Être en retard n’est jamais agréable, que ce soit pour le retardataire ou la personne qui attend. Cela peut parfois entraîner de fâcheuses conséquences. Récemment, le Tribunal administratif du travail (TAT) s’est penché sur le dossier d’un travailleur dont l’indemnité de remplacement du revenu (IRR) a été suspendue par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) parce qu’il était arrivé en retard à une évaluation médicale. Voici les détails de l’affaire: Rodrigue et Environnement Canada.

Les faits

En 2019, le travailleur subit une lésion professionnelle. Les diagnostics reconnus en lien avec cette lésion sont, notamment, un trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse et un trouble de stress post-traumatique. La condition médicale du travailleur entraîne des symptômes envahissants qui se manifestent notamment par des difficultés respiratoires et des palpitations cardiaques. Au printemps 2022, le travailleur est convoqué pour une expertise médicale par la CNESST, laquelle doit avoir lieu le 30 juin 2022 à 10 h. Bien que le travailleur se soit préparé pour ce rendez-vous, une succession d’événements font en sorte qu’il ne peut arriver à l’heure prévue.

Premièrement, le travailleur commet une erreur en entrant l’adresse de la clinique médicale dans le système de géolocalisation de son cellulaire. Deuxièmement, bien qu’il ait prévu la durée de son déplacement, les symptômes qu’il éprouve durant le trajet le ralentissent. Troisièmement, le paiement de sa place de stationnement prend plus de temps en raison d’une file de gens qui attendent pour payer. Quatrièmement, puisque le bâtiment où se trouve la clinique médicale est en construction, le travailleur cherche pendant plusieurs minutes avant de trouver le bon endroit. Tous ces contretemps font en sorte que le travailleur se présente à l’accueil de la clinique avec 10 minutes de retard. La personne au comptoir lui annonce alors qu’il est trop tard et que l’expertise prévue n’aura pas lieu. Sachant que l’examen devait durer 2 heures, le travailleur pense qu’il est possible de s’ajuster. Pour toute réponse, on lui indique que le rendez-vous est annulé. Il propose d’attendre que le médecin qui devait procéder à son évaluation se libère pour lui parler, ce qui lui est refusé. Résigné, il quitte la clinique.

Lorsque le travailleur réussit finalement à joindre son agente d’indemnisation de la CNESST, plusieurs jours plus tard, celle-ci ne lui donne pas la chance d’expliquer les circonstances de son retard. Elle l’informe que son IRR sera suspendue jusqu’à ce qu’il reçoive une nouvelle convocation pour une expertise médicale. Elle précise également que le médecin qui devait l’évaluer ne veut plus jamais le voir et qu’il faudrait trouver un spécialiste dans une autre région. Le 18 juillet 2022, la CNESST rend une décision qui suspend l’IRR du travailleur à compter du 15 juillet précédent au motif que l’expertise médicale a été annulée en raison de son retard. Cette décision est confirmée en révision administrative. Le travailleur, jugeant cette suspension arbitraire, excessive et abusive, se tourne alors vers le TAT. 

La décision

La juge administrative souligne, dans un premier temps, que l’article 142 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) permet à la CNESST de réduire ou de suspendre le paiement d’une indemnité si un travailleur, sans motif valable, entrave un examen médical prévu par la loi ou encore s’il omet ou refuse de se soumettre à un tel examen. Selon la jurisprudence, cette disposition doit recevoir une interprétation restrictive puisque cette mesure constitue une exception au principe général selon lequel un travailleur a le droit de recevoir les indemnités prévues par la loi du fait qu’il a subi une lésion professionnelle. Par ailleurs, la suspension du versement de l’IRR constitue une mesure coercitive visant à corriger le comportement répréhensible d’un travailleur lorsqu’il tente de se soustraire à ses obligations découlant de la loi. Cette disposition législative n’a donc pas pour objectif de punir un travailleur puisqu’il s’agit plutôt d’une mesure incitative. La jurisprudence enseigne également que, pour suspendre le versement de l’IRR, les actions ou inactions du travailleur doivent être assimilables à de la négligence ou même à de la mauvaise foi.

