1 686 jours. C'est le temps qui s'est écoulé entre le moment où la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail(CNESST) a transmis la contestation de l'employeur au Bureau d'évaluation médicale (BEM) et la date de l'audience devant le Tribunal administratif du travail (TAT) dans Collège Charlemagne inc. et Desanlis. Durant cette période, aucun membre du BEM n'a été désigné afin que la travailleuse soit évaluée relativement aux questions médicales contestées par l'employeur.

Devant l'impasse, les parties ont demandé au TAT d'intervenir et d’enjoindre à la CNESST de désigner et de mandater un professionnel de la santé afin qu'il produise un avis sur les sujets médicaux en litige, conformément à la possibilité prévue à l'alinéa 3 de l’article 224.1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP). Le TAT a accueilli cette demande.

Retards au BEM: une situation qui perdure

Une telle impasse résultant de l'absence de désignation d'un membre du BEM n'a rien de nouveau. Le TAT a dû se prononcer sur des questions semblables à plusieurs reprises. Par ailleurs, il est particulièrement intéressant de noter que, dans un rapport du printemps 2015, le vérificateur général du Québec (2015-05-27 Vérification de l'optimisation des ressources – Rapport du Vérificateur général du Québec à l'Assemblée nationale pour l'année 2015-2016, printemps 2015) soulignait que les délais de traitement au BEM constituaient l'un des enjeux majeurs liés au mandat de ce dernier soulevés lors des audiences publiques sur le projet de loi instituant la Commission des lésions professionnelles en 1997 et lors des sessions de la Commission parlementaire de l'économie et du travail traitant du BEM en 2005 et en 2006.

L'un des buts de la vérification était de s'assurer que le ministère du Travail, de l'Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS) administrait le mécanisme d'évaluation médicale de façon efficace. Dans son rapport, le vérificateur écrivait ceci: une «[h]ausse importante du délai de traitement des évaluations médicales est observée depuis 2007-2008, ce qui contribue notamment à accroître les risques de chronicité pour le travailleur et les coûts du régime, tout en nuisant à son efficacité» (p. 33). L'une des recommandations alors faites au MTESS était d'améliorer la gestion des délais. Le vérificateur a précisé que le MTESS avait adhéré à cette recommandation.

Le TAT, dans Collège Charlemagne inc., rappelle que le «nœud du problème» dans le dossier qui lui est soumis réside dans le libellé de l'article 218 LATMP, lequel ne prévoit pas de délai pour la désignation d'un membre du BEM par le ministre. Il brosse ensuite un bref portrait statistique de l'état de la situation:

[30] […] Des statistiques provenant du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, disponibles en ligne, montrent que le délai moyen de traitement d’un dossier par le Bureau d’évaluation médicale, en psychiatrie, comme dans le présent dossier, était déjà de 445 jours en 2017-2018. Ce délai n’a cessé d’augmenter pour atteindre 1 007 jours en 2021-2022.

[31]           Or, le problème semble être ignoré ou à tout le moins sous-estimé au ministère. Dans son rapport annuel 2023‑2024, on y mentionne que le délai entre la réception de la demande et l’envoi de l’avis aux parties concernées est de 90 jours ou moins dans 65,4 % des cas. Cependant, le rapport ne contient aucune mention relativement au fait que dans plus de 34 % des cas, ce délai n’est pas que de 95 ou 100 jours, il peut être interminable, comme dans le présent dossier. Si on veut trouver des solutions à cet important problème, encore faut-il l’admettre.

Collège Charlemagne inc.: les faits

Le diagnostic de la lésion professionnelle en cause dans Collège Charlemagne inc. est celui de trouble de l'adaptation avec humeur mixte. Cette lésion survient en octobre 2017. Le 15 novembre 2019, la CNESST transmet au BEM la demande de l'employeur afin que la travailleuse soit évaluée. Les questions médicales visées sont plus particulièrement la consolidation, l'atteinte permanente et les limitations fonctionnelles, l'avis du professionnel de la santé désigné par l'employeur infirmant celui du professionnel de la santé qui a charge portant sur ces 3 sujets. Le 20 novembre 2019, puis le 21 janvier 2020, sans attendre les conclusions du BEM relativement aux questions médicales contestées par l'employeur, la CNESST rend des décisions portant sur le droit de la travailleuse à la réadaptation et détermine à cette dernière un emploi convenable ailleurs que chez l'employeur. Elle prend alors en considération les limitations fonctionnelles établies par le professionnel de la santé qui a charge. L'employeur conteste ces décisions.

