[1] En 2006, dans Bouchard c. Agropur Coopérative[2], la Cour d’appel a mis fin à un débat qui durait depuis un certain temps. Confirmant le jugement de première instance[3], lequel n’avait pas reconnu le statut de représentant à une personne dépourvue d’une cause d’action personnelle contre tous les défendeurs ou d’un lien de droit avec chacun de ces derniers, la Cour a rejeté l’appel du requérant et a refusé d’autoriser le recours collectif envisagé par ce dernier.
[2] Dans ses motifs, le juge Pelletier en arrivait à la conclusion que le représentant, n’ayant acheté que du lait produit par l’une des entreprises de transformation, ne possédait pas l’intérêt requis afin de poursuivre l’ensemble des entreprises intimées pour un taux de gras inférieur à celui affiché sur l’emballage du produit[4] :
Le régime de recours collectif mis en place par le législateur en est un de droit privé. La notion d’intérêt pour agir doit donc s’apprécier dans ce contexte et non dans celui du droit public. Or, celui qui n’a rien perdu n’a pas l’intérêt requis pour agir.
[…]
Dans les cas de recours collectif impliquant plusieurs intimés, notre Cour a confirmé implicitement la nécessité pour le requérant de faire valoir une cause d’action à l’égard de chacun d’eux. […] Il convient à mon avis de dissiper toute ambiguïté à ce sujet et de réaffirmer clairement le principe de la nécessité pour un représentant d’établir une cause d’action contre chacune des parties visées par le recours.
[…]
En conclusion, j’estime que l’intervenante a raison d’affirmer que l’appelant ne peut, à titre de représentant, entreprendre un recours collectif contre des parties avec lesquelles il n’entretient aucun rapport de droit.
[3] Depuis l’arrêt Agropur Coopérative, cette règle relative à la nécessité pour le représentant de démontrer un intérêt suffisant à l’égard de tous les intimés semblait prévaloir. Or, récemment, la Cour suprême, dans Banque de Montréal c. Marcotte, a définitivement écarté ce principe.
[4] Dans cette affaire, les demandeurs avaient intenté un recours collectif pour obtenir le remboursement de frais de conversion imposés sur les opérations par carte de crédit en devises étrangères par plusieurs institutions émettrices de telles cartes. Selon les demandeurs, ces frais contrevenaient à la Loi sur la protection du consommateur[5]et devaient être remboursés.
[5] Outre la question de l’intérêt des représentants pour agir, le recours soulevait également le problème de l’application des dispositions de la loi aux banques à charte fédérale en vertu de la doctrine de l’exclusivité des compétences et de celle de la prépondérance fédérale. Quant aux frais de conversion facturés aux consommateurs, la question était de savoir si ceux-ci représentaient du capital net ou des frais de crédit au sens de la loi.
[6] Comme les banques avaient consenti à ne pas contester la requête pour autorisation en échange d’une réunion d’actions avec un deuxième recours collectif intenté par les demandeurs à l’encontre de la Fédération des caisses Desjardins du Québec, il n’y avait donc pas eu de débat à l’étape de l’autorisation concernant le statut des demandeurs, les banques se réservant toutefois le droit de soulever la question de leur absence de statut à l’égard des banques desquelles ils ne détenaient pas de carte.
Le jugement de première instance[6]
[7] En 2009, le juge Gascon, alors à la Cour supérieure, a refusé de rejeter le recours collectif au motif que les demandeurs n’avaient pas le statut pour poursuivre l’ensemble des banques. Selon le juge, une fois le recours collectif autorisé, il fallait le considérer du point de vue du groupe plutôt que de celui du représentant. Les contextes juridique et factuel étant les mêmes pour toutes les banques, le juge Gascon a conclu que d’exiger d’entreprendre un recours collectif distinct à l’encontre de chaque banque constituerait un gaspillage de ressources alors que permettre au recours contre les banques de suivre son cours ne leur causerait aucun préjudice.
L'appel[7]
[8] En 2012, le juge Dalphond, de la Cour d’appel, a confirmé la conclusion du juge Gascon selon laquelle les demandeurs pouvaient assurer une représentation adéquate des membres du groupe, et ce, à l’égard de toutes les banques. À son avis, autoriser les recours collectifs de cette nature respectait les dispositions générales du Code de procédure civile[8] ainsi que l’esprit de son livre IX, régissant les recours collectifs (art. 999 à 1052).
