Pour combattre le fléau des crimes sexuels commis contre des enfants, le législateur a doté le juge du pouvoir de rendre diverses ordonnances d’interdiction. Celles-ci peuvent être rendues lorsque le juge déclare une personne coupable ou l’absout d’une infraction sexuelle à l’égard d’une victime de moins de 16 ans, et ce, en sus de toute autre peine. Ces ordonnances sont prévues à l’article 161 du Code criminel (C.Cr.), disposition qui a vu le jour en 1993. Elles visent à protéger les enfants et les adolescents contre le risque de violence sexuelle que peuvent représenter certains délinquants sexuels libérés, comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans un arrêt de 2016.

Le juge peut ainsi interdire au contrevenant de se trouver dans un parc ou une zone publique où l’on peut se baigner s’il y a des personnes de moins de 16 ans ou s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il y en ait, ou encore dans une garderie, une cour d’école, un terrain de jeu ou un centre communautaire (art. 161 (1) a) C.Cr.), ou de se trouver à moins de 2 kilomètres  de toute maison où réside la victime identifiée (art. 161 (1) a. 1) C.Cr.). Il peut également lui interdire de chercher, d’accepter ou de garder un emploi qui le mettrait en relation de confiance ou d’autorité vis-à-vis de personnes de moins de 16 ans (art. 161 (1) b) C.Cr.), ou encore d’avoir des contacts avec une personne âgée de moins de 16 ans (art. 161 (1) c) C.Cr.). Finalement, le juge peut lui interdire «d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique, à moins de le faire en conformité avec les conditions imposées par le tribunal» (art. 161 (1) d) C.Cr.). Cette dernière ordonnance, comme la précédente, a été introduite dans le Code criminel en 2012, par l’adoption de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés.

C’est cette dernière ordonnance qui mobilisera notre attention dans ce texte, compte tenu des développements récents dont elle a fait l’objet dans la jurisprudence.

La raison d’être de l’ordonnance d’interdiction d’utilisation d’Internet

Dans l’arrêt rendu en 2016, dont nous avons parlé plus tôt, la Cour suprême a précisé la raison d’être de cette ordonnance:

[101]                      En bref […] l’al. 161 (1) d) s’attaque aux nouveaux préjudices graves dont l’infliction est précipitée par l’évolution rapide du contexte sociotechnologique. Ce contexte en constante évolution a modifié tant le degré que la nature du risque de violence sexuelle auquel sont exposées les jeunes personnes. Par conséquent, la version antérieure de l’art. 161 ne permettait plus de contrer le risque que courent les enfants de nos jours. […]

[102]                      La vitesse à laquelle la technologie a évolué au cours de la dernière décennie a fondamentalement modifié le contexte social dans lequel peuvent survenir les crimes sexuels. Les médias sociaux (comme Facebook et Twitter), les applications de rencontres (comme Tinder), de même que les services de partage de photos (comme Instagram et Snapchat) […] ont donné aux jeunes […] un accès sans précédent aux communautés numériques. Parallèlement, les délinquants sexuels ont obtenu un accès inédit à des victimes potentielles et à des moyens qui facilitent la commission d’infractions sexuelles.

L’atteinte à la vie privée du délinquant sexuel

Dans le même arrêt, la Cour suprême a souligné les conséquences importantes de l’ordonnance prévue à l’article 161 (1) d) C.Cr. pour le contrevenant. En effet, elle a rappelé qu’empêcher un contrevenant d’avoir accès à Internet revient «à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne» (paragr. 54), compte tenu de la place de plus en plus centrale qu’occupe Internet dans nos vies, et ce, dans tous les domaines (éducation, commerce, emploi, divertissements, etc.). Internet est un «outil indispensable de la vie moderne, de même qu’une voie de participation à la démocratie» (paragr. 98). Cette ordonnance a donc une incidence marquée sur le droit à la liberté et à la sécurité du contrevenant (paragr. 55 et 98).

Les juges sont sensibles à cet enjeu. Ainsi, dans une affaire récente entendue par la Cour du Québec, où le contrevenant, qui était autochtone, avait été déclaré coupable de leurre et de contacts sexuels à l’endroit de sa petite-cousine âgée de moins de 16 ans, le juge n’a pas interdit au contrevenant d’utiliser Internet, compte tenu du fait qu’il s’agit d’un outil indispensable dans des communautés éloignées comme celle où vivait le contrevenant.

Le pouvoir discrétionnaire du juge

Plusieurs facteurs doivent être considérés par le juge qui évalue l’intérêt de rendre une telle ordonnance, ainsi que la durée de celle-ci. Parmi ces facteurs, il y a notamment: la nature du crime, les circonstances de la commission de celui-ci, sa gravité, sa durée, le nombre de victimes, leur âge et l’impact du crime sur celles-ci, les antécédents du contrevenant pour des infractions similaires ou au contraire le fait que le contrevenant n’ait pas de dossier criminel et qu’un tel agissement soit exceptionnel, le risque de récidive, les similitudes entre l’ordonnance envisagée et le crime commis, le fait que le contrevenant n’accepte pas sa responsabilité pour ses gestes, etc.

Plus récemment, dans un arrêt rendu en 2021, la Cour d’appel a souligné 3 considérations additionnelles, à savoir:

  1. La gravité des crimes sexuels contre les enfants et «l’importance qu’elle soit reflétée dans les peines imposées» (paragr. 30);
  2. L’importance de la place qu’Internet a prise dans la vie contemporaine (paragr. 31);
  3. Le fait que, bien qu’une telle ordonnance puisse être modifiée à la demande d’une partie si un changement de circonstances le justifie (art. 161 (3) C.Cr.), il ne faut pas y voir une «une raison d’adopter une approche moins rigoureuse au moment de rendre l’ordonnance initiale» (paragr. 32).