Obligation de la CNESST: agir, mais pas au détriment des droits de l'employeur

Le TAT souligne que, lorsque la procédure d'évaluation médicale est perturbée parce qu'aucun membre du BEM n'est désigné, la CNESST ne peut se permettre de simplement demeurer en attente. Il rappelle à cet égard, à titre d'exemple, le paragraphe 3 de l'article 4 de la Loi sur la justice administrative, qui prévoit que l'Administration gouvernementale prend les mesures appropriées pour s'assurer que les décisions sont prises avec diligence.

Le TAT constate par ailleurs que le fait de rendre une décision fondée sur les conclusions du professionnel de la santé qui a charge, à défaut d'obtenir un avis du BEM, est conforme à une interprétation jurisprudentielle selon laquelle la primauté des conclusions du professionnel de la santé qui a charge constitue un principe fondamental de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, la CNESST étant liée par ces conclusions tant qu’un membre du BEM n'a pas rendu un avis.

Cependant, le TAT ne souscrit pas à ce courant jurisprudentiel. Il rappelle que l'employeur n'est pas responsable de l'impossibilité d'obtenir un avis du BEM. En l'espèce, il a entrepris les démarches afin d'obtenir un avis du professionnel de la santé qu'il avait désigné ainsi que pour amorcer la procédure d'évaluation médicale, et ce, en respectant les délais prévus par la loi. Le TAT estime que le fait de rendre une décision sans attendre un avis du BEM prive l'employeur de son droit de contester les conclusions du professionnel de la santé qui a charge.

Désignation d'un professionnel de la santé par la CNESST: une solution applicable par analogie

Quant à la solution réclamée par les parties en l'espèce, le TAT considère que l'alinéa 3 de l'article 224.1 LATMP ne s'applique pas au dossier «au sens strict» de son libellé:

[44]           Le troisième alinéa s’applique dans le cas où la contestation provient de l’employeur, ce qui est le cas dans le présent dossier. Mais encore faut-il que le membre du Bureau d’évaluation médicale ait été désigné, qu’on lui ait transmis le dossier et que son avis ne soit pas rendu dans le délai de 30 jours prévu à l’article 222 de la Loi. De l’avis du Tribunal, avec égards pour l’avis contraire, cet alinéa ne s’applique pas au présent dossier. En effet, le membre du Bureau d’évaluation médicale n'a pas encore été désigné, on n’a pu lui transmettre le dossier et ainsi le point de départ du délai de 30 jours n’existe pas encore et par conséquent le délai n’est pas dépassé. Ce raisonnement a été retenu dans plusieurs décisions du Tribunal.

Toutefois, étant donné que les parties s'entendent pour requérir une solution fondée sur cet alinéa, le TAT considère qu'il peut l'appliquer par analogie afin de dénouer l'impasse devant laquelle elles se trouvent. À cet égard, il s'appuie sur les articles 41.2 de la Loi d'interprétation ainsi que sur l'article 43 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail.

Par ailleurs, rappelant qu'une décision ayant recouru à l'application de l'alinéa 3 de l'article 224.1 LATMP a été rendue dansPaccar Canada (Usine de Ste-Thérèse) et Leblanc, le TAT souligne que, en l'espèce, contrairement à ce qui était le cas dans cette affaire, la CNESST n'a pas comparu et était absente de l'audience.

Le TAT reconnaît que, en faisant droit à la demande des parties, il replace ces dernières en situation d'attente, la CNESST n'ayant pris aucun engagement relativement à la désignation d'un professionnel de la santé. Il ordonne à la CNESST de désigner et de mandater un professionnel de la santé afin qu’il évalue la travailleuse et produise un avis écrit relativement à la date de consolidation, à l’existence ou au pourcentage d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique ainsi qu'à l’existence ou à l’évaluation des limitations fonctionnelles, et de rendre une décision en conséquence de cet avis.

Un délai de 6 mois, à compter de la décision du TAT, est imposé à la CNESST pour se conformer à l'ordonnance. Si cette dernière n'a rendu aucune décision au terme de ce délai, les parties seront convoquées à une audience sur le fond des litiges.