[9] Le juge Dalphond a également précisé qu’en matière de recours collectif le représentant devait détenir un intérêt suffisant et non un intérêt juridique personnel et que le statut de ce dernier se distinguait de l’intérêt des membres qu’il représentait. Ainsi, s’il existait un véritable sous-groupe de membres ayant un intérêt opposable à chacun des défendeurs, ces derniers ne pouvaient invoquer l’insuffisance de l’intérêt juridique du représentant autorisé pour demander le rejet de l’action. Finalement, le juge a souligné que le recours collectif des demandeurs avait été autorisé et qu’ils avaient été désignés à titre de représentants. Puisque l’argument des banques concernait le statut des représentants et non pas l’existence d’un véritable sous-groupe de membres ayant un intérêt opposable à chaque banque, le juge Dalphond a conclu que c’était à bon droit qu’il avait été rejeté lors du procès.
La décision de la Cour suprême
[10] En 2013, certaines banques et les demandeurs ont obtenu l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême, laquelle a formulé de la manière suivante la première question soulevée par le pourvoi[9] : « Les représentants ont-ils le statut pour exercer un recours collectif à l’encontre de toutes les banques, y compris celles à l’égard desquelles ils n’ont aucun droit d’action personnel?»
[11] La Cour, si elle reconnaît d’emblée que la thèse avancée par les banques, à savoir la nécessité d’intenter un recours collectif distinct contre chacune d’entre elles, se traduirait par un gaspillage des ressources judiciaires, pose également une question beaucoup plus fondamentale[10] :
[…] il ne s’agit pas seulement de savoir s’il est judicieux du point de vue de l’économie judiciaire de reconnaître le statut pour agir ni s’il est inutile, à cette étape de l’instance, de conclure le contraire. Il s’agit également de savoir si la loi permet le recours collectif lorsque le représentant n’a pas une cause d’action directe contre chaque défendeur ou un lien de droit avec chacun d’eux. […]
[12] Après avoir répondu par l’affirmative à cette question, la Cour mentionne qu’il faut interpréter l’article 55 C.P.C. en harmonie avec le livre IX, de façon à favoriser le résultat qui répond le mieux aux objectifs des recours collectifs.
[13] De l’avis de la Cour, c’est à bon droit que le juge Dalphond a conclu que l’article 55 C.P.C., qui exige du demandeur « un intérêt suffisant » dans l’action, doit être adapté au contexte des recours collectifs conformément au principe de la proportionnalité énoncé à l’article 4.2 C.P.C. De plus, elle précise également qu’« il faut que la nature de l’intérêt suffisant soit envisagée à la lumière du caractère collectif et représentatif de ce type de recours[11]».
[14] Revenant sur le principe énoncé dans Agropur Coopérative, la Cour souligne que ce dernier ne semble pas avoir été appliqué par la Cour d’appel dans ses décisions ultérieures. Elle cite en exemple l’arrêt Regroupement des CHSLD Christ-Roy (Centre hospitalier, soins longue durée) c. Comité provincial des malades[12]. Dans cette affaire, les centres d'hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) avaient invoqué, en appel d’un jugement au fond ayant accueilli le recours collectif, l’absence d’intérêt juridique du représentant à poursuivre et l’absence de lien de droit avec tout autre CHSLD que celui où résidait son père. La Cour d’appel avait rejeté cet argument en prenant le soin de distinguer le dossier de l’affaire Agropur Coopérative[13] :
Contrairement à l'arrêt Agropur, le pourvoi vise le jugement au fond et non celui d'autorisation. Le contexte de la présente affaire offre d’ailleurs peu de similitude avec celui fort singulier d’Agropur. S’il y a pluralité de défendeurs, il n’y a toutefois pas, comme dans Agropur, pluralité de cause d’action. La cause d’action est ici unique pour tous les membres du Groupe et pour tous les défendeurs (les appelants). Enfin, et cela est déterminant, la source de l’obligation est, en l’espèce, la loi.
[15] Poursuivant son analyse, la Cour note qu’il n’est pas évident dans l’état actuel du droit au Québec qu’il soit possible d’exercer un recours collectif contre plusieurs défendeurs lorsque le représentant n’a pas de cause d’action directe contre chacun d’eux. Selon elle, depuis l’arrêt Agropur Coopérative, lorsque des recours collectifs ont été autorisés dans un tel contexte, la question du statut du représentant pour agir a été soulevée après l’autorisation et les tribunaux ont appuyé leurs décisions sur cette distinction.