Cette souplesse permet au juge de rendre des ordonnances sur mesure, fondées sur les particularités ainsi que le profil du délinquant et le risque qu’il fait courir à la société. Le juge a un pouvoir discrétionnaire en cette matière, ce qui limite une intervention en appel, laquelle n’est possible que lorsqu’il est démontré que la peine est manifestement non indiquée ou qu’une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de la peine a été commise.

Les modalités de l’ordonnance

 Le juge qui rend une telle ordonnance doit décider de sa durée. L’interdiction peut être perpétuelle ou valable pour la période que le juge considère comme souhaitable (art. 161 (2) C.Cr.). La perpétuité est prononcée dans les situations où est présent un risque élevé de récidive.

La portée de l’ordonnance

L’interdiction totale d’utilisation d’Internet est rarement employée étant donné qu’elle écarte le délinquant d’un «élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne» (paragr. 21). En conséquence, l’ordonnance est généralement rédigée de telle sorte qu’elle interdit l’utilisation d’Internet à certaines fins plutôt qu’à toutes. Par exemple, en prohibant son utilisation à des fins récréatives, en interdisant l’accès aux médias sociaux, la communication avec des mineurs, l’accès à la pornographie, l’utilisation de plusieurs adresses courriel, ou l’emploi de moyens pour masquer l’historique, ou encore en imposant la présence d’un logiciel de surveillance, etc. Elle peut aussi être libellée notamment afin de permettre au contrevenant d’utiliser Internet à des fins professionnelles, de communication avec des membres de sa famille ou de suivi médical. Dans un jugement rendu par la Cour du Québec en 2016, le juge a souligné que:

[223] Aujourd’hui, il est presque impossible à un individu de fonctionner minimalement dans la société sans utiliser le réseau Internet pour divers besoins du quotidien. Que ce soit pour recevoir des prestations gouvernementales, s’informer des divers programmes ou trouver un emploi, la plupart de ces transactions se font maintenant en ligne. De plus, la plupart des institutions scolaires post-secondaires utilisent l’Internet pour les questions administratives et académiques.

Ainsi, il a modulé l’ordonnance proposée par la poursuite afin de permettre l’utilisation d’Internet à des fins de travail et d’études dans le cas d’un délinquant déclaré coupable de nombreuses infractions sexuelles contre des enfants de moins de 16 ans et condamné à une peine de 8 ans d’emprisonnement. Ainsi, l’interdiction doit être limitée  «aux sphères particulières susceptibles de favoriser la commission d’infractions criminelles» (paragr. 26).

Enfin, notons que la violation, par le délinquant sexuel, d’une telle ordonnance, est passible d’un emprisonnement maximal de 4 ans (art. 161 (4) C.Cr.).

Les précisions apportées par l’arrêt Faivre

Dans cette affaire, l’accusé était le fondateur d’un service de courriels sécurisé et crypté permettant à des personnes pédophiles de communiquer entre elles à l’abri de toute incursion et il militait en faveur de la reconnaissance de la pédophilie à titre d’orientation sexuelle comme une autre. Il a été déclaré coupable, sous plusieurs chefs d’accusation, notamment de pornographie juvénile, d’incitation à des contacts sexuels et de contacts sexuels, et a été condamné à une peine d’emprisonnement de 12 ans. Une ordonnance lui interdisant totalement d’utiliser Internet pour une période de 15 ans a également été rendue.

En appel de ce jugement, la Cour d’appel a expliqué que le délai de 15 ans n’était pas excessif. Compte tenu du profil de l’accusé et du fait qu’il souhaitait continuer à militer en faveur de la pédophilie, ce délai n’était pas déraisonnable. Toutefois, la Cour a déterminé que le caractère absolu de l’ordonnance, l’interdiction ne prévoyant aucune exception, faisait en sorte que celle-ci se démarquait de «l’approche modulée préconisée par la jurisprudence récente» (paragr. 87). La Cour a établi un parallèle avec les conditions entourant une ordonnance de probation et a souligné que les conditions ne doivent pas être trop vagues, imprécises ou si difficiles à suivre qu’elles mèneront à un manquement presque certain. Ainsi, la Cour d’appel a modulé l’ordonnance pour permettre à l’accusé l’utilisation d’Internet dans certains cas et sous la supervision d’un membre de sa fratrie ou d’une personne en situation d’autorité; l’utilisation d’Internet à des fins récréatives et celle de médias sociaux est toutefois demeurée prohibée. Notons d’ailleurs qu’un autre arrêt rendu par la Cour d’appel ce mois-ci est venu confirmer la portée de l’arrêt Faivre, à savoir qu’une interdiction absolue d’utilisation d’Internet est dorénavant exceptionnelle. 

Conclusion

L’ordonnance d’interdiction énoncée à l’article 161 (1) d) C.Cr. est donc une pièce importante de l’arsenal des juges pour protéger les enfants et les adolescents des crimes sexuels. L’examen de la jurisprudence révèle que cet outil est employé de manière nuancée par les juges, qui tiennent compte de la place considérable que joue de plus en plus Internet dans notre société. Ainsi, la portée de l’ordonnance est calibrée de telle sorte que l’interdiction s’applique aux activités numériques susceptibles de contribuer à un futur passage à l’acte. 

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