Le 24 juillet dernier, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt important portant sur la question de la constitutionnalité des articles du Code criminel prévoyant les infractions d'avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels et de proxénétisme.
Les 2 appelants, Kloubakov et Moustaine, travaillaient pour une agence d’«escortes» à Calgary, laquelle était dirigée par 2 autres hommes (Marcheterre et Proietti). Leur travail consistait principalement à conduire des travailleuses du sexe itinérantes aux endroits convenus et à les raccompagner par la suite. En outre, les appelants percevaient tout l’argent qu'elles gagnaient et transmettaient le produit à Marcheterre et Proietti. En échange, les appelants recevaient le gîte et le couvert ainsi qu'une somme de 100 $ chacun par jour.
La juge du procès les a déclarés coupables des infractions d'avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels et de proxénétisme. Cependant, elle a déterminé que ces 2 infractions empêchaient les travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité envisagées dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford parce que celles-ci s'attaquent aux tiers susceptibles de rendre des services sécuritaires aux travailleuses du sexe dans des situations dépourvues d'exploitation. Selon la juge, ces infractions minaient la sécurité de leur personne et violaient l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a donc ordonné l’arrêt des procédures. La Cour d’appel de l'Alberta, qui a estimé que les infractions en cause n’interdisaient pas la mise en place de mesures de sécurité par les travailleuses du sexe et ne violaient donc pas l’article 7 de la charte, a rétabli les déclarations de culpabilité.
Contexte juridique
L'arrêt Bedford
En 2013, à une époque où l’échange de services sexuels contre rémunération n’était pas encore criminalisé, la Cour suprême a conclu dans Bedford que 3 dispositions interdisant des activités liées à la vente de services sexuels contrevenaient à l'article 7 de la charte et ne pouvaient être justifiées au regard de l’article premier. Il s'agissait d'une première infraction concernant les maisons de débauche (art. 210 du Code criminel (C.Cr.)), d’une deuxième concernant le fait de vivre des produits de la prostitution, alors appelé le proxénétisme (art. 212 (1) j) C.Cr.), et d’une troisième relative à la communication (art. 213 (1) c) C.Cr.). Pour la juge en chef McLachlin, ces 3 dispositions mettaient en jeu les droits à la sécurité de la personne que la charte, à son article 7, garantit aux travailleuses du sexe, et ce, en «impos[ant] des conditions dangereuses à la pratique de la prostitution: les interdictions empêchent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour assurer leur propre protection contre les risques ainsi courus» (paragr. 60).
Ainsi, l'effet de la première des 3 infractions contestées était de restreindre la vente de services sexuels au travail du sexe dans la rue et au travail du sexe itinérant (quand la travailleuse rencontre le client dans un lieu convenu), et d’interdire le travail du sexe chez la personne qui s’y livre, alors même que les 2 premières options sont bien plus dangereuses que la dernière. La première et la deuxième infraction empêchaient également les travailleuses du sexe de prendre des précautions pour réduire les risques pour leur sécurité personnelle, telle l’embauche d'un réceptionniste, d’un assistant, d'un chauffeur ou encore d'un garde du corps, par exemple. Enfin, la troisième infraction interdisait aux travailleuses du sexe dans la rue de communiquer en personne avec leurs clients, ce qui leur enlevait un moyen important de jauger les clients, d’écarter ceux qui pourraient se montrer agressifs ou qui étaient intoxiqués, ou encore de convenir de l’utilisation du condom. Cette privation accroît les risques pesant sur elles.
La déclaration d'invalidité constitutionnelle a alors été suspendue pendant 1 an pour permettre au législateur de réagir à cet arrêt.
