Les dispositions du projet de loi 89, en vigueur depuis le 30 novembre 2025, fournissent au gouvernement des moyens d’agir lorsque la population subit des perturbations de services de manière disproportionnée à cause de conflits de travail. Ces nouvelles mesures pourraient avoir pour effet de modifier le rapport de force en introduisant une nouvelle catégorie de «services contribuant au bien‑être de la population» devant être maintenus en cas de grève.

Accueilli froidement par les partis d’opposition, le projet de loi a provoqué d’importantes mobilisations syndicales devant l’Assemblée nationale. Plusieurs critiques y voient une atteinte sérieuse aux droits des travailleurs, estimant que la loi pourrait affaiblir leur capacité de négociation, qualifiant ainsi le projet de loi de «recul majeur pour le Québec».

Code du travail (C.tr.)

111.0.17. Lorsqu’il est d’avis qu’une grève peut avoir pour effet de mettre en danger la santé ou la sécurité publique, le Tribunal peut, de son propre chef ou à la demande d’un employeur ou d’une association accréditée dans un service public, ordonner à ceux-ci de maintenir des services essentiels en cas de grève.

Pour le même motif, le Tribunal peut, de son propre chef ou à la demande d’une entreprise qui n’est pas visée à l’article 111.0.16 ou d’une association accréditée de cette entreprise, ordonner à ceux-ci de maintenir des services essentiels en cas de grève, si la nature des opérations de cette entreprise la rend assimilable à un service public. L’entreprise est alors considérée comme un service public pour l’application du présent code.

Le Tribunal peut en outre rendre une décision en application du premier ou du deuxième alinéa à la demande d’une personne autre qu’une partie, s’il juge qu’elle a un intérêt suffisant.

À compter de la date de la notification de la décision du Tribunal aux parties, l’exercice du droit de grève est suspendu jusqu’à ce que l’association accréditée en cause se conforme aux exigences des articles 111.0.18 et 111.0.23.

[Nos soulignés.]

Illustration jurisprudentielle actuelle: le maintien des services essentiels en contexte de grève

Au Québec, le droit de grève représente une composante essentielle de la liberté d’association garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, comme l'a confirmé l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan. La Cour suprême du Canada y a affirmé que le droit de grève des salariés est indispensable à la protection du processus véritable de négociation collective et que toute limitation à ce droit doit être strictement justifiée par un danger réel pour la santé ou la sécurité publique. L’article 111.0.17 C.tr. constitue un exemple d’une limitation encadrée: il permet au Tribunal d’ordonner le maintien de certains services essentiels lorsqu’une grève présente un danger réel pour la santé ou la sécurité publique.

Par le passé, le Tribunal administratif du travail a interprété de manière strictement restrictive la notion de «santé ou sécurité publique». En effet, dans l’affaire Réseau de transport de la Capitale c. Syndicat des employés du transport public du Québec Métropolitain inc., le Tribunal a répondu négativement à la question de savoir si le transport en commun constituait un service essentiel. Son enquête a révélé que le service offert par les chauffeurs du RTC ne constitue pas un service essentiel en soi puisqu’une interruption pendant une grève ne met pas directement en danger la santé ou la sécurité publique. Ce sont plutôt les conséquences indirectes, telles que la congestion routière paralysant les véhicules d’urgence, qui ont suscité des craintes. Cette approche restrictive souligne la nécessité de ne pas qualifier de «danger» ce qui n’en est pas réellement afin d’éviter que le Tribunal ne substitue, malgré lui, à la notion de «services essentiels» celle de «service minimal de fonctionnement». Ainsi, seul un danger concret, imminent et avéré pour la santé ou la sécurité publique peut justifier le maintien obligatoire de services essentiels, tandis que la simple preuve de risques ou de perturbations généralisées est insuffisante.

L’article 111.0.17 ne permet le maintien des services essentiels qu’en lien avec des activités relevant d’un service public ou assimilées à un tel service. La définition de «service public» est cruciale, car elle détermine quelles entreprises ou activités peuvent être légalement soumises à l’obligation de maintenir des services essentiels lors d’une grève. Cette notion de «service public» se définit selon les critères retenus par le Tribunal dans Fabrique de la paroisse Notre-Dame de Montréal et Syndicat des employé-e-s de bureau du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Un service public se caractérise par:

  • sa mission publique, traditionnellement assurée par l’administration, même si elle peut être déléguée à une entreprise privée;
  • son adresse à la collectivité ou à la population en général;
  • son importance capitale dans la vie quotidienne;
  • sa continuité;
  • sa vocation à répondre à des besoins essentiels ou d’intérêt général;
  • l’absence fréquente de substitut pour la population desservie.

Ainsi, pour déterminer si une entreprise relève de cette définition, il convient de vérifier si, d’une part, elle est visée par l’article 111.0.16 C.tr. ou si, d’autre part, la nature de ses opérations la rend assimilable à un service public, ce qui inclut notamment les entreprises du réseau de la santé et des services sociaux, de sorte que l’interprétation de cette notion demeure plutôt large.

Selon l’état de droit actuel, toute restriction visant les services essentiels constitue une atteinte au droit de grève, laquelle ne peut être constitutionnellement justifiée que si elle est strictement nécessaire afin de prévenir un danger réel et immédiat pour la santé ou la sécurité publique, tout en n’y portant qu’une atteinte minimale.

