[1] En vertu de l'article 3 de la Loi sur l'immunité des États[1], les États étrangers bénéficient d'une immunité de juridiction devant tout tribunal canadien pour tout geste accompli sur leur territoire. L'article 6 (1) de la loi constitue toutefois une exception à ce principe puisqu'il indique que cette immunité de juridiction ne trouve pas application dans le contexte, notamment, d'actions découlant de décès ou de dommages corporels survenus au Canada. Le principe de l'immunité des États étrangers a été examiné récemment à la suite du décès d'une citoyenne canadienne en Iran, et les lignes qui suivent se veulent un retour sur les jugements rendus par nos tribunaux dans ce dossier.

Les faits allégués

[2] En juin 2003, Zahra Kazemi, une photojournaliste qui se trouvait en Iran aux fins de son travail, a été arrêtée. Pendant sa détention, elle a notamment été battue, agressée sexuellement et torturée par les autorités iraniennes. Au mois de juillet, le fils de Kazemi, Hashemi, a été informé de la situation, mais il n'a pas été en mesure de porter secours à sa mère, qui est décédée peu après. Les autorités iraniennes ont initialement cherché à dissimuler les circonstances du décès de Kazemi, indiquant que cette dernière avait été victime d'une crise cardiaque.

La poursuite

[3] En 2006, Hashemi a intenté un recours contre l'État iranien, son dirigeant, le procureur général en chef de Téhéran et le responsable de la prison où sa mère avait été détenue, leur réclamant au total plus de 17 millions de dollars. Dans un premier temps, il a intenté ce recours en sa capacité personnelle, réclamant sept millions de dollars et alléguant que le traumatisme psychologique et émotionnel qu'il avait subi, alors qu'il résidait au Québec, lorsqu'il a eu connaissance des sévices infligés à sa mère et de l’assassinat de cette dernière lui avait causé et continuait de lui causer un préjudice majeur. Dans un second temps, en tant que liquidateur de la succession de Kazemi, il a demandé 10 millions de dollars et a invoqué l'ensemble des dommages infligés à sa mère en Iran, à compter de son arrestation et jusqu'à son décès, ainsi que les réclamations pouvant être présentées par la succession.

[4] Les défendeurs se sont opposés à la recevabilité du recours, invoquant l'immunité conférée par la Loi sur l'immunité des États. Les demandeurs ont répliqué par voie d'une requête visant à faire déclarer inconstitutionnelle la loi. Par ailleurs, ils ont demandé au tribunal, dans l'éventualité d'une déclaration de validité de la loi, de prendre en considération les règles de la common law et du droit international pour que la torture puisse constituer une exception à l'immunité des États.

Le jugement de première instance

[5] Le juge Richard Mongeon, saisi du dossier en première instance[2], a d'abord conclu que la loi contenait toutes les règles et tous les principes qui pouvaient être invoqués afin de déterminer si un État étranger bénéficie ou non d'une immunité. Ainsi, pour lui, la loi était complète et il n'était pas nécessaire de se référer à la common law ou aux règles de droit international.

[6] Examinant ensuite l'exception contenue à l'article 6 (1) de la loi, le juge Mongeon a estimé que le préjudice corporel dont il était question dans cette disposition pouvait résulter d'une atteinte à l'intégrité physique ou psychique, et il a décidé que l'exception trouvait application dans le cas de Hashemi, qui avait subi son préjudice au Canada lorsqu'il avait eu connaissance des mauvais traitements infligés à sa mère et du décès de cette dernière. Le juge Mongeon a toutefois conclu que la succession de Kazemi ne pouvait bénéficier de l'exception. En effet, ce volet du recours trouvait sa source dans les gestes commis à l'endroit de Kazemi, lesquels étaient survenus en Iran et non pas au Canada. Il a également conclu que la loi faisait profiter l'État iranien et son dirigeant d'une immunité de juridiction, laquelle s'étendait aussi au procureur général en chef de Téhéran et au responsable de la prison où Kazemi avait été détenue, les gestes reprochés à ceux-ci ayant été commis dans l'exercice de leurs fonctions officielles.