La solution trouvée par le Parlement
La réponse du législateur n'a pas tardé. En 2014, il a adopté la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation. Ce texte législatif a modifié ou a abrogé les infractions que la Cour suprême a jugées inconstitutionnelles dans Bedford. À la place, le législateur a créé les 4 nouvelles infractions qui se trouvent maintenant aux articles 286.1 à 286.4 C.Cr., sous le titre «Marchandisation des activités sexuelles»:
- L'obtention de services sexuels moyennant rétribution (art. 286.1 C.Cr.). Ainsi, pour la première fois au Canada, le fait d’acheter des services sexuels ou de communiquer avec quiconque à cette fin constitue un crime;
- L'avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels (art. 286.2 C.Cr.). Une personne ne peut bénéficier d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’elle sait provenir ou avoir été obtenu de la perpétration de l’infraction précédente.
- Des exceptions sont prévues (art. 286.2 (4) C.Cr.): la personne ne commet pas d’infraction si elle reçoit l'avantage matériel:
- dans le cadre d’une entente de cohabitation légitime avec la personne qui rend les services sexuels;
- en conséquence d’une obligation légale ou morale de la personne qui rend ces services sexuels;
- en contrepartie de la fourniture de biens et services offerts à la population en général, s’ils sont fournis aux mêmes conditions que pour celle-ci; ou
- en contrepartie de biens et services fournis à la personne qui rend des services sexuels, sous certaines conditions: elle ne doit pas conseiller à cette personne de rendre de tels services sexuels ni l’y encourager, et l’avantage reçu doit être proportionnel à la valeur de ces biens ou services.
- Des exceptions à ces exceptions sont également prévues (art. 286.2(5) C.Cr.). Ainsi, constitue toujours un crime le fait de bénéficier d’un avantage matériel si le bénéficiaire:
- a usé de violence envers la travailleuse du sexe, l’a intimidée ou l’a contrainte, ou a tenté ou menacé de le faire;
- a abusé de son pouvoir sur elle ou de la confiance de celle-ci;
- lui a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes;
- a eu un comportement qui constituerait une infraction de proxénétisme; ou
- a reçu l’avantage dans le cadre d’une entreprise commerciale qui offre des services sexuels moyennant rétribution.
- Le proxénétisme (art. 286.3 C.Cr.);
- La publicité de services sexuels (art. 286.4 C.Cr.).
Par cette nouvelle mouture, le législateur a opéré un changement de paradigme, s'éloignant de la conception de la prostitution en tant que «nuisance», se rapprochant d'une reconnaissance de ce phénomène comme une forme d’exploitation sexuelle, dont les effets sur les femmes et les filles sont préjudiciables et disproportionnés. Inspiré du modèle suédois, l'objectif de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation est de diminuer (et, in fine, d’abolir le plus possible) la demande de prostitution «en vue de décourager quiconque de s’y livrer et d’y participer», comme l'explique le document technique publié par le ministère de la Justice du Canada avec la loi. L'immunité contre les poursuites pour la personne qui vend ou qui fait la publicité de ses propres services sexuels, que le législateur a prévue à l'article 286.5 C.Cr., souligne la philosophie à la dimension asymétrique choisie par le législateur: l'achat de services sexuels est prohibé, mais non leur vente.
L'analyse de la Cour suprême dans Kloubakov
L'interprétation de l'infraction concernant l'avantage matériel et de l’infraction de proxénétisme
La Cour suprême applique le principe moderne d’interprétation législative, bien connu, «selon lequel il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur» (paragr. 61). La Cour commence par formuler les 2 objectifs des nouvelles infractions que le législateur a insérées dans le Code criminel: 1) réduire la demande de travail du sexe; et 2) protéger les travailleuses du sexe contre les risques de violence, d’abus et d’exploitation liés à l’industrie du travail du sexe. Le second objectif a lui-même 2 objectifs: i) la protection des travailleuses du sexe contre les tiers qui commercialisent la vente de services sexuels; et ii) permettre aux travailleuses du sexe de se protéger des dangers que posent les acheteurs de ces services.
