Dans les derniers jours, les médias ont fait état d’une controverse entourant l’adoption du projet de loi C-5 (Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances) par le gouvernement fédéral. On nous rapporte, par exemple, le désarroi d’un procureur de la Couronne à l’égard de la peine imposée à un accusé déclaré coupable d’agression sexuelle, ou encore les critiques du gouvernement provincial à l’endroit du projet de loi en question.

Les reproches concernent surtout la possibilité pour un agresseur sexuel de purger sa peine de prison dans la collectivité, ce qu’on appelle l’«emprisonnement avec sursis», mais le projet de loi C-5 a un objet plus large. Selon l’Énoncé concernant la Charte déposé par le ministre de la Justice du Canada en décembre 2021, «[l]e projet de loi C-5 propose: (1) d’abroger toutes les peines minimales obligatoires d’emprisonnement pour les infractions à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ainsi que les peines minimales obligatoires pour une infraction liée à des produits du tabac et certaines infractions mettant en cause la possession ou l’usage d’armes à feu prévues au Code criminel; (2) d’apporter des modifications afin de permettre un recours accru aux ordonnances de sursis prévues au Code criminel; et (3) de modifier la Loi réglementant certaines drogues et autres substances afin de favoriser le recours à des mesures de déjudiciarisation pour les infractions de possession simple de drogues».

Les modifications apportées à l’article 742.1 du Code criminel (C.Cr.)

Cela dit, examinons de plus près les modifications apportées à l’article 742.1 C.Cr. concernant l’octroi du sursis. Le mémoire déposé par l’Association du Barreau canadien auprès de la Chambre des communes nous donne un aperçu de l’historique de cette disposition (p. 10):

L’ordonnance de sursis figure au Code criminel depuis 1996. Elle y a été introduite, entre autres, pour régler les problèmes de surincarcération au Canada, notamment en ce qui concerne les délinquants autochtones. Il s’agissait d’une solution unique et élégante au problème. Elle permettait au juge de condamner un délinquant à purger sa peine dans la collectivité. Seuls les délinquants non dangereux y étaient admissibles, et seulement lorsque les circonstances de leur(s) infraction(s) justifiaient une peine de deux ans ou moins.

Les gouvernements successifs ont restreint les possibilités de recourir aux ordonnances de sursis. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que le problème de surincarcération des personnes marginalisées se soit empiré depuis l’adoption de ces mesures restrictives.

Les restrictions les plus importantes ont été introduites en 2011 avec le projet de loi C-10, Loi sur la sécurité des rues et des communautés (LSRC). À la suite de ces modifications, il est devenu très difficile pour un délinquant d’être admissible à une peine avec sursis, même lorsqu’il s’agissait de la peine la plus appropriée dans les circonstances. […] D’autres restrictions sont venues interdire le recours aux ordonnances de sursis dans des procédures par mise en accusation pour des infractions liées au trafic ou aux agressions sexuelles, peu importe les circonstances de l’infraction ou la situation du délinquant. Cela est problématique en raison de la portée générale de ces infractions.

Avant l’adoption du projet de loi C-5, l’article 742.1 C.Cr. se lisait comme suit:

742.1 Le tribunal peut ordonner à toute personne qui a été déclarée coupable d’une infraction de purger sa peine dans la collectivité afin que sa conduite puisse être surveillée — sous réserve des conditions qui lui sont imposées en application de l’article 742.3 —, si elle a été condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans et si les conditions suivantes sont réunies:

  1. a) le tribunal est convaincu que la mesure ne met pas en danger la sécurité de la collectivité et est conforme à l’objectif essentiel et aux principes énoncés aux articles 718 à 718.2;
  2. b) aucune peine minimale d’emprisonnement n’est prévue pour l’infraction;
  3. c) il ne s’agit pas d’une infraction poursuivie par mise en accusation et passible d’une peine maximale d’emprisonnement de quatorze ans ou d’emprisonnement à perpétuité;
  4. d) il ne s’agit pas d’une infraction de terrorisme ni d’une infraction d’organisation criminelle poursuivies par mise en accusation et passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans ou plus;
  5. e) il ne s’agit pas d’une infraction poursuivie par mise en accusation et passible d’une peine maximale d’emprisonnement de dix ans, et, selon le cas:

(i) dont la perpétration entraîne des lésions corporelles,

(ii) qui met en cause l’importation, l’exportation, le trafic ou la production de drogues,

(iii) qui met en cause l’usage d’une arme;

  1. f) il ne s’agit pas d’une infraction prévue à l’une ou l’autre des dispositions ci-après et poursuivie par mise en accusation:

(i) l’article 144 (bris de prison),

(ii) l’article 264 (harcèlement criminel),

(iii) l’article 271 (agression sexuelle),

(iv) l’article 279 (enlèvement),

(v) l’article 279.02 (traite de personnes : tirer un avantage matériel),

(vi) l’article 281 (enlèvement d’une personne âgée de moins de quatorze ans),

(vii) l’article 333.1 (vol d’un véhicule à moteur),

(viii) l’alinéa 334a) (vol de plus de 5 000 $),

(ix) l’alinéa 348(1)e) (introduction par effraction dans un dessein criminel: endroit autre qu’une maison d’habitation),

(x) l’article 349 (présence illégale dans une maison d’habitation),

(xi) l’article 435 (incendie criminel: intention frauduleuse).

