Le 13 septembre 2023, la Cour d’appel du Québec s’est penchée sur l’application rétrospective des modifications apportées en 2017 à l'article 156 du Code des professions (C.prof.), lesquelles ont notamment instauré des sanctions plus sévères en matière d'infractions à caractère sexuel. La Cour suprême du Canada ayant rejeté, le 27 juin dernier, la demande d’autorisation d’appel présentée par le syndic plaignant du Collège des médecins du Québec, l’occasion est belle de revenir sur cette affaire touchant la portée temporelle des lois. Au-delà des passionnés du droit des professions, l’arrêt de la Cour d’appel, qui illustre l’application de la norme de la décision raisonnable à une question d’interprétation des lois, est susceptible de retenir également l’attention de tous ceux qui s’intéressent, plus largement, au droit administratif.
Faits
Le 9 mars 2018, le Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec a rendu une décision sur culpabilité et sur sanction dans l’affaire Paquin. Le médecin en cause ayant reconnu sa culpabilité sous l’unique chef de la plainte, qui lui reprochait d’avoir fait parvenir à un patient, dans les heures ayant suivi un examen médical, une demande d’amitié par l'intermédiaire d'un média social et de lui avoir envoyé par la suite des messages déplacés à connotation sexuelle, se posait la question de la sanction à lui imposer dans le contexte où la disposition de rattachement retenue était l’article 59.1 C.prof. Les parties ne s’entendaient pas quant à savoir si les modifications apportées à l’article 156 C.prof., entrées en vigueur en juin 2017, étaient applicables ou non au cas du professionnel, alors que les faits reprochés à celui-ci s’étaient produits au cours des mois de décembre 2016 et de janvier 2017 et que la plainte avait été déposée en avril 2017.
Absence de dispositions transitoires
Jusqu’au début de juin 2017, un professionnel déclaré coupable d’avoir commis un acte dérogatoire visé à l’article 59.1 C.prof. s’exposait à une radiation temporaire sans durée minimale ainsi qu’à une amende d’au moins 1 000 $.Depuis le 8 juin, la sanction à laquelle il fait face est désormais une radiation d’au moins 5 ans, sauf si le professionnel convainc le conseil de discipline qu’une durée moindre serait justifiée dans les circonstances, à laquelle s’ajoute l’amende minimale haussée à 2 500 $.
Les nouvelles dispositions à l’article 156 C.prof. ne prévoyant pas de dispositions transitoires, le plaignant soutenait qu’elles étaient d’application immédiate, tandis que le professionnel estimait que les sanctions en vigueur au moment des gestes reprochés et du dépôt de la plainte devaient prévaloir. Pour le premier, la période de radiation temporaire à imposer devait être d’une durée de 1 an à 5 ans, tandis que le second suggérait qu’elle soit de 2 mois.
Décision initiale
Le Conseil de discipline a déterminé que les modifications apportées au C.prof. étaient applicables en ces termes:
[119] Ainsi, le Conseil est d’avis que l’arrêt rendu par la Cour d’appel du Québec dans Da Costa et les décisions rendues par le conseil de discipline du Collège des médecins du Québec dans Rancourt et par le conseil de discipline du Barreau du Québec dans Dubé décidant que les dispositions de l’article 156 du Code des professions modifiées par la Loi 11 sont applicables à toutes plaintes pendantes pour lesquelles la sanction n’a pas encore été prononcée, peu importe la date de l’infraction, la date du dépôt de la plainte et le stade de l’instance disciplinaire au moment de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions, représentent l’état du droit. (nos soulignements)
Après avoir précisé que le professionnel l’avait convaincu que l’imposition d’une période de radiation inférieure à 5 ans était justifiée, le Conseil de discipline lui a imposé une période de radiation temporaire de 12 mois et l’a condamné au paiement d’une amende de 2 500 $.
Appel
Le professionnel a demandé le sursis d’exécution d’une partie de la sanction imposée. Le Tribunal des professions, qui a accueilli sa demande, a notamment souligné que son appel «suscit [ait] des questions d’intérêt au sujet de la philosophie sous-jacente aux nouvelles sanctions en matière d’infractions à caractère sexuel» (paragr. 55) et que tant le profil du professionnel que son comportement démontraient que «la protection du public n’[était] pas à risque» (paragr. 56).
