La division de la Santé et sécurité du travail du Tribunal administratif du travail (TAT-SST) se prononce chaque année sur des milliers de contestations de décisions rendues par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), comme en fait état son rapport annuel de gestion 2017-2018. Il est prévu à la Loi instituant le Tribunal administratif du travail (LITAT) que le président chargé de l’administration et de la direction générale du Tribunal doit notamment favoriser la participation des membres à l’élaboration d’orientations générales en vue de maintenir un niveau élevé de qualité et de cohérence des décisions (art. 82 paragr. 2 LITAT) et qu’il peut de plus assigner une affaire à une formation de 3 membres (art. 29 LITAT).

Malgré cette incitation législative et les efforts fournis en ce sens, compte tenu du nombre de cas soumis, qui pourrait se surprendre que différents courants jurisprudentiels puissent néanmoins évoluer au sein du Tribunal ?

La Cour d’appel du Québec s’est récemment penchée sur la question de l’existence de courants contradictoires et de la possibilité de revirements jurisprudentiels dans 2 affaires : Steamatic et Brevil.

L’affaire Steamatic – indemnité de remplacement du revenu (IRR)

Depuis plusieurs années, la question de la détermination de la date de la capacité du travailleur à exercer son emploi et l’extinction de son droit à l’IRR, plus particulièrement lorsque les conclusions médicales retenues sont déterminées rétroactivement, a fait l’objet de débats, et ce, tant devant la Commission des lésions professionnelles (CLP) que devant le TAT-SST. Comme l’a rapporté la juge administrative saisie de cette affaire :

[71] Deux courants se démarquent dans ce genre de situation, soit l’un voulant que la date de capacité corresponde à la date rétroactive de consolidation de la lésion professionnelle et un second voulant plutôt que la date de capacité corresponde à celle à laquelle le travailleur en est informé, soit généralement à la date de la décision de la Commission.

[72] Quant au droit à l’indemnité de remplacement du revenu, on considère alors qu’il s’éteint à la date de capacité déterminée, selon l’un ou l’autre des courants.

La juge a indiqué qu’il n’y avait pas de solution unique, systématique et absolue et que la détermination de la date à laquelle un travailleur a la capacité d’exercer son emploi demeurait « une question de faits que doit apprécier le Tribunal » (paragr. 79). La preuve permettant de faire coïncider la capacité du travailleur d’exercer son emploi avec la date de la consolidation, sans la nécessité de traitements et sans limitations fonctionnelles, il a été conclu que son droit à l’IRR devait s’éteindre à cette même date.

Saisie de l’affaire, la Cour supérieure a rejeté le pourvoi en contrôle judiciaire de la CNESST notamment en ces termes :

[15] En somme, la preuve ne permettait pas au TAT d’identifier exactement ce qui, entre la consolidation (8 janvier) et le retour effectif au travail (9 mars), empêchait le travailleur de reprendre du service comme le proposait son médecin.

[16] Cette décision du TAT se situe parfaitement dans la lignée de l’arrêt Morissette, sauf qu’ici, le TAT n’avait pas devant lui la preuve du « risque d’aggraver son cas » ou d’un autre fait pertinent lui permettant de mettre en œuvre une interprétation souple de l’article 57. Peut-être, dira-t-on, le TAT a-t-il imposé au travailleur un lourd fardeau de preuve. Il paraît cependant raisonnable de n’appliquer l’article 57 avec souplesse qu’au vu de faits particuliers précis, déterminants et prouvés. On s’éloigne ainsi de l’arbitraire.

L’affaire Brevil – recouvrement des prestations

Dans cette seconde affaire, le TAT-SST s’est penché sur l’interprétation à donner à l’article 363 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP).

Dans ce dossier, la travailleuse avait subi une lésion professionnelle le 14 août 2014. L’avis du Bureau d’évaluation médicale avait été requis et le médecin qui a charge avait finalement consolidé toutes les lésions, le 23 avril 2015. Par la suite, entérinant une entente de conciliation, la CLP avait notamment déclaré que la lésion professionnelle avait plutôt été consolidée le 22 décembre 2014 et que les soins ainsi que les traitements n’étaient plus nécessaires après cette date.

