En tant que conseillers juridiques œuvrant chez SOQUIJ, nous devons prendre connaissance d'une quantité considérable de décisions, et ce, dans une multitude de domaines de droit. Parfois, dans le lot, une décision se démarque et attire plus particulièrement notre attention. Qu'il s'agisse d'une nouvelle question de droit ou de situations inédites, notre travail consiste à repérer ces décisions et à les porter à l'attention de nos lecteurs. Comme ces derniers, nous ne sommes pas indifférents ou insensibles aux faits qui y sont rapportés. Parmi ces histoires, certaines nous touchent plus que d'autres. C'est le cas de la décision dans l'affaire Ducharme.
Une réclamation tardive
La travailleuse, qui a exercé plusieurs emplois depuis le début des années 1950, consulte un oto-rhino-laryngologiste en 1995 ou en 1996. Elle apprend alors qu'elle souffre d'une atteinte auditive dont l’origine serait possiblement de nature professionnelle. Toutefois, ce n'est que 24 ans plus tard, soit le 14 décembre 2021, qu'elle va déposer une réclamation auprès de la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) afin de faire reconnaître le caractère professionnel de cette surdité. Puisque la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles prévoit qu'un travailleur atteint d’une maladie professionnelle doit produire sa réclamation dans les 6 mois suivant la date où il est porté à sa connaissance que sa maladie est reliée à son travail, la CNESST déclare la réclamation irrecevable. L'instance de révision administrative va confirmer cette décision. La travailleuse va contester devant le TAT.
Un motif raisonnable
Au juge administratif qui entend son dossier, la travailleuse confirmera qu'elle sait depuis longtemps que sa surdité découle des emplois qu'elle a occupés. Elle affirme toutefois que, si elle n'a pas rempli de réclamation plus tôt, c'est parce que son mari l'a empêchée de le faire. Ce n'est que lorsqu'il est décédé, en mai 2020, qu'elle a amorcé les démarches appropriées. Après avoir entendu le témoignage de la travailleuse, le juge administratif retient que celle-ci a vécu de nombreuses années auprès d'un conjoint très autoritaire à qui il fallait obéir sans discuter. Selon le juge, ce conjoint avait décidé, pour une raison inexpliquée, que sa femme ne s'adresserait pas à la CNESST afin d'être indemnisée des conséquences reliées à sa surdité. Il note également que, pendant toute ces années, la travailleuse n’a jamais osé l'affronter à ce sujet, par crainte de représailles:
[24] En présence d’une situation de cette nature, le Tribunal se doit de retenir les conclusions qui s’imposent. La travailleuse, sous l’emprise d’un conjoint très autoritaire et intimidant pendant toutes ces années, n’avait pas d’autre choix. Au contraire, elle avait tout intérêt «à écouter», comme elle le précise lors de son témoignage.
[25] Dans ces circonstances, on ne saurait lui faire reproche un seul instant d’avoir attendu son décès, survenu en mai 2020, avant de défier enfin ses ordres et de s’adresser à la Commission. Le motif invoqué pour justifier son inaction jusque-là est parfaitement compréhensible, raisonnable et sensé. On ne saurait admettre le contraire sans banaliser tout ce climat de terreur conjugale dont de trop femmes sont malheureusement victimes, encore aujourd’hui.
Le juge administratif va également prendre en considération que les démarches de la travailleuse, notamment la consultation d'un médecin spécialiste, ont été beaucoup retardées par tous les bouleversements sociaux associés à la pandémie de la COVID-19. Comme la travailleuse était âgée de 85 ans en 2020, elle se retrouvait parmi les personnes les plus vulnérables et les plus susceptibles de développer des complications, souvent mortelles, en cas d'infection au virus. À la lumière de tous ces faits, le juge va conclure que la travailleuse a fait la preuve d'un motif raisonnable lui permettant d'être relevée des conséquences de son défaut. Il va donc déclarer sa réclamation recevable et convoquer la travailleuse à une audience où elle aura la possibilité de faire valoir sa preuve et ses prétentions quant au fond du litige.
Comme le mentionne le juge: «Ce retard est tout sauf anodin. Au contraire, il est manifestement hors du commun, rarissime et, à première vue, déraisonnable. Mais les circonstances qui permettent de l’expliquer sortent tout autant de l’ordinaire» (paragr. 19-20)
Je tiens à vous féliciter pour la qualité de votre blogue juridique. Donatien Cambrieux.
Merci de nous faire profiter de vos recherches. Il est évident ici que ce commissaire soufre un peu de laxisme dans son interprétation de la loi. Au plaisir de vous lire à nouveau.