La Cour d’appel, dans une décision partagée, a refusé d’autoriser l’action collective que le groupe Les Courageuses proposait d’intenter à l’encontre de Gilbert Rozon en lien avec des agressions et du harcèlement sexuels qui seraient survenus au cours des 34 dernières années.

Une situation sans précédent

En plus des conséquences décevantes qu’elle entraîne pour la demanderesse et les femmes qu’elle représente, il s’agit d’une décision dont la portée pourrait dans l’avenir se révéler beaucoup plus large (sous réserve d’une intervention de la Cour suprême).

En effet, si la jurisprudence foisonne d’actions collectives autorisées en matière d’agressions sexuelles, il s’agit habituellement d’agressions survenues dans une école ou au sein d’une congrégation religieuse et où l’institution figure à titre de codéfenderesse avec les présumés agresseurs.

Or, dans le cas des Courageuses, seul le présumé agresseur était poursuivi. Pour reprendre les motifs du juge Hamilton, rédigeant au nom de la majorité, les «tribunaux n’ont pas encore eu à déterminer si un recours pour des abus sexuels qui auraient été commis par un seul individu soulève une question identique, similaire ou connexe permettant l’exercice d’une action collective» (paragr. 81).

C’est maintenant chose faite, en défaveur des victimes.

L’importance de la distinction

On peut se demander pourquoi la distinction établie entre ces 2 types d’actions collectives a des conséquences aussi importantes.

La raison est assez simple: lorsque la poursuite est portée à la fois contre le ou les présumés agresseurs et contre l’institution, la cause d’action est double.

Si la première cause d’action est fonction d’une trame factuelle essentiellement personnelle à chacune des victimes, la seconde cause d’action a un caractère éminemment collectif puisqu’il est habituellement reproché à l’institution une seule et même faute commise à l’endroit de toutes les victimes, soit son inaction devant une situation d’abus.

L’aspect collectif de l’action proposée par Les Courageuses

L’action proposée par Les Courageuses n’était pas dépourvue d’aspects collectifs, bien que seul M. Rozon ait été poursuivi.

Par exemple, la demanderesse alléguait que les agressions reprochées s’étaient systématiquement produites selon un modus operandi identique: M. Rozon aurait ciblé des victimes dans son entourage et dans la sphère artistique, politique et sociale alors qu’il jouissait d’une position de pouvoir et d’influence.

Aussi, vu la période couverte par l’action proposée, des questions de prescription se poseraient inévitablement. Or, le statut de M. Rozon se révélerait pertinent, sans pour autant être décisif, afin d’apprécier notamment l’impossibilité d’agir dans laquelle se trouvait chacune des victimes.

Incidence négligeable

Cependant, entre autres motifs, la majorité a estimé que ces aspects collectifs ne faisaient pas suffisamment avancer le litige pour justifier de procéder au moyen d’une action collective:

[97]         De plus, le seul élément du modus operandi qui peut être déterminé de façon commune est le statut de l’appelant. Ce statut est un fait objectif et sa preuve risque de ne pas être controversée. Toutefois, la connaissance de chaque membre de ce statut et son impact sur elle sont des questions qui nécessairement devront être établies individuellement.

[…]        

[106]         La seule question commune serait le volet objectif de l’impossibilité d’agir, soit de déterminer si, d’une part, le statut de l’appelant et, d’autre part, les résultats des accusations criminelles portées à son encontre en 1998 peuvent constituer des raisons objectivement sérieuses pour ne pas le poursuivre. Indépendamment de la valeur de la seconde, sur laquelle il n’y a pas lieu de se prononcer dans les circonstances, si ce volet objectif peut constituer une question commune, il ne fait pas beaucoup avancer le débat, contrairement au volet subjectif de l’impossibilité d’agir qui, lui, requerra un examen de l’état d’esprit de chacune des membres. […] Quant à la preuve commune invoquée par le juge, elle se limite au statut de l’appelant, son prestige et sa popularité et les accusations criminelles en 1998.

Il faut savoir que, si l’article 575 du Code de procédure civile exige la démonstration de «questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes», la jurisprudence est venue préciser que la solution apportée à ces questions devrait en outre régler une part non négligeable du litige.  

La dissidence de la juge Bélanger témoigne d’une tout autre conclusion à cet égard:

[35]        Le recours proposé ne repose pas uniquement sur le fait que l’appelant aurait agressé ou harcelé sexuellement de multiples femmes. C’est toute la notion d’abus de pouvoir qui est en cause et qui pourra être évaluée de façon collective, de même que l’impact que cet abus de pouvoir aurait pu causer chez des femmes œuvrant dans l’entourage professionnel de l’appelant. En fait, la question de l’abus de pouvoir est centrale et fondamentale en l’espèce et elle est commune à chacune des membres du groupe selon les allégations. Cette question joue un rôle plus que négligeable dans la solution du litige.

Bref, la pomme de discorde entre la majorité et la dissidence ne repose pas sur l’existence ou non de questions à caractère collectif pour les membres du groupe, mais sur l’appréciation de l’importance relative de ces questions pour le reste du litige.

Appel à la Cour suprême

Les Courageuses ont annoncé leur intention de demander à la Cour suprême de se saisir de cette affaire.

Le défi sera de taille étant donné la difficulté de franchir le critère de l’intérêt national.

Par contre, des éléments sérieux pourront être abordés:

Premièrement, dans le contexte social actuel, il est difficile de mettre en doute qu’il s’agisse d’une affaire importante pour le public.

Deuxièmement, de l’avis même de la Cour d’appel, il s’agirait d’une affaire sans précédent jurisprudentiel. Or, il est vraisemblable que des causes d’agressions sexuelles dans un contexte d’abus de pouvoir voient le jour ailleurs au Canada, si ce n’est déjà le cas.

Troisièmement, l’existence de la dissidence de la juge Bélanger met en lumière une certaine difficulté à apprécier de manière prévisible le critère de l’«avancement non négligeable de l’affaire».

Or, cette incertitude risque de se répercuter en première instance et ne fera rien pour simplifier l’application des critères d’autorisation.

Enfin, l’affaire soulève certainement des questions d’accès à la justice, qu’il existe des recours individuels ou non, vu les barrières psychologiques importantes relatives au dépôt de poursuites en matière d’agressions sexuelles.

Bref, l’affaire paraît importante tant pour les parties et le public que pour la pratique en matière d’action collective.

Histoire à suivre…