[1] L’article 21 du Code criminel[1] prévoit que :

21. (1) Participent à une infraction:

a) quiconque la commet réellement;

b) quiconque accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;

c) quiconque encourage quelqu’un à la commettre.

(2) Quand deux ou plusieurs personnes forment ensemble le projet de poursuivre une fin illégale et de s’y entraider et que l’une d’entre elles commet une infraction en réalisant cette fin commune, chacune d’elles qui savait ou devait savoir que la réalisation de l’intention commune aurait pour conséquence probable la perpétration de l’infraction, participe à cette infraction.

[2] La personne qui fait face à des accusations par l'entremise de cet article peut faire valoir une défense d’abandon d’intention. Dans R. c. Gauthier[2], la Cour suprême est venue préciser dans quelles circonstances cette défense peut être soumise à un jury et quelles sont les exigences de celle-ci.

Contexte

[3] À la suite d’une série d’événements tristes et perturbants, l’accusée et son conjoint ont conclu un pacte-suicide incluant leurs trois enfants. Le jour fatidique, son conjoint a offert aux enfants un cocktail de boisson médicamentée comprenant de l’oxazépam et du Gravol achetés par l’accusée quelques jours auparavant. L’accusée a expliqué s’être réveillée dans son lit, couchée avec ses trois enfants, le poignet tranché, son mari gisant par terre dans la chambre. Inculpée pour avoir participé avec son conjoint au meurtre de leurs enfants, elle a été reconnue coupable de meurtre au premier degré par un jury. Devant la Cour d’appel[3], l’accusée a soutenu qu’elle avait abandonné le projet commun de tuer les enfants et qu’elle l’avait clairement signifié à son conjoint. La veille du drame, son conjoint lui avait demandé d'écrire ce qu'il lui dictait, soit un testament et des lettres. L'accusée a expliqué avoir agi comme une automate, étant incapable par la suite de se souvenir de ce qu'elle avait écrit. Une fois que son conjoint eut quitté la maison, elle aurait alors soudainement pris conscience de ce qui se préparait. Elle a affirmé avoir signifié son désaccord à ce dernier lorsqu'il est revenu puis avoir déchiré les documents rédigés précédemment. Elle a soutenu qu’elle n’avait pas acheté les médicaments dans le but d’empoisonner ses enfants. Une experte en psychiatrie médicolégale a témoigné en défense pour soutenir le point de vue selon lequel l'accusée avait éprouvé un épisode de dissociation. Devant le choc provoqué par le projet de son conjoint, elle se serait figée et aurait vécu une expérience de dépersonnalisation, une sorte de trou noir («blackout»), ce qui expliquerait qu'elle ne garde aucun souvenir du contenu des documents qu'elle a rédigés cette journée-là, lesquels ne pouvaient donc servir à établir son intention coupable. La Cour d’appel a maintenu le verdict de culpabilité et a conclu notamment que le juge du procès[4] n’avait pas commis d’erreur en refusant de soumettre au jury la défense d’abandon d’intention — ou défense de renonciation — puisqu’elle était incompatible avec la thèse principale de la défense, à savoir l’absence d’intention coupable.

Le pourvoi à la Cour suprême

[4] Par la voix majoritaire de six juges, exprimée par le juge Wagner, le plus haut tribunal du pays a rejeté le pourvoi, le juge Fish étant dissident. Le tribunal devait se demander si la défense d’abandon d’intention devait être exclue des moyens de défense soumis au jury en raison de son caractère incompatible avec la thèse principale de la défense et, dans le cas contraire, si cette défense répondait au critère de vraisemblance. À l’instar de la Cour d’appel, la plus haute cour conclut que, dans le cas de l’accusée, cette défense n’avait pas à être soumise au jury. Toutefois, l’intérêt de cette décision réside dans le fait que ce n’est pas pour les mêmes raisons que la Cour suprême en a décidé ainsi. En outre, le juge Wagner note que le passage de Wu c. R.[5] sur lequel s’appuie la Cour d’appel pour soutenir sa proposition voulant que le juge n’ait pas l’obligation de soumettre au jury un moyen de défense subsidiaire incompatible avec la thèse principale n’est qu’une remarque incidente qui peut prêter à confusion et qu’il faut se garder d’invoquer. Faisant un retour sur la jurisprudence, dont particulièrement R. c. Graveline[6] et R. c. Faid[7], le juge en vient à la conclusion qu’il n’existe pas de règle cardinale s’opposant à la présentation au jury d’un moyen de défense subsidiaire incompatible à première vue avec le moyen de défense principal, la question étant plutôt de savoir si elle satisfait au critère de vraisemblance. La défense d’abandon d’intention pouvait donc être soumise au jury dans la mesure où le dossier présentait une «preuve raisonnablement susceptible d’étayer les inférences nécessaires quant à l’existence de chacun des éléments de ce moyen de défense[8]».