                                                                                                     [Nos soulignements.]

Des modifications ont été apportées aux paragraphes c), e) et f), les 2 derniers ayant été abrogés. Ce faisant, le projet de loi C-5 a ouvert la porte à la possibilité de l’octroi du sursis pour certaines infractions lorsque les circonstances s’y prêtent, c’est-à-dire, lorsque la peine imposée est inférieure à 2 ans, que la mesure ne met pas en danger la sécurité du public et qu’elle est conforme aux objectifs et aux principes de détermination de la peine et qu’aucune peine minimale n’est prévue.

La jurisprudence postérieure à la modification législative

Vous aurez compris que le projet de loi C-5 n’a pas eu pour effet de rendre l’emprisonnement avec sursis automatique. Il revient au juge, lorsqu’il impose une peine inférieure à 2 ans, de vérifier si les autres conditions pour l’octroi du sursis sont présentes.

Qu’en est-il de la jurisprudence dégagée à la suite de ce changement législatif?

Voyons d’abord, R. c. Gravel, la décision objet de la controverse mentionnée au début de ce texte. L’accusé a commis une agression sexuelle au cours d’une relation sexuelle qui était consensuelle au départ. Partant de la fourchette de peines établie par la Cour d’appel pour des infractions commises dans des circonstances semblables, le juge a conclu qu’une peine inférieure à 2 ans était indiquée. Cette étape franchie, il a tenu compte du profil de l’accusé, notamment du faible risque de récidive qu’il représente, pour conclure que l’imposition d’une peine d’emprisonnement avec sursis ne mettrait pas en danger la sécurité de la collectivité. Enfin, le juge a noté plusieurs facteurs démontrant que cette mesure ne compromettrait pas non plus la réalisation des objectifs de dénonciation, de dissuasion générale et spécifique ainsi que de réhabilitation. C’est pourquoi il a imposé à l’accusé une peine d’emprisonnement de 20 mois à purger dans la collectivité, avec des conditions strictes.

Un exercice semblable a été fait dans R. c. Desgens. L’accusé dans cette affaire a eu des contacts sexuels avec un adolescent en sachant que ce dernier était âgé de 15 ans. Une peine d’emprisonnement de 20 mois à purger dans la collectivité a aussi été imposée dans ce cas.

Dans R. c. Brosseau, une autre décision en matière d’agression sexuelle, le juge rappelle que la proportionnalité et l’individualisation sont des principes cardinaux lors de la détermination de la peine ainsi que ses devoirs d’harmoniser la peine avec celles imposées dans des circonstances semblables, d’éviter l’excès de nature ou de durée dans l’infliction des peines et d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes avant d’envisager la privation de liberté. Après avoir pondéré tous les facteurs pertinents, le juge arrive à la conclusion qu’une peine d’emprisonnement de 21 mois à purger dans la collectivité était la peine la plus juste et appropriée dans les circonstances.

Bien entendu, les modifications apportées à l’article 742.1 C.Cr. s’appliquent à d’autres infractions. Dans R. c. Dubois Beauregard, il était question d’un accusé déclaré coupable sous diverses infractions liées à la possession et au trafic de stupéfiants ainsi qu’à diverses infractions relatives à la Loi sur le cannabis commises alors qu’il était âgé de 24 ans. Même avant l’entrée en vigueur des modifications législatives, la défense demandait l’imposition d’une peine «créative», soit la combinaison d’une peine d’emprisonnement dans la collectivité pour certains chefs et d’une peine d’emprisonnement discontinu pour d’autres. Quelques jours après l’adoption du projet de loi, la juge a imposé à l’accusé une peine de 2 ans moins 1 jour d’emprisonnement dans la collectivité pour les chefs liés à la Loi règlementant certaines drogues et autres substances. Elle était d’avis que l’accusé avait fait preuve d’une réhabilitation convaincante et qu’il ne représentait pas un danger pour la société.  

La décision R. c. Racine Marc met en lumière le cas d’un accusé déclaré coupable de possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic et de possession d’armes à feu prohibées ainsi que de dispositifs prohibés. Le juge a d’abord établi que la peine appropriée pour les infractions liées aux armes à feu serait l’emprisonnement de 20 mois. Par la suite, il a tenu compte du profil de l’accusé, de son jeune âge, de l’absence d’antécédents judiciaires et du respect des conditions avant de conclure qu’il ne représentait pas un risque pour la sécurité de la collectivité. Faisant état de l’effet dénonciateur d’une ordonnance de sursis assortie de conditions rigoureuses, le juge a alors conclu que l’emprisonnement avec sursis était adéquat dans les circonstances. Pour les mêmes motifs, il a imposé une peine d’emprisonnement de 4 mois moins 1 jour avec sursis pour les chefs en lien avec le trafic de stupéfiants.

Conclusion

L’emprisonnement dans la collectivité n’est pas pour tous les accusés, même après l’abrogation des paragraphes e) et f) de l’article 742.1 C.Cr. Les critères de base pour l’octroi de la mesure demeurent inchangés. Pour reprendre les propos de la Cour suprême du Canada dans R. c. Proulx, l’emprisonnement avec sursis «constitue une solution de rechange à l’incarcération de certains délinquants non dangereux» (paragr. 21).

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