Fondation Lionel-Groulx

SOQUIJ apporte ici un éclairage jurisprudentiel sur l’une des «Douze lois qui ont marqué le Québec», telles que présentées par la Fondation Lionel-Groulx en 2024.

Dans une série d’entretiens organisés en partenariat avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec et QUB, la Fondation s’est intéressée à des lois du droit civil qui, depuis la Confédération de 1867, ont «structuré durablement le Québec comme société et nation uniques en leur genre».

Découvrez cette initiative de la Fondation Lionel-Groulx.


Depuis son adoption, en 1977, l’article 45 de la Charte de la langue française protège notre droit de travailler en français en interdisant «à un employeur de congédier, de mettre à pied, de rétrograder ou de déplacer un membre de son personnel pour la seule raison que ce dernier ne parle que le français ou qu’il ne connaît pas suffisamment une langue donnée autre que la langue officielle».

Adoptée en 2022, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français est venue renforcer cette protection en établissant une présomption de pratique interdite à l’article 45 alinéa 2 de la charte :

45. Il est interdit à un employeur de congédier, de mettre à pied, de rétrograder ou de déplacer un membre de son personnel, d’exercer à son endroit des représailles ou de lui imposer toute autre sanction pour la seule raison que ce dernier ne parle que le français ou qu’il ne connaît pas suffisamment une langue donnée autre que la langue officielle ou pour l’un ou l’autre des motifs suivants:

1°  il a exigé le respect d’un droit découlant des dispositions du présent chapitre;
2°  pour le dissuader d’exercer un tel droit;
3°  parce qu’il n’a pas la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que la langue officielle alors que l’accomplissement de la tâche ne le nécessite pas;
4°  parce qu’il a participé aux réunions d’un comité de francisation institué en vertu de l’article 136 ou de l’article 140 ou d’un sous-comité créé par celui-ci ou parce qu’il a effectué des tâches pour eux;
5°  pour l’amener à souscrire, en application du premier alinéa de l’article 138.2, à un document visé à l’article 138.1, ou pour l’en dissuader;
6°  parce qu’il a de bonne foi communiqué à l’Office un renseignement en vertu de l’article 165.22 ou collaboré à une enquête menée en raison d’une telle communication.

Est assimilé à une pratique interdite visée au premier alinéa le fait, pour un employeur, d’exiger d’une personne, pour qu’elle puisse rester en poste ou y accéder, notamment par recrutement, embauche, mutation ou promotion, la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins qu’il ne démontre, conformément aux articles 46 et 46.1, que l’accomplissement de la tâche nécessite une telle connaissance et qu’il a, au préalable, pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence.

[Nos soulignements.]

Les articles 46 et 46.1 de la charte stipulent:

46. Il est interdit à un employeur d’exiger d’une personne, pour qu’elle puisse rester en poste ou y accéder, notamment par recrutement, embauche, mutation ou promotion, la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance; même alors, il doit, au préalable, avoir pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence.

L’employeur qui exige la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que la langue officielle pour accéder à un poste doit, lorsqu’il diffuse une offre visant à pourvoir ce poste, y indiquer les motifs justifiant cette exigence.

46.1. Un employeur est réputé ne pas avoir pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’exiger la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que la langue officielle dès lors que, avant d’exiger cette connaissance ou ce niveau de connaissance, l’une des conditions suivantes n’est pas remplie:

1°  il avait évalué les besoins linguistiques réels associés aux tâches à accomplir;
2°  il s’était assuré que les connaissances linguistiques déjà exigées des autres membres du personnel étaient insuffisantes pour l’accomplissement de ces tâches;
3°  il avait restreint le plus possible le nombre de postes auxquels se rattachent des tâches dont l’accomplissement nécessite la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que la langue officielle.

Sans restreindre la portée de ce qui précède, le premier alinéa ne doit pas être interprété de façon à imposer à un employeur une réorganisation déraisonnable de son entreprise.

Le Tribunal administratif du travail (TAT) a appliqué ces dispositions dans une décision fort intéressante rendue en septembre 2024.

L’affaire Kim c. Ultium Cam

Le plaignant avait posé sa candidature à un poste affiché par une entreprise de production de matériaux pour batteries. L’offre d’emploi publiée par l’entreprise basée en Corée du Sud exigeait la connaissance des langues anglaise et coréenne. Ayant initialement transmis un curriculum vitae rédigé en français, le plaignant a dû transmettre une version anglaise à la demande de l’entreprise.

Lors de son entrevue avec un représentant de l’entreprise, le plaignant s’est d’abord exprimé en français avant de devoir changer pour l’anglais et le coréen. N’ayant pas obtenu le poste, il a déposé une plainte en vertu de l’article 46 de la charte.

Ayant été saisi de la plainte, le TAT a conclu que le plaignant devait bénéficier de la présomption de pratique interdite établie à l’article 45 alinéa 2 de la charte puisqu’il avait posé sa candidature à un poste pour lequel l’employeur potentiel exigeait la connaissance d’une langue autre que le français. Dans sa décision, le TAT a spécifié que le fait que le plaignant croyait ne pas avoir obtenu le poste en raison de son âge «ne fai[sait] pas échec à l’application de la présomption» (paragr. 27).

Pour repousser la présomption, l’entreprise devait démontrer qu’elle satisfaisait aux critères cumulatifs énoncés aux articles 46 et 46.1 de la charte, à savoir:

  • Que la connaissance de la langue autre que le français était nécessaire pour accomplir les tâches du poste;
  • Qu’elle avait préalablement pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence; et
  • Qu’elle avait indiqué les motifs justifiant cette exigence dans l’offre d’emploi.

Il s’agit d’un lourd fardeau dont l’entreprise n’a pas réussi à s'acquitter.

En effet, l’offre d’emploi à laquelle le plaignant a répondu contrevenait à l’article 46 alinéa 2 de la charte puisque l’entreprise n’y avait pas précisé les motifs qui justifiaient son exigence de la connaissance de l’anglais et du coréen.

Lors de l’audience devant le TAT, l’entreprise a expliqué que tous les salariés du service au sein duquel se trouvait le poste affiché étaient sud-coréens et ne comprenaient pas le français.

Cet argument ne lui a été d’aucun secours. Le TAT a conclu que l’entreprise n’avait pas démontré «qu’elle s’[était] assurée avant l’affichage du poste que la connaissance des langue anglaise et coréenne déjà exigée des autres membres du personnel était insuffisante» (paragr. 43).

Enfin, l’entreprise a tenté de faire valoir que «le refus d’embaucher le plaignant découl[ait] de l’absence des compétences requises pour occuper le poste, et ce, sans égard à sa connaissance d’une autre langue que le français» (paragr. 46). 

Cet argument n’a pas été retenu.

Le TAT a conclu que «l’interprétation des articles pertinents de la [charte] ne permet[tait] pas d’ajouter un moyen de défense, telle qu’une autre cause juste et suffisante, […] pour s’exonérer de l’application de la présomption» (paragr. 47).

Comme nous l’avons vu, ce n’est qu’en démontrant avoir respecté l’ensemble des critères établis aux articles 46 et 46.1 de la charte qu’un employeur peut repousser la présomption.  

L’entreprise n’ayant pas repoussé la présomption, la plainte a été accueillie.