Les éléments essentiels de la défense d’abandon d’intention

[5] Rappelant que le pourvoi portait sur la question de l’application de la défense d’abandon dans le contexte de la participation criminelle définie à l’article 21 (1) C.Cr., le juge s’est questionné sur les éléments essentiels de cette défense qu’aurait dû démontrer l’accusée afin qu’elle puisse être présentée au jury, et c’est là où s’est inscrite la dissidence du juge Fish. Le juge Wagner amorce sa réflexion en faisant état des décisions qui ont traité de ce moyen de défense, distinguant la participation criminelle exigée en vertu de l’article 21 (1) C.Cr., laquelle implique des gestes concrets dans le but d’assister l’auteur principal de l’infraction, de celle prévue à l’article 21 (2) C.Cr., laquelle est la conséquence d’une promesse de fournir les ressources pour la réalisation du projet commun. Ainsi, pour le juge, la participation criminelle envisagée à l’article 21 (1) C.Cr. «entraîne pour l’accusé l’obligation de démontrer les gestes raisonnables qu’il a entrepris pour neutraliser les effets de sa participation[9]» et, fort de la doctrine, il réitère que la volonté de se retirer doit s’accompagner «d’actes propres à annuler les effets des gestes déjà accomplis dans le but d’aider ou d’encourager[10]». Au soutien de ce constat, le juge cite notamment Fournier c. R.[11], de la Cour d’appel du Québec, affaire de meurtre dans laquelle on a jugé que, en raison des nombreux gestes pour aider à la commission du meurtre, la simple communication de l’accusée de sa volonté de se désister n’a pas été jugée suffisante pour la disculper. Enfin, ce raisonnement amène le juge Wagner à reformuler l’analyse déjà énoncée dans R. v. Whitehouse[12] et R. c. Kirkness[13] pour statuer sur la recevabilité de la défense d’abandon «afin de répondre aux particularités qui marquent les différents degrés et formes de participation criminelle[14]». Il en résulte que la personne qui participe à une infraction aux termes de l’article 21 (1) ou 21 (2) C.Cr. peut invoquer la défense d’abandon si la preuve permet d’établir :

1)   que l’intention d’abandonner le projet criminel ou de s’en désister existait;

2)   que l’abandon ou le désistement a été communiqué en temps utile par l’intéressé à ceux qui désirent continuer;

3)   que la communication a servi d’avis sans équivoque à ceux qui désirent continuer; et

4)   que l’accusé a pris, proportionnellement à sa participation à la commission du crime projeté, les mesures raisonnables dans les circonstances, soit pour neutraliser ou autrement annuler les effets de sa participation, soit pour empêcher la perpétration de l’infraction.

[6] Revenant au cas de l’accusée, la Cour suprême conclut que la défense invoquée par cette dernière n’était pas vraisemblable. En outre, on a retenu qu'elle avait rédigé plusieurs documents, dont certaines lettres incriminantes et explicites sur la manière choisie par le couple pour tuer les enfants, et qu’elle s’était procuré les médicaments qui ont causé la mort de ces derniers. D’autre part, la seule preuve au soutien de sa défense d’abandon d’intention relevait de son témoignage. L'accusée a relaté qu’elle avait dit à son conjoint qu'il «ne pouvait pas faire ça» et qu’elle avait compris, à l’expression de ce dernier, qu'il avait abandonné le projet. Or, pour le juge Wagner, cette communication était insuffisante à elle seule pour autoriser le juge du procès à soumettre la défense d’abandon d’intention aux jurés. Il aurait fallu que l'accusée démontre qu’elle avait fait davantage, par exemple cacher ou détruire les médicaments, emmener les enfants dans un endroit sûr ou encore informer les autorités. Comme il n’y avait au dossier aucune preuve «permettant à un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant raisonnablement[15]» de conclure que l’accusée avait abandonné le projet de tuer les enfants et, par conséquent, de prononcer l'acquittement s’il ajoutait foi à cette preuve, la défense d’abandon ne satisfaisait donc pas au critère de vraisemblance et n’avait pas à être soumise aux jurés.