On a alors réclamé à la travailleuse le remboursement des frais de déplacement engagés pour recevoir des soins après la date retenue de consolidation (246 $) ainsi que le coût d’une résonance magnétique du genou également effectuée après cette date (655 $).

La juge administrative a déterminé qu’elle n’avait pas à rembourser les sommes réclamées parce qu’il n’y avait pas de preuve d’une quelconque mauvaise foi de la part de la travailleuse et parce qu’il était précisé à l’article 363 LATMP que « les prestations déjà fournies à un bénéficiaire ne peuvent être recouvrées » :

[59] Il est vrai qu’à première vue, il est plausible de relier le terme « prestations » retrouvé à cet article à l’énumération faite précédemment dans ce même article. Toutefois, lorsque le Tribunal considère la vaste portée de ce terme et qu’il interprète l’article 363 de la loi en conjonction avec l’article 194 de la loi qui crée une interdiction formelle de réclamer à la travailleuse le coût d’une prestation médicale à laquelle elle a droit, le Tribunal croit qu’il y a lieu de favoriser une interprétation large et libérale conforme aux objectifs de la loi et de déterminer que les prestations déjà fournies et qui ne peuvent être recouvrées ne se limitent pas à l’indemnité de remplacement du revenu, mais s’étendent également aux frais relatifs à l’assistance médicale ainsi qu’aux frais de déplacement engagés pour recevoir des soins et des traitements.

Saisie du pourvoi en contrôle judiciaire de la CNESST, la Cour supérieure a refusé d’annuler la décision du TAT :

[39] Dans un premier temps, le tribunal constate que l’interprétation du TAT est non seulement supportée par le texte mais aussi qu’elle est la seule conforme au texte parce que le terme « prestations », dans la partie de la disposition – l’article 363 LATMP – qui prévoit que « les prestations déjà fournies à un bénéficiaire ne peuvent être recouvrées », par définition dans la loi, comprend en plus d’« une indemnité versée en argent » « une assistance financière ou un service fourni en vertu de la (…) loi », donc les frais d’examen médical et de déplacement pour s’y rendre; les procureurs de la demanderesse ne contestent d’ailleurs pas que la définition de « prestation » dans la loi les inclut.

Enfin, la Cour supérieure a indiqué qu’il était bien établi « que les tribunaux siégeant en contrôle judiciaire n’ont pas à intervenir pour régler un conflit jurisprudentiel au sein d’un tribunal administratif, la demanderesse en a d’ailleurs convenu à l’audience, et le TAT étant l’instance choisie par le législateur pour interpréter et appliquer la loi en cause, il est manifeste qu’il n’y a pas lieu d’intervenir en contrôle judiciaire » (paragr. 43).

La Cour d’appel se prononce

Dans ces 2 affaires, la CNESST a obtenu la permission d’appeler. La Cour d’appel s’est finalement prononcée, le 29 novembre 2018, dans l’affaire Steamatic. Elle a confirmé que le TAT avait rendu une décision raisonnable en concluant que le travailleur était redevenu capable d’exercer son emploi à une date antérieure à celle de son véritable retour au travail. Quant à l’arrêt Société canadienne des postes la Cour d’appel a précisé qu’il n’avait pas la portée que la CNESST lui accorde. Voici quelques extraits de la décision :

[50] L’interprétation de la LATMP relève de l’autonomie décisionnelle du TAT. C’est à ce tribunal administratif que le législateur a confié ce pouvoir, et non aux tribunaux supérieurs. Il est établi de longue date que le pouvoir de surveillance judiciaire que possèdent ces derniers ne les autorise pas à substituer leur opinion sur cette question à celle, par ailleurs raisonnable, du tribunal administratif. La déférence est requise. De même, la seule existence de courants contradictoires raisonnables au sein d’un tribunal administratif n’autorise pas, pour autant et pour ce seul motif, les tribunaux supérieurs à substituer leur propre opinion. Des nuances s’imposent, surtout si le tribunal administratif possède le pouvoir de régler lui-même de tels conflits au sein de son institution.