[7] Finalement, le juge Mongeon a conclu qu'il n'était pas possible de s'attaquer aux dispositions de la loi sur la base d'une contravention à la Charte canadienne des droits et libertés[3]. D'une part, l'article 2 e) de la Déclaration canadienne des droits[4], qui prévoit que nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, n'est pas une disposition créatrice de droits et d'obligations. Ainsi, dans un cas où aucune audition n’est permise, cette disposition ne peut être invoquée pour rendre un recours possible. D'autre part, on ne saurait conclure que la loi autorise la détention illégale ou la torture par une autorité étrangère. En effet, elle ne fait que prévoir que les tribunaux nationaux n'ont pas la compétence requise pour intervenir judiciairement à l'égard de ces actes s'ils sont exécutés par une autorité étrangère à l'extérieur du Canada. Finalement, on ne trouve pas dans la loi un obstacle à l'exercice de droits fondamentaux dont il est question aux articles 7 et 9 de la charte canadienne.

L’appel

[8] Le juge Yves-Marie Morissette, s’exprimant au nom de la Cour d’appel[5], en est arrivé à la conclusion que la requête en irrecevabilité fondée sur l’immunité conférée aux États étrangers aurait dû être accueillie non seulement à l’encontre du recours de la succession de Kazemi, mais aussi à l’encontre de celui de Hashemi.

[9] Dans un premier temps, il a examiné la portée de la loi. Ainsi, il a estimé que les exceptions au principe de l’immunité des États étrangers étaient celles qui sont expressément prévues dans la loi et qu’il aurait été facile d’intégrer des exceptions provenant d’autres sources si cela avait été voulu. Il a conclu que la loi constituait une codification complète et exhaustive de la question de l’immunité des États étrangers et que cette immunité pouvait être invoquée en cas de torture.

[10] Dans un deuxième temps, après avoir confirmé que la succession de Kazemi ne pouvait bénéficier de l’exception prévue à l’article 6 a) de la loi, le juge Morissette a conclu que l’exception ne pouvait non plus trouver application au recours intenté personnellement par Hashemi. En effet, même s’il n’était pas nécessaire que la faute ou que la série de fautes à la source du préjudice allégué soient survenues au Canada, la notion de «dommage corporel» dont il était question dans la disposition sous-entendait une atteinte à l’intégrité physique et non simplement une atteinte à l’intégrité psychologique ou psychique.

[11] Dans un troisième temps, ayant établi que l’État iranien et son dirigeant bénéficiaient manifestement de l’immunité conférée aux États étrangers, le juge Morissette a cherché à déterminer si le procureur général en chef de Téhéran et le responsable de la prison où Kazemi avait été détenue bénéficiaient aussi de cette immunité. Sur cette question, il en est arrivé à la conclusion, d’une part, que la loi s’appliquait à ces deux agents individuels de l’État iranien et, d’autre part, que l’on ne pouvait retenir que le traitement de Kazemi aurait été si illégal que l’immunité de juridiction aurait été inapplicable.

[12] Finalement, il a été question de la compatibilité de l’article 3 (1) de la loi avec les articles 2 e) de la déclaration et 7 de la charte. Dans le premier cas, le juge a conclu que la déclaration ne crée pas un droit à une audition impartiale et qu’elle ne pouvait servir de fondement pour demander de statuer sur les droits et obligations d’une personne alors que le droit ne permet pas lui-même un tel recours. Dans le second cas, il a conclu que Hashemi n’avait pas démontré que son droit à la liberté primait l’article 3 (1) de la loi dans le contexte de son recours ni qu’il était libre de choisir l’instance devant laquelle il pourrait entamer sa poursuite.

La suite des choses

[13] À la lumière de ce qui précède, il appert que Hashemi et la succession de Kazemi ne pourront compter sur les tribunaux canadiens pour obtenir réparation. Or, il reste à voir s’ils obtiendront l’autorisation de se pourvoir devant la Cour suprême du Canada, une requête à cet effet ayant été présentée au mois d’octobre dernier[6].