Par : Jocelyn Girard
Président, chapitre de Montréal
Association of Certified Fraud Examiners (ACFE)
L’industrie aéronautique est une industrie globale et très compétitive qui génère des milliards de dollars d’activité économique. Elle est dominée par quelques grands joueurs et supportée par un large écosystème de fournisseurs, de transporteurs, de fonctionnaires et de clients de toutes tailles. C’est un secteur qui passe constamment de l’abondance à la famine («boom and bust cycle»). Ce genre de cycle crée un environnement sous pression qui entraîne souvent l’utilisation de pratiques frauduleuses pour pallier des conditions économiques défavorables ou pour gagner un avantage concurrentiel.
C’est le constat central qu’a présenté M. Andrew McIntosh lors de son passage comme conférencier au Chapitre de Montréal de l’Association of Certified Fraud Examiners (ACFE) le 16 juin 2021. M. McIntosh possède lui-même la certification de CFE depuis 2011. Dans le cadre de son travail de journaliste d’enquête visant les pratiques de cette industrie, il a été en mesure de constater que ce genre de dérive est monnaie courante. «Nous vivons en ce moment la pire crise de l’aviation depuis sa création», a expliqué M. McIntosh. Il a ajouté: «Néanmoins, les cas de fraudes dans l’industrie aéronautique datent de bien avant la crise actuelle.»
Pression, opportunité et rationalisation
Plusieurs conditions sont nécessaires pour que des pratiques de fraude surviennent dans les activités commerciales. Selon M. McIntosh, elles sont toutes réunies dans l’industrie aéronautique. D’abord, il existe des pressions énormes pour que les compagnies maintiennent leur performance économique et leur part du marché. Les résultats financiers sont scrutés par de nombreux analystes d’un trimestre à l’autre. Les gestionnaires sont récompensés pour leurs résultats. Et c’est sans parler des salons aéronautiques où les avionneurs dévoilent en grande pompe leurs plus récents succès. Finalement, les succès et les échecs des compagnies aéronautiques ont aussi des répercussions importantes sur des milliers d’emplois spécialisés, ce qui influence en retour les élus qui représentent ces électeurs.
En plus des pressions, les possibilités de fraude sont multiples dans toutes les facettes des relations d’affaires: ventes d’appareils, développement d’affaires entre les compagnies et les transporteurs, services d’entretien, contrats avec les fournisseurs, approbation des fonctionnaires et des élus. Tous ces échanges mettent en cause des intérêts économiques importants et sont donc propices à des stratagèmes de fraude.
Finalement, les acteurs peuvent faire appel à une variété de raisons pour rationaliser leurs pratiques frauduleuses: mauvais trimestre, protection des emplois, primes à la performance, culture d’affaires en place, etc.
Corruption et collusion
M. McIntosh nous a expliqué que les stratagèmes principaux utilisés par les compagnies aéronautiques demeuraient la corruption et la collusion. Le premier vise à offrir ou à obtenir une somme illicite en échange d’information privilégiée ou d’une influence dans une décision d’affaires. Le second est un arrangement illicite entre des participants afin de les avantager en dépit des règles de la concurrence.
Comme nous l’a démontré M. McIntosh, les exemples de ces 2 stratagèmes sont nombreux, sophistiqués de même que très répandus et ils se produisent à travers le monde. En 2016 et en 2017, Embraer a versé 205 millions de dollars américains en amendes à la suite du versement de pots-de-vin à des fonctionnaires de la République dominicaine et de l’Arabie saoudite. Le stratagème a finalement été exposé lorsque des commissions de ventes déguisées ont été constatées à l’issue d’une analyse exhaustive des transactions bancaires et des documents obtenus lors de différentes saisies à travers le temps.
Airbus a déboursé 88 millions d’euros d’amende pour avoir indûment obtenu un contrat de vente d’avions de chasse en Autriche d’une valeur de 2 milliards d’euros. Grâce à l’intervention d’un lanceur d’alerte, les autorités ont été en mesure de découvrir des versements illégaux à travers une compagnie écran.
De son côté, le fabricant de moteurs Rolls-Royce s’est vu imposer une amende de 800 millions de dollars américains après avoir mené un stratagème de corruption de 2000 à 2013. Cette compagnie a versé 35 millions de dollars américains en pots-de-vin afin d’obtenir des informations privilégiées et des contrats en Angola, en Thaïlande, au Brésil, au Kazakhstan, en Azerbaïdjan et en Irak.
En Inde, une enquête est en cours à la suite de l’attribution d’un contrat à Boeing pour l’achat de 68 appareils d’une valeur de 11 milliards de dollars américains. Étonnamment, la compagnie aérienne avait exprimé un besoin initial de seulement 28 avions!
Bien que la corruption demeure le stratagème le plus utilisé dans l’industrie, M. McIntosh a souligné que d’autres approches ont aussi été constatées. Dans le cas des drones ScanEagle, produits par Insitu, une filiale de Boeing, la compagnie a versé une amende de 25 millions de dollars américains pour avoir utilisé des composantes usagées au lieu de pièces neuves.
Les autorités aux aguets
La bonne nouvelle, c’est que les autorités internationales sont maintenant aux aguets et travaillent en collaboration pour identifier les malfaiteurs. En plus des techniques d’enquête classiques, les autorités peuvent aussi compter sur des lanceurs d’alertes qui brisent le silence sur ces pratiques. À ce sujet, M. McIntosh y est allé d’une recommandation: «Si vous avez des crieurs d’alerte, protégez-les!». En effet, dans le dossier des drones ScanEagle, l’employé qui a révélé la fraude a malheureusement subi des représailles et a été congédié par la suite.
Lorsqu’il a été interrogé au sujet de la présence de fraude potentielle dans l’industrie aéronautique au Québec, M. McIntosh a répondu sans hésitation: «Personne n’est à l’abri, les gros comme les petits!» Il estime que les entreprises dans ce secteur doivent favoriser une «tolérance zéro» envers les comportements frauduleux et que cette approche doit être véhiculée clairement par la haute gestion. D’autres bonnes pratiques comprennent la formation concernant les différents stratagèmes de fraude, la publication d’un code d’éthique et la surveillance continue des transactions et des échanges entre les contrôleurs financiers, les autorités, les auditeurs et les juristes.
En attendant l’ouverture des frontières, espérons donc que l’industrie aéronautique retrouve le bon cap afin que nous puissions tous voyager avec bonne conscience!
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