L'infraction concernant l’avantage matériel n’empêche pas de prendre des mesures de sécurité
La Cour détermine que l'infraction prévue à l'article 286.2 C.Cr. n'empêche pas la prise, par les travailleuses du sexe, des mesures de sécurité décrites dans Bedford. Cette infraction vise à interdire le fait de tirer un avantage matériel de la vente des services sexuels d’autrui dans des contextes d’exploitation. À ce titre, c'est la participation à des activités commerciales liées à la prostitution dont profitent des tiers qui est ciblée. Mais la portée de l'infraction est circonscrite par les exceptions prévues à l'article 284.2 (4) C.Cr., qui permettent aux personnes travailleuses du sexe de prendre des mesures de sécurité et d’entretenir des relations familiales ou d’affaires légitimes.
L'«entreprise commerciale»
Quant aux «exceptions des exceptions», l'article 286.2 (5) e) C.Cr. n’empêche pas la mise en place de mesures de sécurité par les travailleuses du sexe. L'expression «entreprise commerciale» n'est pas définie dans la loi. Selon la Cour, qui s'appuie sur l'intertitre du Code criminel sous lequel se trouvent les nouvelles infractions («Marchandisation des activités sexuelles»), cette expression implique la réalisation d’un bénéfice de la marchandisation des services sexuels par un tiers: «La question clé pour identifier une entreprise commerciale est de savoir si un tiers participe aux bénéfices du travail du sexe d’autrui» (paragr. 89). La position du Parlement est en effet que le fait de profiter de la marchandisation des activités sexuelles d'une autre personne implique en soi de l’exploitation.
Ainsi, la notion d'«entreprise commerciale» ne nécessite pas la présence d'une conduite empreinte d’exploitation ou la réalisation de bénéfices excessifs ou déraisonnables par un tiers.
Il incombera donc aux tribunaux de déterminer, au cas par cas, si une entreprise donnée est une «entreprise commerciale» à partir de faits précis et d’une interprétation contextuelle et téléologique de cette notion.
Cependant, pour la Cour, certains types de conduite sont nécessairement exclus de la portée de l’«entreprise commerciale»:
- une personne vendant ses propres services sexuels, que ce soit de façon indépendante ou en collaboration avec d’autres;
- un tiers, tels un chauffeur, un réceptionniste, un garde du corps ou un gérant, qui fournit des services de sécurité à des travailleuses en vertu d’un arrangement de coopération entre travailleuses du sexe, par lequel celles-ci partagent les coûts pour louer des locaux ou retenir les services de ces tiers. Aux termes d'un tel arrangement, une travailleuse du sexe pourrait déléguer à d’autres travailleuses ou à un gérant des tâches liées au fonctionnement de la coopérative. Il faut, in fine, que les bénéfices soient retenus par les travailleuses du sexe; ils ne doivent pas être partagés avec des tiers. Le tiers embauché, qui fournit des services de sécurité à des travailleuses du sexe en vertu d’un arrangement de coopération, pourrait le faire légalement, si 2 conditions sont respectées: i) il ne doit pas conseiller à ces travailleuses de vendre des services sexuels ni ne les y encourager; et ii) le paiement ou l'avantage qu’il reçoit doit être proportionnel à la valeur des services qu’il fournit (art. 286.2 (4) d) C.Cr.). Notons que la coopérative, ici, ne renvoie pas à une entité ni à une forme juridique d’association d’affaires particulière;
- des personnes travailleuses du sexe qui exercent leurs activités à l’intérieur à partir d’un «refuge sûr» sans but lucratif;
- et un individu ou une entité qui ne fait que louer un local à une personne travailleuse du sexe indépendante et qui ne participe pas à la marchandisation des activités sexuelles.
En revanche, des entreprises appartenant à des tiers se présentant comme un bar de danseuses ou un salon de massage, mais qui seraient exploitées en partie dans le but de faciliter l’achat de services sexuels, sont incluses dans la notion d'«entreprise commerciale».
L'interprétation de «drogues» (art. 286.2 (5) c) C.Cr.)