La dissidence du juge Fish

[7] Pour le juge Fish, il en va autrement des éléments composant la défense d‘abandon d’intention. Il présente une dissidence fort marquée sur le sujet et pose un tout autre regard sur l’application de cette défense au cas de l’accusée. Premièrement, il considère que, d’après l’état du droit à l’époque du drame, le juge du procès était tenu de soumettre la défense d’abandon aux jurés si des éléments de preuve indiquaient que l’accusée avait changé d’avis ou abandonné son intention antérieure d’aider ou d’encourager à tuer ses enfants et si elle avait signifié adéquatement à son conjoint qu’elle s’était retirée du pacte. Rappelant que la Cour suprême a maintes fois affirmé que cette défense ne comportait aucun autre élément essentiel et que, d’ailleurs, aucune décision contraire à ce constat n’avait été portée à l’attention du tribunal, le juge dissident conclut que, en l’espèce, des éléments de preuve avaient été produits au procès de l’accusée à partir desquels un jury, ayant reçu des directives appropriées, aurait bien pu conclure que celle-ci avait renoncé au pacte. Pour le juge Fish, l’accusée devrait avoir droit à un nouveau procès, ajoutant même qu’il n’était pas convaincu que les modifications apportées par la Cour à cette défense devraient s’appliquer à un nouveau procès mais que, s’il en était décidé ainsi, l’accusée devrait se voir accorder une possibilité raisonnable de répondre à ces nouvelles exigences.

[8] Deuxièmement, en ce qui a trait à ces nouvelles exigences, le juge considère que la jurisprudence et la doctrine citées à l’appui des motifs exprimés sous la plume du juge Wagner ne permettent pas d’en venir à la conclusion exprimée par ce dernier, à savoir que la défense d’abandon exige de l’accusé qu’il démontre avoir pris des mesures pour annuler sa participation antérieure à l’entreprise criminelle ou pour empêcher la perpétration de l’infraction. En outre, il rappelle que dans Fournier, affaire citée par le juge Wagner à l’appui de la position voulant qu’une simple communication d’un changement d’intention soit insuffisante pour qu’il y ait eu renonciation, la défense d’abandon avait été soumise au jury. Cela dit, pour le juge, il reste que dans la présente affaire, quel que soit l’angle sous lequel est abordée la question, il est fondamentalement inéquitable à ce stade de reprocher à l’accusée «de ne pas avoir démontré davantage qu’un changement d’intention et un avis non équivoque de retrait du pacte de meurtre-suicide donné en temps opportun, compte tenu de l’état du droit reconnu par tous au Canada au moment de son procès[16]».

Conclusion

[9] Ce jugement a le mérite d’avoir éclairci l’obligation du juge d’exposer à l’appréciation du jury un moyen de défense incompatible avec la thèse principale invoquée par la défense — cette conclusion n’étant pas limitée à la défense d’abandon d’intention —, mais surtout d’avoir défini les éléments composant le moyen de défense d’abandon d’intention dans un cas de participation criminelle prévue à l’article 21 (1) ou 21 (2) C.Cr. à la lumière de la jurisprudence et de la doctrine. Ainsi, le plus haut tribunal est unanime à reconnaître que les juges, tant celui du procès que celui de la Cour d’appel, ont commis une erreur en ne présentant pas ce moyen de défense aux jurés fondé sur l’incompatibilité de celui-ci par rapport à la thèse principale. Cependant, la lecture de la dissidence du juge Fish quant aux exigences de la défense d’abandon d’intention et quant aux conséquences de cette règle nouvellement adoptée majoritairement laisse tout de même songeur en ce qui concerne l’équité du processus à l’endroit de l’accusée.