Le 21 juin 2019, le Parlement du Canada a sanctionné la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Dans un décret pris le 18 décembre suivant, le gouvernement du Québec a confié à sa procureure générale le mandat de contester sa constitutionnalité, par un renvoi à la Cour d’appel du Québec, en raison des enjeux constitutionnels fondamentaux soulevés par cette loi fédérale au regard notamment du partage des compétences législatives et de l’architecture constitutionnelle du Canada.

La question posée était la suivante:

«La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis est-elle ultra vires de la compétence du Parlement du Canada en vertu de la Constitution du Canada?»

La Cour d’appel a répondu: «la Loi est constitutionnelle, sauf pour l’art. 21 et le par. 22 (3), qui ne le sont pas» (paragr. 67).

À cet égard, la Cour d’appel a tenu à préciser que, même si le Parlement peut, dans certaines limites, réglementer les droits ancestraux visés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, «[il] ne peut modifier seul cet article, y compris dans sa portée, ni l’architecture fondamentale de la Constitution canadienne. Or, c’est précisément une telle modification qu’accomplit l’art. 21 de la Loi» (paragr. 533).

Quant à l’article 22 (3), la Cour d’appel a indiqué que «[l]’effet de cette disposition est de conférer un caractère absolu aux textes législatifs autochtones par rapport aux lois provinciales» (paragr. 544).

Le 9 février dernier, saisie de la même question, la Cour suprême du Canada, dans un arrêt unanime, a pour sa part tout simplement répondu: «Non».

Ajoutant que «la Loi est dans son ensemble valide sur le plan constitutionnel» (paragr. 2).

Une loi innovante pour protéger le bien‑être des enfants, des jeunes et des familles autochtones

Tant la Cour d’appel du Québec que la Cour suprême du Canada ont souligné le caractère unique de cette loi.

La Cour d’appel a tenu à préciser que: «l’approche déclaratoire adoptée par le Parlement dans le cadre de la Loi est inhabituelle, sinon inusitée. Il est en effet rare qu’un texte législatif ait pour objet d’énoncer la portée d’une disposition constitutionnelle» (paragr. 515).

Quant à la Cour suprême, elle l’a décrite en ces termes:

«Conformément à ses engagements en lien avec la [Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones], le Parlement a décidé de promulguer une loi innovante qui établit des normes nationales et assure aux peuples autochtones un contrôle effectif sur le bien-être de leurs enfants.» (paragr. 19)

La Cour suprême, usant d’une métaphore, évoque: «l’ouverture du Parlement à utiliser trois différents types de normes juridiques qui seront entrelacées dans ce cadre de réconciliation afin d’assurer le bien-être des enfants autochtones: la compétence législative des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille, les dispositions législatives édictées par le Parlement afin d’établir des normes à l’échelle nationale, et les normes internationales dont parle la Déclaration» (paragr. 7), allant jusqu’à préciser que «l’effort du Parlement pour natter cette «tresse» à trois brins constitue le cadre précis de réconciliation en ce qui a trait aux services à l’enfance et aux familles autochtones, dans l’esprit de la Déclaration» (paragr. 8). Autrement dit, en se fondant sur le droit international en guise d’orientation, le droit de l’État et le droit autochtone s’imbriquent afin de créer un droit unique bien défini.

En ce qui a trait au processus de réconciliation, après avoir reconnu que celle-ci constitue un projet à long terme, la Cour suprême ajoute qu’«[e]lle ne se réalisera pas à l’occasion d’un seul et unique moment sacré, mais plutôt à travers une transformation continue des relations et un tressage des différentes traditions juridiques et sources de pouvoir existantes» (paragr. 90).

Détermination de la validité constitutionnelle d’une loi: une analyse en 2 étapes

La Cour suprême rappelle que la détermination de la validité constitutionnelle d’une loi procède en 2 étapes:

  • D’abord, par l’identification de son caractère véritable; et
  • ensuite, par sa classification parmi les chefs de compétence énumérés aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Elle précise ensuite que, contrairement à la distinction suggérée par les procureurs généraux qui ont qualifié de Partie I les articles 1 à 17 (sauf l’article 8 a) de la loi et de Partie II l’article 8 a) ainsi que les articles 18 à 26, son analyse porte sur la loi dans son ensemble.

1 – Qualification de la loi

En ce qui a trait à la première étape, la Cour suprême indique que «la Loi a pour objet de protéger le bien-être des enfants, des jeunes et des familles autochtones de trois façons interreliées» (paragr. 91), soit celles mentionnées plus haut, qu’elle reformule de la façon suivante:

  • l’affirmation de la compétence des collectivités autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille;
  • l’établissement de normes nationales applicables dans l’ensemble du Canada; et
  • la mise en œuvre des aspects de la déclaration en droit canadien. (paragr. 91)

La Cour suprême précise ensuite que «la Loi a pour effet juridique d’instaurer un régime uniforme de protection du bien-être des enfants, des jeunes et des familles autochtones» (paragr. 91).