Dans sa décision quant au fond, le Tribunal des professions a rejeté l’appel du professionnel après avoir conclu que le Conseil de discipline n’avait pas erré en droit en déterminant que le nouveau régime de sanction était d’application immédiate, et ce, après avoir précisé que:
[99] L’analyse qui précède établit que l’objet du Code des professions est d’assurer la protection du public et que les règles applicables en droit professionnel et disciplinaire sont distinctes de celles applicables en droit criminel et pénal.
[100] Par ailleurs, le Tribunal réitère que l’arrêt Tran n’a pas eu pour effet d’abolir mais plutôt de préciser l’exception fondée sur la protection du public à la présomption du caractère non rétrospectif des lois établie dans l’arrêt Brosseau. (nos soulignements)
Contrôle judiciaire
La Cour supérieure, saisie du pourvoi en contrôle judiciaire introduit par le professionnel, s’est d’abord prononcée sur la norme de contrôle applicable à la question de la rétroactivité des sanctions et a déterminé qu’il s’agissait de la norme de la décision raisonnable:
[25] À l’examen des exemples identifiés aux paragraphes 60 et 61 de l’arrêt Vavilov, comme consacrant ou niant l’application du critère exceptionnel de la décision correcte, le Tribunal considère que le demandeur – en l’instance – ne réussit pas à réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. En effet, l’interprétation du Code des professions, aux fins de déterminer si son application doit ou non être rétroactive ou rétrospective, apparaît être une question dont la réponse sera limitée à ce régime législatif. Elle n’est donc pas d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. (nos soulignements)
Elle a ensuite conclu que le Tribunal des professions n’avait «[a]ssurément pas» prononcé une conclusion pouvant être qualifiée «d’indéfendable ou de déraisonnable» (paragr. 73) en affirmant qu’il n’avait pas relevé d’erreur de principe ou de droit ayant eu une incidence sur la détermination de la sanction et qu’il n’avait pas davantage prononcé une conclusion déraisonnable en n’intervenant pas dans la détermination faite par le Conseil de discipline, «la justification du jugement étant limpide, logique et cohérente, en même temps que respectueuse des contraintes juridiques et factuelles applicables» (paragr. 78).
Cour d’appel
Permission d’appel
Dans son jugement ayant accueilli la requête du professionnel pour permission d’appeler du jugement de la Cour supérieure, le juge de la Cour d’appel se dit bien conscient du fait qu’une telle permission n’est accordée qu’avec parcimonie en matière de contrôle judiciaire. Après avoir mentionné qu'il n'était pas convaincu que l’arrêt Thibault c. Da Costa scellait «le sort des deux premières questions que soul[evait] le requérant en l’espèce» (paragr. 15), il a indiqué qu’il ne pouvait écarter la possibilité qu’une formation puisse juger opportun d’examiner celui-ci sous l’éclairage de l’arrêt Tran, «notamment quant au poids et à la portée de l’objectif de protection du public dans la détermination du caractère rétroactif ou non de sanctions accrues en droit disciplinaire» (paragr. 15).
Questions soulevées par l’appel
Dans son jugement au fond, la Cour d’appel a précisé que les 3 questions en litige dont elle était saisie consistaient à déterminer si le juge de première instance avait erré:
- En appliquant la norme de la décision raisonnable à l’égard des conclusions du Tribunal des professions concernant l’application rétrospective des modifications apportées à l’article 156 C.prof.;
- En confirmant les conclusions du Tribunal des professions au sujet de l’effet rétrospectif de ces modifications; et
- En concluant que la décision de confirmer la sanction était raisonnable.
Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en déterminant que la norme de contrôle applicable était celle de la raisonnabilité
La Cour d’appel a rappelé que «[d]epuis l’arrêt Vavilov, le cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable repose sur une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable» et que celle-ci «ne sera repoussée que si le législateur l’écarte expressément, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, ou si la primauté du droit commande l’application de la norme plus sévère de la décision correcte» (paragr. 41) (nos soulignements). Elle a indiqué que, contrairement aux prétentions du professionnel, le juge de la Cour supérieure n’avait pas commis d’erreur relativement à la norme de contrôle applicable en précisant que, «[s]’il est vrai que l’interprétation de l’article 156 du Code soulève des questions importantes relatives à la portée temporelle des lois et mobilise des principes juridiques qui sont d’application générale, il demeure qu’il s’agit d’une disposition dont les effets sont confinés aux domaines régis par le Code» et que, par conséquent, «on ne saurait dire que la question tranchée en l’espèce s’avère d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble» (paragr. 44) (nos soulignements). La Cour d’appel a ensuite ajouté que «le simple fait qu’il existe des divergences relativement à l’interprétation d’un texte législatif ne permet pas d’échapper à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable» (paragr. 47).
