Le 11 août dernier, la Cour d’appel du Québec a rendu un rare jugement en matière de responsabilité pénale et criminelle des personnes morales. Dans cet arrêt, la Cour d’appel, sous la plume du juge Cournoyer, a rejeté l’appel de la compagnie appelante, qui contestait la déclaration de culpabilité sous le chef de négligence criminelle causant la mort rendue par la juge de première instance. La victime, un camionneur qui conduisait un camion lourd porte-conteneurs appartenant à l’appelante, est décédé quand celui-ci s’est renversé dans le virage d’une pente descendante. La juge de première instance a considéré que l’appelante avait omis de procéder à un entretien approprié du camion conduit par la victime et de son système de freinage, alors qu’elle avait le devoir légal de le faire, aux termes notamment des articles 217.1 du Code criminel (C.Cr.) (obligation de la personne qui supervise un travail), 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail et 519.15 du Code de la sécurité routière. La juge a conclu que ce défaut d’entretien constituait un écart marqué et important par rapport à la conduite d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. L’omission d’entretenir les freins révélait, selon elle, une insouciance téméraire ou déréglée pour la vie ou la sécurité d’autrui, ce défaut d’entretien ayant causé de manière plus qu’appréciable le décès de la victime. Si l’appelante a invoqué de nombreux moyens d’appel, certains portant notamment sur les règles de preuve, d’autres considérations méritent plus amplement notre attention.

Comme il a été mentionné plus haut, il s’agit d’une rare affaire en matière de responsabilité pénale et criminelle des personnes morales. Le juge Cournoyer rappelle notamment l’adoption par le Parlement, en 2003, de la Loi modifiant le Code criminel (responsabilité pénale des organisations), laquelle a ajouté certaines règles au Code criminel pour régir la responsabilité des personnes morales en matière de décès et de blessures occasionnés en milieu de travail, règles qui sont entrées en vigueur le 31 mars 2004. Avant l’adoption de ces règles, cette responsabilité relevait de la common law. Depuis cette réforme, pour les infractions dont la mens rea est fondée sur la négligence, l’article 22.1 C.Cr. prévoit que la participation de l’organisation est établie lorsqu’un de ses agents a participé à la perpétration de l’infraction et que, d’autre part, le cadre supérieur de l’organisation dont relève le domaine d’activités de celle-ci ayant donné lieu à l’infraction, s’est écartée de façon marquée de la norme de diligence qu’il aurait été raisonnable d’adopter, dans les circonstances, pour empêcher la participation à l’infraction. Ainsi, la faute des cadres supérieurs peut, dans certains cas, être imputée à l’organisation. En l’espèce, le contremaître-mécanicien responsable du garage était un «cadre supérieur» au sens de l’article 2 C.Cr.

Par ailleurs, le juge Cournoyer précise que, bien que l’article 22.1 C.Cr. prévoie que le cadre ou les cadres supérieurs doivent s’être «écartés de façon marquée de la norme de diligence qu’il aurait été raisonnable d’adopter, dans les circonstances, pour empêcher la participation à l’infraction», lorsque l’inculpation d’une organisation vise l’infraction de négligence criminelle (art. 219 C.Cr.), la norme doit nécessairement s’élever à celle de l’écart marqué et important.

Sur cette dernière question, le juge Cournoyer note un point intéressant: le jugement de première instance a été rendu avant l’arrêt de la Cour suprême du Canada R. c. Javanmardi, qui a précisé le cadre d’analyse de la négligence criminelle. L’interprétation de la juge de première instance dans cette affaire, fondée sur l’arrêt de la Cour d’appel dans Javanmardi, était plus favorable à l’appelante que celle adoptée par la Cour suprême. En effet, contrairement aux principes qu’a appliqués la juge, c’est dans l’élément de faute (mens rea) et non dans l’actus reus que réside l’évaluation de l’acte ou de l’omission qui révèle une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. Ainsi, la norme de la faute utilisée par la juge dans son analyse était grandement favorable à l’appelante dans la mesure où la juge s’est livrée au même exercice à 2 reprises: elle a procédé à l’évaluation de la conduite de l’appelante sous l’angle tant de l’insouciance déréglée et téméraire de l’entretien que de l’écart marqué et important. Or, une conduite téméraire ou déréglée constitue un écart marqué et important par rapport à la norme de la personne raisonnable. Il ne s’agit pas de 2 normes distinctes, comme l’a rappelé la Cour suprême dans Javanmardi, ce qui a donc entraîné le rejet du moyen d’appel invoquant l’appréciation erronée de la négligence criminelle par la juge de première instance.

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