Quant aux effets pratiques, la Cour suprême relève qu’il est raisonnable de penser:

  • que les enfants et les familles autochtones recevront des services mieux adaptés à leurs réalités culturelles et que cela réduira la surreprésentation des enfants autochtones dans les établissements de services à l’enfance et à la famille et contribuera à protéger leur bien-être;
  • que la loi permettra d’éviter de gaspiller du temps et des ressources dans des litiges et des négociations prolongées sur la question de savoir si un groupe, une collectivité ou un peuple autochtones donné a compétence en matière de services à l’enfance et à la famille et, si oui, dans quelle mesure; et
  • qu’elle favorisera la réconciliation avec les peuples autochtones.

2- Classification de la loi

La Cour suprême souligne d’emblée que «[l]a compétence prévue [à l’article] 91 (24) [de la loi constitutionnelle] est d’une vaste portée et concerne au premier chef ce qu’on appelle la «quiddité indienne», l’indianité ou l’autochtonité, c’est-à-dire les Autochtones en tant qu’Autochtones» (paragr. 94), ce qui «suffit pour conclure que la Loi est intra vires de la compétence du Parlement sur les «Indiens»» (paragr. 95).

La Cour suprême ajoute qu’une action concertée du Parlement et des provinces est requise dans le domaine de la protection de l’enfance en contexte autochtone et que le principe de Jordan, «selon lequel les disputes intergouvernementales ne peuvent faire obstacle au droit des enfants autochtones d’accéder aux mêmes services que les autres enfants au Canada» (paragr. 99) illustre l’importance de la collaboration entre ces 2 ordres de gouvernement.

La Cour suprême tient également à préciser que le Parlement ne modifie pas unilatéralement l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais énonce plutôt, par l’entremise d’affirmations liant la Couronne, sa position à l’égard du contenu de cette disposition constitutionnelle. Ainsi par son article 8 a), il indique que la Loi «a pour objet d’«affirmer le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale lequel comprend la compétence en matière de services à l’enfance et à la famille»» (paragr. 107), tout en apportant la nuance suivante: «[u]ne affirmation n’est pas une modification, et ce, même si l’objet de l’affirmation est une disposition de la Constitution» (paragr. 109). Quant au fait que, à ce jour, la Cour suprême n’a pas reconnu l’existence, à l’article 35 (1), d’un droit à l’autonomie gouvernementale, elle mentionne que cela «ne signifie pas que le Parlement est sans ressource à l’égard de la question des services à l’enfance et à la famille autochtones» (paragr. 115).

Par ailleurs, elle conclut qu’il est «constitutionnellement loisible au Parlement de recourir à l’incorporation anticipatoire par renvoi comme technique de rédaction législative» (paragr. 130). Elle souligne de plus que, par l’entremise de l’article 21, «le Parlement a validement incorporé par renvoi les textes législatifs, avec leurs modifications successives, des groupes, collectivités ou peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille» (paragr. 130) et que ni cet article ni l’article 22 (3) ne modifient l’architecture de la Constitution. Quant à ce dernier article, la Cour suprême indique qu’il constitue une simple reformulation législative de la doctrine de la prépondérance fédérale, suivant laquelle «les dispositions d’une loi fédérale valide l’emportent sur les dispositions incompatibles d’une loi provinciale» (paragr. 132).

La Cour suprême souligne que la loi a été élaborée de concert avec les peuples autochtones, précisant que «[le] gouvernement fédéral [a] consulté quelque 2 000 organismes communautaires, régionaux et nationaux ainsi que des particuliers» (paragr. 116), et qu’elle vise «à reconnaître la validité des besoins déclarés des peuples autochtones et à les rassurer sur le fait que la réconciliation ne leur sera pas imposée» (paragr. 116).

Conclusion

La Cour suprême conclut que: «Considérée dans son intégralité, la Loi a pour caractère véritable de protéger le bien-être des enfants, des jeunes et des familles autochtones en favorisant la fourniture de services à l’enfance et à la famille culturellement adaptés et, ce faisant, de contribuer au processus de réconciliation avec les peuples autochtones» (paragr. 135).

La fonction éducative du droit ressort nettement de la lecture de cette décision. Comme le souligne la Cour suprême, la loi vise un changement, une adaptation de la culture qui anime l’action des gouvernements et le Parlement l’a utilisée pour «communiquer aux tribunaux et à la société sa position, soit que le droit doit reconnaître l’importance de l’autonomie gouvernementale des Autochtones en ce qui concerne les services à l’enfance et à la famille» (paragr. 81). Tout comme la Cour suprême, souhaitons que cette fonction pédagogique de la loi puisse, avec le temps, «contribuer à inculquer de nouvelles attitudes ou approches qui favoriseront davantage une culture de respect envers les peuples autochtones du Canada et de réconciliation avec eux» (paragr. 81).

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