Le juge de première instance a erré en confirmant l’interprétation retenue par les instances inférieures quant à la portée rétrospective de l’article 156 C.prof.
La Cour d’appel a toutefois donné raison au professionnel en concluant que le juge de première instance avait erré en confirmant la décision rendue par le Tribunal des professions, l’interprétation de celui-ci n’appartenant pas à l’éventail des issues possibles acceptables, notamment à la lumière du cadre d’analyse imposé par l’arrêt Tran. La Cour d’appel a rappelé que «le respect des contraintes juridiques et factuelles applicables demeure au cœur de l’analyse que commande la norme de la décision raisonnable» (paragr. 52). Elle a de plus précisé que:
[53] Ainsi, la norme de la décision raisonnable exige non seulement que la décision se fonde sur un raisonnement logique et cohérent, mais qu’elle s’avère en outre «justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents». En l’espèce, les principes d’interprétation législative constituent l’une de ces contraintes juridiques auxquelles devait se plier le Tribunal en raison de la nature des questions dont il était saisi. (nos soulignements)
Se penchant ensuite sur la question de la portée de la présomption du caractère non rétrospectif des lois, la Cour d’appel a rappelé que «[l]e droit transitoire et les principes guidant la détermination de la portée temporelle d’une modification législative reposent essentiellement sur deux présomptions» (paragr. 56), soit: la présomption de non-rétroactivité et du caractère non rétrospectif des lois; et celle du respect des droits acquis.
Elle a indiqué que la présomption contre l’effet rétrospectif des lois traduit «l’importance accordée à la primauté du droit et à la stabilité juridique dans notre société» (paragr. 57) et qu’il s’agit d’une «présomption forte qui ne peut être repoussée que par une disposition expresse ou par l’emploi d’un langage exprimant clairement la volonté du législateur de conférer une portée rétrospective à la modification législative en cause» (paragr. 57).
La Cour d’appel a ajouté que «la présomption sera écartée lorsqu’une modification législative vise plutôt à conférer un avantage ou à assurer la protection du public» (paragr. 58), tout en soulignant que «la présomption ne jouera pas si la référence à l’événement antérieur est utilisée afin de décrire la personne à qui s’applique la nouvelle disposition (statut ou état) dans le but de prévenir les risques liés à sa conduite passée plutôt que de la punir pour ses actes» (paragr. 58). Enfin, la Cour a indiqué que «la présomption ne s’applique pas à une modification purement procédurale» (paragr. 59) (nos soulignements).
Après avoir relevé que les tribunaux ont adopté des interprétations divergentes de l’arrêt Brosseau et de l’exception accordant une portée rétrospective aux dispositions ayant pour objet d’assurer la protection du public – citant à cet égard des décisions rendues par les cours d’appel de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et du Québec –, la Cour d’appel a rappelé que la Cour suprême s’était de nouveau penchée sur la question (en octobre 2017), à l’occasion de l’arrêt Tran. À la lumière des enseignements de cet arrêt, elle fait ressortir que:
[78] La présomption contre l’effet rétrospectif des lois s’applique donc à l’article 156 du Code à moins que celle-ci puisse être écartée soit par une expression formelle ou nettement implicite de l’intention du législateur de conférer une portée rétrospective à son intervention, soit par l’opération de l’exception relative à la protection du public.
[79] Or, le législateur n’a pas indiqué clairement son intention d’appliquer le régime de sanction prévu à l’article 156 du Code de manière rétrospective, alors qu’il a choisi d’incorporer des dispositions transitoires conférant expressément une portée rétroactive à certaines modifications.
[…]
[81]Certes, il est possible de déduire des débats [parlementaires] que l’aggravation des sanctions est une mesure de nature à protéger le public en ayant un effet dissuasif. Toutefois, celui-ci ne se fera sentir que pour le futur en prévenant de nouvelles infractions ou en minimisant le risque de récidive. Les débats ne permettent pas de conclure que le législateur souhaitait appliquer ce nouveau régime à des manquements disciplinaires passés.
