La Cour d’appel s’est récemment prononcée dans 2 affaires qui, bien qu’elles n’aient rien en commun, ont mis en lumière une même recherche de confidentialité.

Dans la première affaire, saisie de l’appel d’un jugement de la Cour supérieure, la Cour d’appel a rendu une rare décision portant sur l’importance de la confidentialité du dossier d’enquête du syndic d’un ordre professionnel. Dans la seconde, elle s’est penchée sur le cas d’un justiciable qui s’était vu refuser la permission d’exercer son recours de façon anonyme. Elle a conclu qu’il valait mieux laisser l’identité de ce dernier dans l’ombre, tout comme celle des patientes victimes de l’inconduite d’un professionnel.

Processus disciplinaire et enquête criminelle

Dans Boisvert , qui opposait un détective du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) à la syndic adjointe de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, la Cour d’appel a été appelée à trancher entre 2 objectifs touchant la protection du public, soit :

  • la conduite d’une enquête criminelle en matière de crimes sexuels; et
  • le droit à la vie privée des personnes formulant une dénonciation auprès du syndic d’un ordre professionnel et l’intégrité du processus disciplinaire.

Rappel des faits

En 2016, l’infirmier en cause dans cette affaire a été radié provisoirement par le Conseil de discipline de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, qui a retenu que les inconduites reprochées étaient «d’une gravité innommable». Puis, il a été déclaré coupable sous les 6 chefs de la plainte disciplinaire déposées contre lui, dont 5 l’accusaient d’avoir contrevenu à l’article 59.1 du Code des professions en abusant de sa relation professionnelle avec des clientes auxquelles il avait fourni des services professionnels au cours d’une hospitalisation en psychiatrie. Le Conseil, qui a conclu qu’il était indigne d’exercer la profession d’infirmier, lui a notamment imposé des amendes (12 500 $) et a révoqué son permis.

C’est dans ce contexte que le SPVM, qui faisait en parallèle aussi enquête sur des allégations similaires, a souhaité obtenir une copie du dossier complet de l’Ordre afin de connaître l’identité des autres victimes qui n’avaient pas porté plainte à la police, de les interviewer et, éventuellement, de les faire témoigner.

Application du test de Wigmore

Le mandat de perquisition obtenu a été cassé et annulé par le juge de la Cour supérieure, qui a accueilli la requête en certiorari de la syndic adjointe. Appliquant les 4 critères du test de Wigmore retenu par la jurisprudence pour établir l’existence d’un privilège de confidentialité «au cas par cas», le juge a précisé ce qui suit:

[86]        Il est question ici de la protection de la vie privée des victimes qui ont requis l’anonymat et rien n’oblige une victime d’acte criminel de porter plainte, de témoigner et de poursuivre son agresseur.

Il a conclu que les informations dans le dossier du syndic étaient privilégiées, de sorte qu’elles ne pouvaient être visées par un mandat de perquisition.

De son côté, la Cour d’appel, appliquant les critères du test de Wigmore, a insisté en ces termes sur l’importance de considérer le préjudice causé aux enquêtes des syndics d’ordres professionnels: «[…] la confidentialité du dossier d’enquête du syndic favorise les dénonciations de professionnels, particulièrement en matière d’inconduite sexuelle, ce qui, ultimement, participe à l’objectif de protection du public par le contrôle de l’exercice de la profession. Toute atteinte à ce principe de confidentialité pourrait nuire à l’objectif de protection du public». (paragr. 71)

La Cour a conclu que le juge réviseur n’avait pas erré en retenant que l’intérêt à soustraire l’identité des patientes à la divulgation l’emportait sur celui qu’il y a à découvrir la vérité et à bien trancher le litige.

Publicité des débats

Dans l’autre affaire, un justiciable a introduit, sous pseudonyme, une demande en injonction permanente et en réparation du préjudice subi en raison du harcèlement dont il alléguait avoir été victime. Donnant préséance au principe de la publicité des débats, le juge de première instance a rejeté sa demande d’anonymat.

Après avoir rappelé que celui «qui recherche le secours des tribunaux doit en principe le faire ouvertement en accord avec la transparence dont doit faire montre le système de justice» (paragr. 15), la Cour d’appel a indiqué que: «Le principe de la publicité des débats judiciaires doit donc être modulé lorsque nécessaire, de manière à préserver la capacité du justiciable à recourir aux tribunaux pour exercer ses droits, incluant ses droits fondamentaux.» (paragr. 21)

Application du test Dagenais/Mentuck

Ici, la Cour d’appel utilise le test énoncé dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada et R. c. Mentuck pour déterminer si une dérogation à la règle concernant la publicité des débats est justifiée. La Cour a indiqué que: «Étant donné la particularité des menaces imputées à l’intimé et son désir avoué de révéler au grand jour l’identité de l’appelant, on peut facilement supposer que la confiance des justiciables envers l’administration de la justice s’en trouvera ébranlée si aucune mesure ne permet un accès efficace aux tribunaux tout en assurant aux parties la préservation de leurs droits.» (paragr. 34).

[35]        En effet, il serait plutôt paradoxal que l’appelant soit placé dans la position de devoir renoncer à exercer un droit en raison d’une atteinte à sa dignité causée par des procédures judiciaires, alors que le recours lui-même vise justement à obtenir une réparation pour une atteinte à ce même droit. Encourager une telle antinomie ne peut que dissuader les justiciables placés dans une situation semblable à celle de l’appelant à exercer librement leurs droits légitimes devant un tribunal. Ce résultat, s’il ne pouvait être contré, aurait pour effet de déconsidérer la bonne administration de la justice.

Retenant que «les effets bénéfiques de l’ordonnance d’anonymat sur les droits de l’appelant sont supérieurs aux effets préjudiciables susceptibles d’en découler» (paragr. 38), la Cour a autorisé le justiciable en cause à continuer à plaider sous l’initiale S.

Conclusion

Dans cette dernière affaire, la Cour d’appel, qui a rappelé que le respect du principe du caractère public des débats judiciaires, intimement lié à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, assurait «le niveau de transparence requis pour l’examen critique des tribunaux et de leur fonctionnement» (paragr. 12), a précisé que:

[20]       Toutes ces exceptions et dérogations, qu’elles soient d’origine jurisprudentielle ou législative, reposent pour l’essentiel sur l’application judicieuse de la notion de «bonne administration de la justice».  

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