[16] Ainsi, dans Imperial Tobacco Canada ltée c. Conseil québécois sur le tabac et la santé[14], cité par la Cour, le juge Dalphond, lorsqu’il a rejeté la requête pour permission d’appeler de la requérante d’un jugement de la Cour supérieure ayant rejeté sa requête en irrecevabilité du recours collectif au motif que le membre désigné n’avait pas fumé ses produits, s’est exprimé en ces termes[15] :
Je rappelle que le juge Jasmin a conclu en la qualité du membre désigné, de même qu'en l'existence d'une apparence de droit à la lumière des allégations formulées par le Conseil et le membre à l'encontre de chacune des trois fabricantes de cigarettes au Canada. Or, la requête en irrecevabilité rejetée visait à contester le bien-fondé de ces deux conclusions du juge Jasmin et accorder la permission demandée équivaudrait à créer un droit d’appel sur des questions qui pourtant ne peuvent faire l’objet d’un appel par une partie poursuivie.
[L’italique est du soussigné.]
[17] Dans une autre décision de la Cour d’appel citée par la Cour, General Motors du Canada ltée c. Billette[16], les entreprises requérantes avaient demandé en premier lieu à la Cour supérieure d’accueillir leur requête en irrecevabilité du recours collectif autorisé contre elles au motif d’absence de lien juridique entre la représentante du groupe et chacune d’entre elles au sens de l’article 55 C.P.C. Une fois de plus, le juge Dalphond a refusé d’accorder la permission d’appeler[17] :
Le juge de première instance a eu raison de rejeter cet argument qui fait fi du fait très important que la Cour supérieure a déjà reconnu à Mme Billette le statut de représentante de tout le groupe, donc par le fait même de tous les sous-groupes. Une fois désignée, elle est réputée avoir l’intérêt suffisant pour poursuivre, intérêt qui perdurera, même si elle devait régler personnellement avec Toyota (art. 1015 C.p.c.).
[L’italique est du soussigné.]
[18] La Cour rappelle également que même dans le dossier Marcotte le juge Dalphond a énoncé dans ses motifs que le lien de droit entre chaque défendeur et les membres du sous-groupe pertinent avait été établi à l’étape de l’autorisation, ce qui faisait en sorte que les membres du groupe avaient une véritable cause d’action à l’égard de tous les défendeurs.
[19] Or, pour la Cour, il est inacceptable qu’un représentant dépourvu d’une cause d’action directe contre chaque défendeur n’ait pas le statut pour agir si la question est soulevée à l’étape de l’autorisation alors qu’il obtient ce statut si la question est débattue après l’autorisation[18] :
Nous sommes d’avis que la réponse à la question de savoir si le représentant a le statut pour agir contre des défendeurs à l’égard desquels il n’a pas de cause directe d’action doit être la même, peu importe si cette question est soulevée à l’étape de l’autorisation ou par la suite.
[20] Plus loin dans ses motifs, la Cour rappelle l’analyse que requiert l’article 1003 C.P.C. et insiste sur le fait que[19] : « Rien dans la nature du recours collectif ou dans les critères d’autorisation prévus à l’art. 1003 n’exige une cause d’action directe par le représentant contre chaque défendeur ou un lien de droit entre eux. »
[21] Selon la Cour, les faits dans Marcotte font foi de l’importance d’attribuer le statut de représentant aux demandeurs même si ceux-ci n’ont pas de cause d’action personnelle contre chacun des défendeurs. Elle fait remarquer que, comme c’était le cas dans CHSLD Christ-Roy, l’action de chaque membre du groupe à l’encontre de chaque défendeur soulève des questions de droit identiques, chaque banque se voyant opposer à peu de chose près les mêmes questions d’interprétation et d’application de la Loi sur la protection du consommateur et répondant par les mêmes arguments sur la constitutionnalité de son application.
[22] Finalement, la Cour en vient à la conclusion que le juge de première instance et la Cour d’appel ont eu raison de conclure que les représentants avaient le statut pour poursuivre toutes les banques défenderesses et rejette leur contestation du statut des représentants. Plus particulièrement, toutefois, elle déclare que les passages de l’arrêt Agropur Coopérative traitant du statut du représentant ne doivent plus être retenus.
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