Dans un second temps, la juge administrative détermine que ce n’est pas le travailleur qui a entravé l’examen médical demandé par la CNESST, mais plutôt le professionnel de la santé désigné par cette dernière qui a refusé de remplir son mandat sans raison valable. Selon la juge, avant d’appliquer une mesure d’exception, telle la suspension de l’IRR, la CNESST doit vérifier si le travailleur a une raison valable pour expliquer son retard. Pour ce faire, elle devait écouter les explications du travailleur, ce qu’elle n’a pas fait. Mais ce qui semble surtout troubler la juge, c’est le comportement du professionnel de la santé qui était responsable d’effectuer l’examen:

[26]            Le Tribunal demeure perplexe devant le refus du professionnel de la santé désigné par la Commission de procéder à une expertise médicale, avec toutes les conséquences potentielles qu’il devait considérer, pour un simple retard de 10 minutes. Cette façon de faire ne respecte pas les recommandations publiées dans le Guide d’exercice de la médecine d’expertise en juin 2021 par le Collège des médecins du Québec en collaboration avec le Barreau du Québec. Dans cet ouvrage, à la rubrique Devoirs et obligations du médecin, il est rappelé que bien qu’il agisse pour le compte d’un tiers, le médecin expert doit en tout temps adopter une conduite irréprochable envers le patient ou un expertisé avec qui il entre en relation dans l’exercice de sa profession. Il est aussi rappelé que le médecin doit chercher à établir et à maintenir avec l’expertisé une relation de confiance mutuelle en faisant preuve de qualités humaines, comme la bienveillance, la courtoisie et l’écoute. Il doit aussi se montrer sensible à l’inconfort de l’expertisé, faciliter le déroulement de l’examen et respecter les limites qu’imposent la condition ou la maladie de l’expertisé.

[nos caractères gras]

Selon la juge, bien que le professionnel de la santé désigné par la CNESST soit un psychiatre, il n’a manifestement pas tenu compte des problèmes de santé mentale dont souffrait le travailleur. Elle ajoute que, même dans un cas où le manque de collaboration d’un patient est flagrant, «c’est de façon exceptionnelle que l’expert peut suspendre une expertise ou refuser d’examiner un patient» (paragr. 28). S’il le fait, il doit expliquer au patient les raisons de son refus, documenter les faits au dossier et faire part de ses difficultés au mandant. Pour la juge, le comportement du professionnel de la santé est empreint d’autoritarisme, lequel est inapproprié et lourd de conséquences pour le travailleur:

  • Il a refusé de recevoir le travailleur, même s’il restait encore 1 heure et 50 minutes pour mener à bien l’expertise;
  • Il n’a pas voulu rencontrer le travailleur pour expliquer les motifs de son refus;
  • Il n’a pas informé la CNESST des motifs justifiant son refus de procéder à l’expertise médicale;
  • Le manque de disponibilité des experts en psychiatrie et l’inaction de la CNESST, laquelle n’a pas proposé de nouvelle date d’expertise, ont eu un effet négatif sur les revenus du travailleur ainsi que sa santé mentale.

La juge conclut que les explications du travailleur sont crédibles. Les circonstances qui ont conduit à son retard de 10 minutes au rendez-vous étaient indépendantes de sa volonté. Il ne s’agit pas d’un prétexte pour obtenir la clémence de la CNESST. Quant à cette dernière, le juge indique que l’organisme n’avait pas à faire payer au travailleur le refus injustifié du professionnel de la santé de remplir son mandat: «[e]xiger que le travailleur prévoie ce qui est imprévisible ne correspond pas à ce qui est attendu de la notion de « raison valable »» (paragr. 31).

Par conséquent, la juge annule la suspension de l’IRR depuis le 15 juillet 2022 et déclare que cette indemnité devra être versée au travailleur rétroactivement.

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