Une expertise a pour but «d’éclairer le tribunal et de l’aider dans l’appréciation d’une preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée» (art. 231 al. 1 du Code de procédure civile (C.P.C.)). Cependant, l’expert doit se garder d’usurper le rôle du tribunal, sous peine de voir son rapport faire l’objet d’un rejet à l’étape préliminaire (art. 241 C.P.C.). Nous vous proposons quelques exemples jurisprudentiels récents qui illustrent en quoi consiste l’usurpation du rôle du tribunal ainsi que des situations où, au contraire, on a considéré qu’il n’y avait pas eu usurpation.
La présentation du paysage législatif et réglementaire entourant un domaine particulier n’est pas une usurpation du rôle du tribunal
Dans Mines Abcourt inc. c. Agence du revenu du Québec, la demanderesse, une jeune société minière canadienne, contestait les avis de cotisation par lesquels l’Agence du revenu du Québec (ARQ) ne lui avait accordé qu’une partie du crédit de droit remboursable pour perte qu’elle avait réclamé.
La demanderesse sollicitait le rejet de l’expertise que l’ARQ souhaitait utiliser au soutien de ses arguments. Selon elle, en tirant des inférences de certaines définitions prévues aux termes de la Loi sur l’impôt minier et de la Loi sur les valeurs mobilières, l’expert, un ingénieur, exposait une opinion juridique et usurpait ainsi le rôle du juge.
Cet argument n’a pas été retenu par le tribunal, qui a considéré comme normal qu’un expert pose les balises légales entourant ses activités. Par ailleurs, il peut arriver qu’une expertise reflète une compréhension erronée du cadre légal par son auteur. Cependant, l’application du droit à l’espèce sera toujours un exercice qui revient au tribunal.
L’utilisation de termes à connotation juridique ne permet pas de conclure automatiquement à l’usurpation du rôle du tribunal
Bien qu’un expert doive éviter de donner une opinion juridique, dans Centre de services scolaire de Montréal c. Société d'assurance générale Northbridge, la Cour supérieure a conclu qu’il ne faut pas nécessairement inférer de l’utilisation de termes ou d’expressions tels que «responsable», «cause» ou «causé par» qu’il y a une usurpation du rôle du tribunal puisque ces termes ne sont pas exclusifs aux juristes. Dans cette affaire, le demandeur, Centre de services scolaire de Montréal, et la défenderesse-demanderesse en garantie, Hudson Six inc., sollicitaient le rejet de l’expertise déposée par la défenderesse Société d’assurance générale Northbridge, notamment au motif que l’expert se prononçait sur des éléments juridiques, usurpant ainsi le rôle du tribunal. Au soutien de leurs demandes en rejet préliminaire, ils alléguaient que l’expert avait tiré des inférences à partir de faits qu’il tenait pour avérés alors qu’il s’agissait plutôt de faits litigieux.
Par ailleurs, à cette occasion, la Cour supérieure a rappelé que la règle interdisant à l’expert de formuler une opinion sur la question ultime ou finale («ultimate issue») ne devait plus être systématiquement appliquée.
Des sections d’une expertise de la nature d’une opinion juridique doivent-elles être écartées?
Dans 1024396 Alberta Ltd. c. Mei (5800 St-Denis Street Real Estate Trust), la Cour supérieure a conclu que, même si certaines parties du rapport préparé par un avocat, expert en matière de droit bancaire et de fraude, étaient plutôt de la nature d’une opinion juridique, il n’y avait pas lieu de les écarter puisqu’elles étaient utiles pour comprendre l’ensemble du rapport. Ce sont précisément les connaissances juridiques de cet expert en ce qui a trait aux technologies utilisées à des fins frauduleuses qui pouvaient être utiles au juge saisi du fond. Un expert peut se prononcer sur une question de droit que le juge aura à trancher puisqu’il reviendra malgré tout à ce dernier de déterminer le poids à accorder à une telle analyse.
Dans cette affaire, à l'occasion d'une transaction immobilière, les parties ont fait l'objet d'une fraude. Au moyen d'une adresse courriel piratée, une personne inconnue a transmis au cabinet d’avocats représentant les acheteurs des instructions de paiement. Celui-ci, croyant à tort que ces instructions provenaient du cabinet représentant la vendeuse, a viré plus de 4,5 millions de dollars dans un compte bancaire basé à Hong Kong. N’ayant jamais reçu le paiement convenu, la véritable vendeuse a poursuivi les acheteurs ainsi que les 2 cabinets d’avocats visés. C’est dans ce contexte que ces derniers ont déposé le rapport d’expert en question traitant des normes déontologiques applicables aux avocats québécois pour éviter les fraudes perpétrées contre leurs comptes en fidéicommis.
Le fait pour un expert de se prononcer sur l’application de certaines pièces n’équivaut pas à une usurpation du rôle du tribunal
Dans Simard c. DS Avocats Canada, un ancien associé de la défenderesse, un cabinet d’avocats, a réclamé à cette dernière plus de 600 000 $, notamment en lien avec sa rémunération. Au moyen d’une demande reconventionnelle, la défenderesse a réclamé au demandeur plus de 300 000 $, alléguant que cette somme lui avait été versée en trop.
La Cour supérieure a conclu que le fait que l’expert, à titre de comptable professionnel agréé et juricomptable, se soit prononcé sur l’application de certaines pièces, notamment un document intitulé «Mémo de Méthode de rémunération des associés du 21 février 2014» (Simard, paragr. 56), n’équivalait pas à une usurpation du rôle du juge. Compte tenu du mandat qui lui avait été confié, soit d’évaluer les dommages subis par les demandeurs et de commenter ceux allégués par la défenderesse, l’expert devait nécessairement se pencher sur les pièces au cœur du litige.
Une opinion d’expert portant sur des documents rédigés dans un langage profane constitue une usurpation du rôle du tribunal
Dans Maison d'Haïti c. Entreprise de construction TEQ inc., la demanderesse a poursuivi la défenderesse ainsi que son assureur en responsabilité pour des vices de construction et des malfaçons. Plusieurs intervenants dans le projet de construction litigieux ont par la suite été appelés en garantie. L’un d’entre eux a demandé le rejet partiel de l’expertise déposée par la défenderesse, alléguant que cette expertise se prononçait sur la responsabilité des intervenants sur le chantier de construction.
La Cour supérieure a conclu que les auteurs de cette expertise avaient usurpé le rôle du tribunal en procédant à une telle analyse et en se prononçant sur un devis d’ingénierie ainsi que sur des documents contractuels rédigés dans un langage simple et dépourvu de détails techniques. Dans la mesure où de tels passages d’une expertise ne sont pas nécessaires pour éclairer le juge du fond, il y a lieu d’en ordonner le retrait.
Concis et « to the point ».
Bravo! De la part d’un ancien juge.
Merci, contente de vous compter parmi les lecteurs du Blogue SOQUIJ.