rappeler la marge le 19 février, aucun élément nouveau n’est intervenu autre que la saisie du compte. En toute probabilité, cette saisie ratée a été l’élément déclencheur pour la TD dans sa décision de rappeler la marge, joint au fait de la connaissance des avis de cotisation très élevés qui tardaient à être corrigés

Il a, de plus, précisé que «[l]a saisie de la marge bancaire était une solution démesurée dont les conséquences néfastes étaient totalement prévisibles[13] ».

[17] Enfin, en ce qui concerne la période postsaisie, le tribunal a retenu le comportement fautif de l’ARQ[14]  : «Lorsque dans le cadre de la proposition concordataire, M. Boucher présente au syndic une preuve de réclamation, cette preuve est basée sur des cotisations trop élevées que RQ tarde négligemment à corriger.» Il a conclu que :

[923] De l’avis du tribunal, l’intervention de M. Boucher dans ce dossier est à l’avenant de l’ensemble du comportement de RQ à l’endroit des demandeurs. Son comportement révèle un acharnement administratif fautif et injustifié de la part de RQ à l’endroit d’Enico et de son président.

Une conduite téméraire

[18] Le tribunal a enfin indiqué que l’ARQ était assujettie aux règles relatives à la responsabilité extracontractuelle prévues aux articles 1376 et 1457 du Code civil du Québec, estimant qu’en l’espèce les demandeurs avaient fait la démonstration d’une incurie grave équivalant à un abus de pouvoir. Selon lui, la conduite téméraire de l’ARQ constitue de la mauvaise foi sans égard aux conséquences prévisibles que sa conduite allait causer[15] .

Dommages-intérêts

[19] En ce qui a trait aux dommages-intérêts accordés, soulignons que le tribunal a accordé des dommages exemplaires de un million de dollars à chacun des demandeurs, en plus de condamner solidairement l’ARQ et le procureur général à verser à ces derniers des dommages moraux pour atteinte à l’intégrité physique et psychologique et pour la perte de valeurs de l’entreprise. Quant aux honoraires extrajudiciaires, il a mentionné ceci :

[1064] Appliquant ces principes aux faits de l’espèce, le tribunal considère que dans les circonstances du dossier, il n’y a pas eu abus d’ester en justice au niveau procédural. Cependant, les circonstances exceptionnelles concernant la condamnation à laquelle en est arrivé le tribunal sur le fond du dossier, particulièrement en ce qui a trait aux dommages exemplaires, justifient l’octroi d’honoraires extrajudiciaires.

[20] Pour ce qui est du détail des dommages-intérêts accordés ou refusés, un tableau récapitulatif peut être consulté en annexe.

Conclusion

[21] Cet article se veut un aperçu de l’ensemble des questions soulevées et analysées par le juge Reimnitz, de la Cour supérieure. Certains éléments du jugement sur lesquels nous ne nous sommes pas attardés méritent néanmoins d’être mentionnés, notamment : la question de la perte de documents, le fait que Boudrias ait gardé le dossier d’Enico, la destruction des notes personnelles de Fournelle et Boudrias, la conduite de la Direction du traitement des plaintes, à l’égard de laquelle le juge a retenu que «le processus mis en place n’offre pas un haut degré d’indépendance et d’impartialité[16] », l’analyse de la crédibilité d’Archambault et la théorie de la «thin skull rule».

[22] Cette décision fait ressortir le fragile équilibre qui existe entre les larges pouvoirs conférés par le législateur à l’ARQ afin que celle-ci puisse effectuer son travail de vérification des contribuables compte tenu du système fiscal qui est le nôtre, fondé sur le principe de l’autodéclaration et de l’autocotisation, et le respect des droits des contribuables.