[82] En l’absence d’indication expresse ou nettement implicite émanant du législateur, le Tribunal devait ensuite examiner l’exception fondée sur la protection du public.
[…]
[86] Le simple fait que la protection du public constitue le fondement du droit disciplinaire n’est pas suffisant en soi pour écarter la présomption du caractère non rétrospectif des lois. Comme le mentionne la Cour suprême dans l’arrêt Tran, il faut reconnaître que, dans l’absolu, toute loi poursuit un objectif général, explicite ou implicite, de protection du public. Cette considération ne peut donc s’avérer déterminante et guider à elle seule la détermination de la portée temporelle d’une modification législative emportant des conséquences préjudiciables pour les personnes touchées.
[87]Il faut en outre que la structure de la pénalité illustre le fait que le législateur a pondéré les avantages du caractère rétrospectif et ses effets inéquitables.
[89]Or, à la lecture de l’article 156 du Code, de la loi ayant modifié cette disposition en 2017 et des débats parlementaires tenus lors de son adoption, rien ne permet de croire que le législateur «a réfléchi à la question de la rétrospectivité et qu’il a mis en balance les avantages du caractère rétrospectif et ses effets potentiellement inéquitables».
[…]
[95]Les conclusions du Tribunal, fondées uniquement sur l’objectif «protecteur» du droit professionnel, ne peuvent se justifier dans la mesure où il omet, tout comme le Conseil de discipline avant lui, de donner effet aux enseignements de l’arrêt Tran et d’appliquer le critère dit «structurel» dans le contexte de la présente espèce.
Par conséquent, la Cour d’appel a conclu que la sanction du professionnel devait être déterminée en fonction de l’article 156 C.prof. tel qu'il était rédigé avant les modifications législatives.
Le dossier est retourné au Conseil de discipline
La Cour d’appel a jugé préférable qu’une autre formation du Conseil de discipline se penche sur la sanction à imposer au professionnel et puisse apprécier la gravité des gestes commis par le professionnel «en ayant à l’esprit les enseignements du présent arrêt et le fait que les modifications apportées à l’article 156 du Code ne s’appliquent pas à l’appelant» (paragr. 98).
Incidence sur la jurisprudence
L’arrêt de la Cour d’appel a été cité à quelques reprises, notamment dans une affaire dans laquelle le Tribunal des professions devait notamment se prononcer sur l’appel d’une sanction imposée à un médecin, soit une amende de 62 500 $, celui-ci ayant été déclaré coupable sous l’unique chef de la plainte disciplinaire qui lui reprochait d’avoir réclamé à ses patients, en 2016, une somme de 40 $ à titre de frais pour des gouttes ophtalmiques. Le Tribunal a indiqué qu’il se voyait obligé de suivre l’état du droit énoncé par la Cour d’appel dans l’arrêt Paquin, et qu’il y a avait donc lieu d’accueillir partiellement l’appel sur sanction afin d’imposer au médecin en cause l’amende maximale «telle qu’elle était prévue à l’époque de la commission des infractions, en 2016» (paragr. 111). Dans une décision sur culpabilité et sur sanction, le Conseil de discipline de l’Ordre des chimistes du Québec a, quant à lui, accepté d’entériner la recommandation commune des parties et d’imposer au professionnel en cause une radiation temporaire de 1 mois et une amende de 12 500 $ sous l’unique chef de la plainte lui reprochant ses agissements entre 2010 et 2012.
Conclusion
Bien qu’elle ne se pose que ponctuellement, la question de la portée temporelle des modifications législatives est délicate et, même si elle a un effet somme toute limité dans le temps, elle peut entraîner des conséquences importantes pour les justiciables. Elle doit, en aval, être prise en considération par le législateur dans le but d’assurer une transition harmonieuse entre le droit ancien et le droit nouveau. En amont, l’arrêt de la Cour d’appel apportera certainement un éclairage pertinent sur les questions relatives à la détermination de la norme de contrôle applicable, à l’application de la norme de contrôle au regard des questions d’interprétation des lois, au droit transitoire et, plus particulièrement, à l’application de la présomption contre l’effet rétrospectif des lois et à l’exception relative à la protection du public.
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