Quelles sont les lois et règlements modifiés par la loi 14 (Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out («projet de loi 89»))?

Principaux changements apportés par le projet de loi 89

Le projet de loi modifie l’encadrement du droit de grève en introduisant un nouveau mécanisme d’intervention du Tribunal administratif du travail, visant cette fois non seulement les services essentiels, mais également les services assurant le bien-être de la population. Celui-ci englobe les situations où l’interruption d’un service risque de porter atteinte de manière disproportionnée à la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment des personnes vulnérables. Le droit de grève se retrouve ainsi soumis à un cadre plus large, qui reconnaît une conception élargie du bien-être collectif allant au-delà des seuls impératifs vitaux.

1. Un nouveau mécanisme de maintien des services (art. 111.22.4 et 111.22.5)

Le gouvernement pourra désormais désigner, par décret, un employeur ou une association accréditée dont un conflit de travail pourrait compromettre le bien-être de la population. À la suite de cette désignation, le Tribunal pourra, à la demande de l’une des parties, ordonner le maintien de services assurant le bien-être de la population en cas de grève, conformément aux nouvelles dispositions.

2. Des obligations de négociation imposées aux parties (art. 111.22.7 à 111.22.9)

Les nouvelles dispositions instaurent un processus encadré et accéléré pour la détermination des services assurant le bien-être de la population en cas de grève. Dans les sept jours ouvrables suivant la décision prévue à l’article 111.22.6, les parties doivent négocier ces services, avec la possibilité d’adapter la négociation selon les paramètres convenus entre associations accréditées et établissements d’enseignement ou services de garde. Toute entente doit être transmise rapidement au Tribunal administratif du travail, qui peut intervenir pour accompagner les parties, évaluer la suffisance des services convenus et, le cas échéant, imposer les services à maintenir. En l’absence d’entente dans les délais, le Tribunal détermine lui-même les services requis, sur la base des renseignements fournis par les parties, tandis qu’une entente conclue avant sa décision demeure prioritaire, sous réserve de son évaluation.

3. Possibilité de suspension du droit de grève (art. 111.22.11)

Même lorsqu’une grève est en cours, le Tribunal peut, en présence de circonstances exceptionnelles, suspendre temporairement l’exercice du droit de grève jusqu’à ce qu’il rende sa décision finale sur les services à maintenir.

4. Obligation stricte de respecter les services déterminés (art. 111.22.12)

Le projet de loi prévoit que les services convenus ou imposés par le Tribunal doivent être assurés. Aucune partie ne peut y déroger, assurant ainsi que les services jugés nécessaires au bien-être de la population soient effectivement maintenus.

Bien que le projet de loi ne remette pas en cause l’existence du droit de grève, il en transforme profondément les modalités d’exercice. En élargissant les pouvoirs d’intervention du Tribunal et en imposant le maintien de services liés au bien-être de la population, la réforme instaure un encadrement plus strict et étendu. Elle prévoit également la possibilité de suspendre temporairement le droit de grève dans des circonstances exceptionnelles, ce qui constitue une modification notable du régime actuel. Ainsi, si le droit de grève demeure reconnu, il doit désormais s’articuler avec un nouveau mécanisme de sauvegarde de l’intérêt public fondé sur une conception élargie du bien-être collectif.

Pourquoi une modification législative?

La modification législative envisagée par le ministre du Travail, Jean Boulet, s’inscrit dans la volonté de mieux encadrer le droit de grève au Québec, une province où se produisent 91 % des arrêts de travail au Canada, un chiffre qui dépasse largement la moyenne nationale. Cette situation, qualifiée de préoccupante par le ministre, entraîne des répercussions sociales et économiques considérables, en raison notamment d’un taux de syndicalisation plus élevé et d’une culture de militantisme plus marquée que dans le reste du pays. Jean Boulet a tenu à se montrer rassurant, soulignant que ces nouvelles mesures seraient utilisées «avec beaucoup de parcimonie» et «dans le respect des enseignements de la Cour suprême du Canada». Selon lui, l’objectif est de trouver un juste équilibre entre le respect du droit fondamental de grève et la protection des besoins essentiels de la population, souvent rendue vulnérable et impuissante face aux conséquences des conflits de travail.

Le projet de loi introduit également d’autres modifications importantes susceptibles de transformer l’équilibre des relations de travail au Québec. Il redéfinit d’abord le rôle de l’État en conférant au ministre du Travail un pouvoir d’intervention exceptionnel lui permettant de mettre fin à une grève ou à un lock-out, sauf dans les secteurs public et parapublic, lorsqu’il estime que la situation cause ou risque de causer un préjudice grave ou irréparable à la population. Dans un tel cas, les parties doivent soumettre leur différend à un arbitre chargé d’établir les conditions de travail, un mécanisme inspiré du Code canadien du travail, mais dont l’usage demeure encadré et présenté comme exceptionnel.

Le projet de loi harmonise également les règles applicables à la grève et au lock-out dans les services publics en permettant désormais aux employeurs de décréter un lock-out sur préavis de 7 jours ouvrables francs, ce qui rapproche leurs capacités d’action de celles des syndicats. Cette possibilité demeure toutefois exclue lorsqu’une décision du Tribunal administratif du travail impose le maintien de services essentiels. La notion de «services publics» continue, par ailleurs, de recevoir une interprétation large, fondée sur la nature des services offerts plutôt que sur le statut public ou privé de l’entreprise.