Par Me Marilyn Coupienne, avocate; soutien à la recherche et à la rédaction : Clara Landry.
Le 21 mai 2024, la Cour d’appel du Québec, dans Jacob c. R., a confirmé le jugement de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, ayant conclu que la juge de première instance n’avait commis aucune erreur manifeste et déterminante en accordant pleine crédibilité au témoignage de la plaignante, et ce, malgré les difficultés inhérentes à celui-ci, notamment des lacunes importantes de mémoire.
La preuve testimoniale
En matière de violence conjugale – tout comme en matière de violence sexuelle –, la recevabilité de la preuve testimoniale devant les tribunaux soulève des difficultés particulières. Lees infractions liées à une telle violence se déroulent le plus souvent dans la sphère privée, en l’absence de témoins, de sorte que la preuve repose généralement sur le seul témoignage de la personne victime et mène souvent à l’application du test établi dans l’arrêt R. c. W. (D.), (C.S. Can., 1991-03-28), SOQUIJ AZ-91111043, J.E. 91-603, [1991] 1 R.C.S. 742, en cas de versions contradictoires.
Le test issu de l’arrêt W. (D.) demeure la référence pour évaluer la valeur probante de témoignages contradictoires entre l’accusé et la victime. Une proportion importante des décisions qui appliquent W. (D.) portent sur des affaires de violence sexuelle ou conjugale, «for the obvious reason that so often such offences involve diametrically opposing versions of events with little to no independent evidence, outside of the complainant and accused»[1].
Dans l’arrêt Jacob c. R. (C.A., 2024-05-21), 2024 QCCA 651, SOQUIJ AZ-52029231, 2024EXP-1392, l’appelant se pourvoit à l'encontre du jugement de la Cour du Québec l’ayant déclaré coupable de 5 infractions en contexte de violence conjugale, soit: voies de fait ayant causé des lésions corporelles, agression sexuelle ayant causé des lésions corporelles, séquestration, méfait et profération de menaces. Les chefs d’accusation découlent de gestes de violence physique, sexuelle et psychologique que l’appelant aurait commis à l’endroit de son ex-conjointe, la plaignante. Cette dernière affirme avoir été victime de violence conjugale de manière récurrente entre décembre 2016 et février 2018.
L'arrêt de la Cour d’appel réitère que la juge de première instance conclut que les difficultés éprouvées par la plaignante à relater les événements, de même que son incapacité à en quantifier le nombre exact, ne sauraient être déterminantes dans l’appréciation de sa crédibilité. La Cour d’appel appuie la démarche de la juge de première instance qui estime que ces lacunes sont explicables au regard de la gravité et du caractère répétitif de la violence subie. Cependant, il importe de mentionner que le témoignage de la plaignante a été corroboré par des preuves matérielles (photographies), ce qui n’est pas toujours le cas. La Cour d’appel soutient également le rappel de la juge de première instance de l’importance de reconnaître que chaque victime réagit différemment aux traumatismes et de se mettre en garde contre l’influence indue de mythes ou de stéréotypes susceptibles d’influencer l’évaluation de la crédibilité d’un témoignage[2].
À l’instar de l’arrêt R. v. Buboire (C.A. (Man.), 2024-01-17), 2024 MBCA 7, SOQUIJ AZ-52002306, la Cour du Québec reconnaît qu’un témoignage incomplet ou compartimenté n’est pas nécessairement non crédible:
There is no inviolable rule as to how individuals react to trauma. The impact of incremental disclosure by a witness to their credibility depends on the facts of each case; the fact that a witness does not give an immediate and complete account does not automatically undermine their credibility [...][3].
Déconstruire le mythe de la victime parfaite de violence conjugale
L’arrêt Jacob c R., de la Cour d’appel du Québec, est une avancée remarquable vers la déconstruction du mythe de la victime parfaite. Il reconnaît que des «failles» dans le témoignage de la victime peuvent être expliquées et contextualisées par les conséquences de la violence vécue.
La capacité d’une personne à témoigner après avoir vécu une relation marquée par le contrôle coercitif est profondément influencée par l’emprise exercée par l’auteur. Une victime ayant été exposée à cette dynamique peut éprouver des difficultés à se concentrer, à organiser ses idées, à se souvenir des dates ou des détails précis des événements ainsi qu’à reconstituer la chronologie des faits. Elle peut également avoir du mal à verbaliser certains épisodes traumatiques en raison de mécanismes comme la mémoire sélective, la dissociation ou l’évitement. À cela peut s’ajouter un état d’hypervigilance persistant. Pris ensemble, ces effets de la violence complexifient l’appréciation de la crédibilité et de la cohérence du témoignage de la victime[4].
Le «mythe de la victime parfaite» renvoie à un ensemble de préjugés et de stéréotypes quant au profil des victimes de violences sexospécifiques et à la manière dont elles seraient censées se comporter[5], autant au moment de l’infraction que tout au long du processus judiciaire criminel. L’archétype de la «victime parfaite» renvoie à l’image d’une personne perçue comme particulièrement vulnérable[6] — typiquement une femme blanche associée à une supposée pureté morale et à un rôle socialement valorisé. Selon ce stéréotype, cette victime aurait opposé une résistance tant verbale que physique à l’agression et aurait été ciblée par un agresseur inconnu[7]. La «victime parfaite» se distinguerait également par un comportement postérieur à l’agression répondant à des attentes normatives précises: elle se serait enfuie dès que possible et chercherait à éviter tout contact ultérieur avec l’agresseur[8], présenterait de manière manifeste des signes de détresse, aurait dénoncé les faits promptement[9] et serait en mesure d’appuyer sa version par une preuve indépendante de son seul témoignage[10].
Les mythes, préjugés et stéréotypes à l’égard des victimes de violence conjugale peuvent influer considérablement sur l’analyse des faits et l’application du droit, notamment en ce qui concerne l’appréciation de la crédibilité du témoignage de la victime. Une compréhension partielle ou inadéquate de la dynamique de violence risque d’entraîner des accusations inappropriées ou l’abandon de la poursuite, ce qui peut avoir pour effet de permettre la poursuite de la violence à l’égard de la victime et de la mettre en danger.
Malgré les réformes législatives et les mises en garde répétées de la Cour suprême du Canada[11] concernant l’influence indue des stéréotypes en matière de violence sexuelle et conjugale envers les femmes et les enfants, des mythes, préjugés et stéréotypes continuent néanmoins de s’immiscer dans certaines décisions judiciaires. Cette persistance est encore plus marquée en matière de violence conjugale, notamment en raison de l’absence d’une infraction spécifique de contrôle coercitif, laquelle permettrait une meilleure compréhension de ce phénomène et favoriserait des interventions plus adaptées de la part des acteurs du système de justice pénale.