[…]

[54] Or, le caractère raisonnable de la décision du TAT tient de sa justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel. Le TAT adopte une opinion partagée par plusieurs autres décideurs au sein du même tribunal administratif. Il explique le fondement de sa décision qui repose sur une analyse contextuelle. Au terme de sa réflexion, le TAT retient une date à laquelle le travailleur redevient capable d’exercer son emploi qui est fonction de sa condition médicale (conclusions médicales du BEM, art. 221), alors que rien ne justifie qu’il soit considéré inapte au travail. À la date retenue, il n’est plus présumé incapable – sa lésion étant consolidée (art. 46) – et n’a plus besoin de réadaptation (art. 47). Il n’a donc plus droit à l’indemnité de remplacement du revenu qui s’éteint à cette date (art. 57). Celle-ci coïncide également avec la date à laquelle l’« état » du travailleur ne requiert plus d’assistance médicale (art. 188). Les prestations d’assistance médicale après cette date ne sont donc pas « dues en raison [de l’]accident de travail » du travailleur (art. 326). À mon avis, il s’agissait là d’une solution raisonnable au problème soumis au TAT qui repose sur une analyse tout autant raisonnable des faits et du droit. Je rappelle que, dans l’arrêt Morissette, la Cour écarte la prétention de l’employeur qui proposait une « façon uniforme » d’interpréter les articles 44 et 57 LATMP.

[…]

[56] Somme toute, pour reprendre la formule consacrée, la décision du TAT, considérée dans son ensemble, « faisait partie des issues acceptables au regard des faits et du droit ».

Plus récemment, soit le 3 mai dernier, la Cour d’appel s’est prononcée dans l’affaire Brevil. Elle a précisé :

[15] Finalement, que faire dans une situation de controverse ou de revirement jurisprudentiel ? Quoique le droit et la primauté du droit favorisent la cohérence, la stabilité et la prévisibilité, pour assurer l’égalité de traitement des justiciables, les controverses ou les revirements sont inévitables, font partie de la trame juridique, dont ils ponctuent l’évolution, et ne constituent pas en eux-mêmes un motif d’intervention judiciaire, du moins dans l’état actuel des enseignements de la Cour suprême.

[16] Plus précisément, le fait qu’il y ait, au sein d’un tribunal administratif spécialisé, une controverse jurisprudentielle sur une question relevant, comme ici, de sa compétence exclusive ou que s’y affrontent deux ou trois écoles de pensée sur un même sujet alors qu’il y avait autrefois unanimité n’est pas, en soi, motif de contrôle judiciaire.

[…]       

[21] Il ne s’agit pas d’affirmer ici que ces interprétations sont préférables à celle qu’a retenue le TAT en l’espèce ou plus raisonnables. Cela illustre simplement le fait qu’un même problème peut appeler des réponses variées, qui peuvent toutes appartenir à la fourchette des décisions raisonnables.

[22] Bref, placés devant une situation jurisprudentielle comme celle de l’espèce, c’est donc devant le tribunal administratif que les plaideurs doivent faire valoir leurs arguments, plutôt que de chercher à faire primer devant les cours supérieures leur vision de l’interprétation correcte d’une disposition législative ou leurs préférences interprétatives, sous couvert d’en faire vérifier le caractère raisonnable.

Conclusion

Pour finir, voici 2 éléments que je souhaite porter à votre attention.

Premièrement, je tiens à vous rappeler qu’en matière de contrôle judiciaire des développements possibles sont à prévoir. La Cour d’appel souligne ainsi, dans une note de bas de page de Brevil :

[24] La Cour suprême, en décembre 2018, a entendu trois affaires dans lesquelles elle examinera la nature et la portée du contrôle judiciaire de l’action administrative, telles que définies par l’arrêt Dunsmuir, précité : National Football League c. Procureur général du Canada (37897), Bell Canada c. Procureur général du Canada (37896) et Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Vavilov (37748).

Deuxièmement, je vous invite à lire ce passage qui semble une invitation au législateur dans l’arrêt rendu dans l’affaire Steamatic :

[57] Somme toute, le sort du présent pourvoi est fonction, d’une part, de la norme de contrôle applicable qui requiert que la Cour s’attarde à la raisonnabilité de la décision du tribunal administratif et, d’autre part, de l’arrimage imparfait entre les différentes dispositions de la LATMP, qui ne tiennent pas compte des délais inhérents au processus décisionnel de la Commission ou de la contestation des questions médicales. Le constat étant dressé, il reviendra au législateur d’agir, s’il le juge nécessaire.

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