Quant à l'exception de l'exception prévue à cette disposition (lorsque l'accusé a fourni des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes à la travailleuse du sexe en vue de l’aider ou de l’encourager à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution), la Cour suprême, écartant la conclusion de la juge du procès, a estimé que cette disposition n'interdisait pas le fait de donner un comprimé de Tylenol à une travailleuse du sexe. Elle n'interdit donc pas le geste de donner un médicament ou une autre substance non intoxicante à une travailleuse du sexe. La Cour a notamment souligné que, bien que le terme «drug» figurant dans la version anglaise puisse englober les médicaments, le sens plus restreint du texte français (qui ne désigne que des stupéfiants, et non d’autres médicaments) doit être privilégié. Cette interprétation est par ailleurs cohérente avec l’objectif de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, soit cibler l’exploitation des travailleuses du sexe, notamment par des tiers qui profitent de la dépendance aux drogues pour exercer un contrôle sur elles. Ainsi, cette disposition n’empêche pas les travailleuses du sexe de prendre les mesures de sécurité énoncées dans Bedford.
L’infraction de proxénétisme n’empêche pas de prendre des mesures de sécurité
L'article 286.3 C.Cr. interdit: 1) le fait d'amener une personne à offrir ou à rendre des services sexuels moyennant rétribution; et 2) de recruter, de détenir, de cacher ou d’héberger une personne qui offre ou rend de tels services moyennant rétribution ou d'exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de cette personne, et ce, en vue de faciliter l'infraction concernant l'achat. Cette infraction donne effet aux 2 volets de l’objectif lié à la sécurité de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation. Relativement au premier, il dissuade toute incitation à ce que le législateur considère «comme étant la pratique intrinsèquement empreinte d’exploitation que constitue le travail du sexe et contre toute exposition aux risques de violence qui y sont associés» (paragr. 113).
Le crime de proxénétisme, explique la Cour, nécessite la participation active de l'accusé dans la vente des services sexuels d’autrui. Il repose sur une mens rea élevée d’intention spécifique de faciliter l’infraction concernant l’achat de services sexuels. Il ne suffit pas pour la personne de faciliter, sciemment ou sans le savoir, l’infraction d’achat; elle doit plutôt entendre expressément que ses gestes incitent une personne à offrir des services sexuels en vue de leur achat.
Diverses situations sont donc écartées de l'application de cette infraction:
- Le simple fait de donner des conseils sur les pratiques de travail sécuritaires, sans plus.
- Le simple fait de louer une chambre à une travailleuse du sexe, sans plus. Il faut sur ce point distinguer l’achat de la vente de services sexuels, le premier étant, comme on l'a vu, criminalisé, alors que la deuxième bénéficie d’une immunité contre les poursuites. Or, louer une chambre à une travailleuse du sexe, sachant que la chambre sera utilisée dans le but de rendre des services sexuels moyennant rétribution, faciliterait la vente de services sexuels. Pour prouver la commission de l'infraction de proxénétisme, la mens rea d’intention spécifique doit être établie par la poursuite.
- Les autres personnes qui fournissent des services de sécurité (comme les réceptionnistes, gérants, chauffeurs) et qui sont employées par les travailleuses du sexe, lorsque ces personnes n’ont pas la mens rea requise.
Par contre, la Cour suprême précise qu'«une agence commerciale qui recrute des personnes pour la vente de services sexuels, fournit des locaux pour les opérations, fait de la publicité auprès d’acheteurs éventuels, donne des rendez‑vous et perçoit des frais d’agence» (paragr. 131) commettrait l'infraction de proxénétisme.
Conclusion
Ainsi, les infractions d'avantage matériel et de proxénétisme permettent aux travailleuses du sexe − et aux tiers qu'elles embauchent − de prendre les mesures de sécurité envisagées dans Bedford. Elles ne mettent pas en jeu la sécurité de la personne des travailleuses du sexe sur cette base et ne violent pas l'article 7 de la charte. L'avenir dira si les enseignements de cet arrêt ont permis de dissiper tous les doutes que peuvent avoir les travailleuses du sexe quant à la légalité de leurs relations d'affaires.