«Tout homme, quelles que soient la couleur de sa peau, sa religion, ses idées, doit pouvoir marcher la tête haute et sans crainte.»

                                                                                                  Jean Siccardi, La Cour de récré

Il est parfois réconfortant d’être pris en charge lorsqu’on ne sait plus où donner de la tête. Perdu dans les méandres de la machine administrative ou les dédales de la bureaucratie, beaucoup seront soulagés d’entrevoir une main tendue ou de trouver une oreille attentive. Or, il arrive que cette aide providentielle devienne un carcan qui n’offre pas le soutien escompté. Dans une décision récente du Tribunal administratif du travail (TAT), un juge s’est penché sur le cas d’un travailleur qui a bénéficié de l’accompagnement de son employeur lorsque est venu le temps de consulter pour des douleurs aux doigts et aux mains. Histoire d’une prise en charge.

Mise en contexte

Le travailleur est journalier dans une usine de transformation de viande. Il travaille chez l’employeur depuis quelques années et a été engagé en vertu du programme des travailleurs étrangers temporaires. Il parle couramment l’espagnol, se débrouille en anglais et a des difficultés à s’exprimer en français.

Vers le mois d’avril 2020, il commence à ressentir de la douleur aux doigts et aux mains. Le 9 juin 2020, il déclare la présence de ses douleurs à l’employeur, lequel le dirige vers un premier médecin. Lors de la consultation, le travailleur est accompagné par la directrice des relations humaines chez l’employeur. Le médecin n’établit aucune relation entre les douleurs et le travail exécuté par le travailleur. Il dirige le travailleur vers un deuxième médecin, qui le rencontrera le 10 août 2020. Ce deuxième médecin n’établit pas non plus de relation entre la lésion du travailleur et son travail.

Le 24 mars 2021, par l’entremise de son représentant, le travailleur dépose une réclamation à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Celle-ci est acceptée et la décision est confirmée en révision administrative. L’employeur conteste celle-ci devant le TAT.

De façon préliminaire, l’employeur allègue que la réclamation du travailleur est irrecevable, car elle aurait été produite au-delà du délai de 6 mois prévu à l’article 272 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP).

Réclamation hors délai et motif raisonnable

Dans un premier temps, le TAT conclut que, même si le travailleur n’a pas été informé par les médecins consultés qu’il présentait une maladie professionnelle, celui-ci savait que sa lésion était reliée à son travail, et ce, dès l’apparition des premiers symptômes. Sa réclamation ayant été déposée plus de 6 mois après cette connaissance, le TAT détermine qu’elle est hors délai.

Dans un deuxième temps, le TAT souligne plusieurs éléments permettant d’excuser le retard du travailleur, notamment la procédure d’évaluation médicale mise en place par l’employeur. À cet égard, le TAT mentionne les faits suivants :

  • Le premier médecin consulté par le travailleur a été choisi et retenu par l’employeur, lequel a fait les démarches pour le travailleur afin de trouver un médecin et prendre rendez-vous avec lui;
  • Bien que le travailleur n’ait jamais mentionné se sentir obligé de consulter ce médecin, il demeure que ce n’est pas lui qui a fait ce choix, alors que l’article 192 LATMP mentionne expressément que le travailleur «a droit aux soins du professionnel de la santé de son choix»;
  • L’exercice du droit du travailleur de consulter un médecin a été assujetti par l’employeur à des visites médicales accompagnées de l’un de ses préposés;
  • Le consultant en prévention chez l’employeur qui a accompagné le travailleur lorsque celui-ci a rencontré le deuxième médecin lui aurait mentionné qu’il ne devait pas parler de son travail au médecin;
  • Ce même consultant en prévention aurait parlé longuement au deuxième médecin sans traduire au travailleur ce qu’il avait dit.

Après avoir entendu le témoignage du consultant en prévention concernant la rencontre avec le deuxième médecin, le TAT formule les commentaires suivants:

«[31] Le Tribunal estime paradoxal qu’un représentant de l’employeur accompagne un travailleur lors d’une visite médicale en vue d’assurer la traduction de l’espagnol au français et déclare par ailleurs que le travailleur était suffisamment capable de se faire comprendre par ce médecin. En effet, si le travailleur était suffisamment capable de se faire comprendre par le médecin, pourquoi était-il accompagné d’un préposé de l’employeur? Ceci amène le Tribunal à présumer que l’employeur avait une procédure d’évaluation médicale de ses travailleurs qui était intrusive dans leur vie privée et que cette procédure était manifestement de nature à inquiéter les travailleurs qui y ont été assujettis.»

[Nos soulignements.]

Le TAT se penche aussi sur le lien existant entre l’employeur et le deuxième médecin. Ce dernier, agissant à titre de médecin qui a charge du travailleur, fait parvenir une lettre à l’employeur décrivant la lésion du travailleur ainsi que les soins et traitements reçus. Il y mentionne également ne pas pouvoir fermer le dossier en raison des symptômes persistants et émet des hypothèses pronostiques. De toute évidence, pour le TAT, la proximité entre le deuxième médecin et l’employeur pose problème:

«[34] Bien que l’article 38 de la Loi prévoit que l’employeur a un droit d’accès au dossier que la Commission possède au sujet de la lésion professionnelle d’un travailleur, le dossier et les informations du médecin qui a charge du travailleur ne relèvent pas d’un semblable droit.

[35] L’employeur n’a en effet aucun droit à obtenir directement d’un médecin qui a charge d’un travailleur des informations de nature confidentielle autrement que par la réception des divers attestations et rapports médicaux prévus aux articles 199 et suivants de la Loi.

[36] Le Tribunal souligne qu’à sa face même, cette lettre du médecin qui a eu charge du travailleur à l’endroit d’une représentante de l’employeur va à l’encontre du droit à la confidentialité du dossier médical, auquel le travailleur était en droit de s’attendre envers ce médecin. Cette lettre du docteur Nonnenman du 26 avril 2021 adressée directement à une représentante de l’employeur indique une proximité inacceptable entre le médecin et la représentante de l’employeur

[Nos soulignements.]

Le TAT examine finalement l’affirmation du travailleur selon laquelle il craignait de perdre son emploi s’il déposait une réclamation à la CNESST. Il constate que le travailleur a effectivement perdu son emploi par la suite, emploi qu’il détenait depuis plusieurs années, sans qu’aucune raison motivant cette perte d’emploi ait été présentée devant le Tribunal. Sa conclusion est sans équivoque:

«[39] De tout ce qui précède, le Tribunal estime probable la crainte du travailleur de perdre son emploi s’il faisait une réclamation à la Commission. Avec une telle crainte, il est compréhensible que le travailleur ait tardé à faire une réclamation à la Commission.

[40] Le Tribunal estime ainsi que cette crainte et les éléments qui précèdent représentent dans leur ensemble un ou des motifs raisonnables permettant d’excuser le travailleur de son défaut d’avoir produit sa réclamation dans le délai imparti par la Loi.»

Le TAT déclare donc la réclamation du travailleur recevable et annonce qu’il convoquera les parties à une audience sur le fond de la contestation de l’employeur.

Le plumitif du TAT indique que l’employeur a demandé la révision de cette décision. Le dossier est à suivre.