[23] Interpellé par le comportement de l’ARQ à l’égard des demandeurs, le tribunal, qui a condamné l’ARQ et le procureur général à leur verser des dommages exemplaires, écrit ceci :

[1088] Il y a peu ou pas de jurisprudence portant sur des faits similaires. Si, comme en l’espèce, un contribuable réussi malgré les nombreuses embûches à faire la démonstration du comportement fautif identifié dans le présent jugement, il faut si les faits le permettent, viser les objectifs de punition, dissuasion et dénonciation décrite à 1621 C.c.Q., particulièrement dans un cas comme celui-ci.

[1089] Tout au long du procès et avant, comme en fait foi le résumé des faits, les demandeurs ont été confrontés aux effets du comportement de RQ sur leur situation financière et directement sur la possibilité de faire un procès et/ou de se rendre à procès. Il y avait comme toile de fond dans ce dossier, un réel problème d’accès à la justice pour les demandeurs, considérant les coûts d’un procès de cette nature. Le tribunal suggère qu’une lecture du jugement permettra de comprendre tout ce qui a été fait par RQ pour restreindre le droit du contribuable de soumettre son dossier au tribunal.

[24] Le jugement a été inscrit en appel[17] .

Annexe

Tableau des dommages

Nature de la demande d’indemnisation Demandeur (Archambault, Groupe Enico inc. ou les demandeurs) Sort Condamnation pécuniaire le cas échéant
Atteinte illicite à son honneur et sa réputation
(1 000 000 $)
Archambault Rejetée  
Dommages moraux de toutes natures Archambault Accordée 50 000 $
Atteinte à l’intégrité physique et psychologique Archambault Accordée 50 000 $
Droit de réclamer des dommages-intérêts additionnels en réparation de préjudices corporels qui seraient une suite des fautes reprochées aux défendeurs, et ce, pour une période de trois ans à partir du jugement Archambault Réservé  
Préjudice matériel  Archambault Refusée  
Remboursement des frais de vente de REER, de frais d’impôt et de frais de transaction s’élevant à 45 000 $  Archambault Rejetée  
Remboursement des frais d’intérêts hypothécaires de 71 060 $ pour la période d’octobre 2007 à juin 2013 Archambault Rejetée  
Crédits d’impôt RS&DE de 2006 à 2010 et défaut d’information Groupe Enico inc. Rejetée  
Dépenses en honoraires professionnels supportés pour les frais comptables, d’avocats, de syndic et de séquestre de faillite (840 685 $) Groupe Enico inc. Rejetée  
Perte de valeur de l’entreprise

Groupe Enico inc.

Accordée 1 400 000 $
Perte de profits pour la période précédant la cessation de ses activités (434 167 $) Groupe Enico inc. Rejetée  
Intérêts à payer ou payés en trop sur des emprunts (829 966 $) Groupe Enico inc. Rejetée  
Investissements perdus (310 470 $) Groupe Enico inc. Rejetée  
Honoraires extrajudiciaires

Groupe Enico inc.

Accordée 350 000 $ 
Dommages exemplaires

Groupe Enico inc.

Accordée 1 000 000 $
Dommages exemplaires Archambault Accordée 1 000 000 $
Crédits RS&DE dus à Groupe Enico inc. Groupe Enico inc. Rejetée  
Frais, intérêts et pénalités injustement facturés pour les RAS de 2008, 2009 et 2010, intérêts et pénalités (148 572 $); Groupe Enico inc. Rejetée  
Frais divers imposés injustement (489 144 $) Groupe Enico inc. Rejetée  
Pénalités, intérêts et frais subséquents aux cotisations d’octobre 2007 (646 460 $) Groupe Enico inc. Rejetée  
Abus de procédure Les demandeurs Rejetée  
Relativement à la manière dont l’ARQ aurait procédé pour obtenir jugement en vertu de l’article 13 pour mettre Groupe Enico inc. en faillite Les demandeurs Rejetée  
Dépens et honoraires d’experts Les demandeurs Accordée

Expert Langevin : 9 186 25 $ (taxes en sus)

Expert Legault : 12 184,32 $ (taxes incluses)

Expert Gagnon : 12 492 $ (taxes incluses)

Honoraires spéciaux pour les avocats Les demandeurs Accordée 100 000 $
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