Après 35 000 fonctionnaires syndiqués de l'Agence du revenu du Canada, ce sont 120 000 fonctionnaires fédéraux qui se sont récemment dotés d'un mandat de grève dans le contexte des négociations ayant été entamées en 2021 avec le gouvernement du Canada. La grève a finalement été déclenchée peu après minuit le mercredi 19 avril 2023. La Presse rapporte que des lignes de piquetage sont prévues partout au pays. Ces moyens de pression auront fort probablement des répercussions sur divers services publics fédéraux assurés par ces fonctionnaires, dont le traitement des demandes de passeport et des déclarations de revenus. 

Mais qu'en est-il lorsque des moyens de pression sont exercés alors que le droit de grève n'est pas acquis, à savoir lorsque la convention collective qui lie un syndicat et un employeur est toujours en vigueur?

Cadre législatif

Au Québec, c'est le Tribunal administratif du travail (TAT) qui est appelé à intervenir lorsqu'une partie allègue l'existence de moyens de pression illégaux. Les articles 111.16 et ss. du Code du travail (C.tr.) s'appliquent lorsque la demande de redressement concerne des services publics ou les secteurs public et parapublic.

              Article 111.17 alinéa 1: «S’il estime que le conflit porte préjudice ou est vraisemblablement susceptible de porter préjudice à un service auquel le public a droit ou que les services essentiels prévus à une liste ou à une entente ne s’avèrent pas suffisants ou ne sont pas rendus lors d’une grève, le Tribunal peut, après avoir fourni aux parties l’occasion de présenter leurs observations, rendre une ordonnance pour assurer au public un service auquel il a droit, ou exiger le respect de la loi, de la convention collective, d’une entente ou d’une liste sur les services essentiels.»

             Article 111.18:  «Le Tribunal peut, de la même manière, exercer les pouvoirs que lui confèrent les articles 111.16 et 111.17 si, à l’occasion d’un conflit, il estime qu’une action concertée autre qu’une grève ou un ralentissement d’activités porte préjudice ou est susceptible de porter préjudice à un service auquel le public a droit.» [Les caractères gras sont de la soussignée.]

La notion d'action concertée présente à l'article 111.18 C.tr. n'est toutefois pas définie par celui-ci. En 2009, le Conseil des services essentiels (maintenant le TAT, Division des services essentiels) a souligné que «[s]elon la doctrine et la jurisprudence québécoises, la concertation n'implique pas la préméditation mais signifie "de concert", "d'accord" ou "ensemble"» (paragr. 46). En mars 2023, le TAT a indiqué «[qu'i]l n'est donc pas nécessaire de démontrer l'intention de chacune des personnes d'agir en cohésion avec les autres pour conclure à la présence d'une action concertée. Il suffit d'un geste posé collectivement» (paragr. 24).

Cas d'application

Voyons maintenant quelques décisions rendues par le TAT concernant des moyens de pression exercés en dehors du droit de grève.

Santé et services sociaux

Dans Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel, l'employeur estimait que le refus des intervenants spécialisés en pacification et en sécurité d'accompagner des patients au palais de justice de Montréal constituait un moyen de pression illégal découlant d'un conflit lié à leur rémunération. Le syndicat prétendait quant à lui que les intervenants avaient plutôt exercé un droit de refus individuel d'accompagner une patiente qui avait auparavant fait preuve d'un comportement agressif. Pour les intervenants, le fait de devoir retirer leur équipement de protection lors de la fouille effectuée à leur arrivée au palais de justice mettait leur sécurité en péril.

Soulignant que la procédure de fouille au palais de justice était en vigueur depuis 2016, mais avait été appliquée de façon variable au fil des années, le TAT n'a pas retenu que 9 intervenants se soient soudainement rendu compte, le matin du 2 mars 2023, que cette procédure mettait leur santé et leur sécurité en danger. Pour le TAT, il ne s'agissait pas de «l'addition de neuf droits individuels de refus d'exécuter un travail pour des raisons personnelles et distinctes les unes des autres, mais plutôt d'un mouvement de protestation concerté» (paragr. 51).

Le TAT a déterminé que cette action concertée était susceptible de porter un préjudice à un service auquel le public a droit. La patiente qui devait être accompagnée au palais de justice attendait une ordonnance de garde provisoire sans laquelle elle aurait pu quitter l'Institut, et ce, alors qu'elle pouvait représenter un danger tant pour elle-même que pour les autres.

Poursuivant cette réflexion, le TAT a noté que «[s]ans accompagnement au Palais de justice, d'autres patients en attente d'une audience à la cour pourraient se retrouver dans la même situation et quitter l'Institut sans recevoir les traitements requis. Cela compromet non seulement leur santé et leur sécurité ainsi que celle du public, mais aussi la protection à laquelle ils ont droit» (paragr. 56).

Ayant déclaré qu'il s'agissait de moyens de pression illégaux, le TAT a notamment ordonné aux intervenants de fournir leur prestation de travail normale et d'accompagner les patients au palais de justice.

Dans Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec, le syndicat admettait l'existence d'un conflit et d'une action concertée découlant d'une annonce concernant la modification des horaires du personnel en soins infirmiers et cardio-respiratoires. En plus du refus d'inscrire diverses données dans les systèmes informatiques, l'employeur alléguait que les salariés menaçaient de démissionner en bloc.

Le TAT a rejeté l'argument du syndicat selon lequel une ordonnance qui interdirait aux salariés de démissionner enfreindrait leur droit à la vie privée. Selon le TAT, «les démissions ne sont pas individuelles au sens allégué [par le syndicat] puisqu'elles tirent leur effet recherché du fait qu'elles soient données en bloc, massivement» (paragr. 39). De plus, les démissions ne découlaient pas d'un geste libre et volontaire. D'une part, leur dépôt était conditionnel à ce que le syndicat réunisse 500 démissions; d'autre part, les démissions étaient «assorties d'un pacte de solidarité entre les membres qui garantit le respect de l'ancienneté de celles qui démissionneraient et dont l'employeur mettrait fin à leur lien d'emploi» (paragr. 40).

Comme il était vraisemblable que l'action concertée porte préjudice à un service auquel la population a droit, le TAT a déterminé que les salariés exerçaient des moyens de pression illégaux et a rendu diverses ordonnances, dont le retrait des démissions ayant été déposées.

Dans Corporation d'Urgences-Santé, l'employeur affirmait que les techniciens ambulanciers de Montréal et de Laval refusaient de respecter les mesures mises en place afin de réguler l'offre de service et ainsi répondre aux demandes de service de la population, dont la réduction de la durée de leurs pauses repas. Tout en concédant que le manque de personnel et les enjeux de recrutement entraînent notamment de la fatigue et de l'inquiétude des salariés, le TAT a précisé que cela n'était pas pertinent pour déterminer s'ils exerçaient des moyens de pression illégaux.

Concluant à une action concertée, le TAT a considéré que «les actions du Syndicat portent préjudice ou sont vraisemblablement susceptibles de porter atteinte au service auquel le public a droit puisqu'elles empêchent que celui-ci soit rendu dans son intégralité» (paragr. 52) et a donc ordonné la cessation de ces moyens de pression.

Services municipaux

Dans Ville de Châteauguay, l'employeur affirmait avoir dû annuler des opérations de déneigement de nuit parce que des salariés cols bleus refusaient d'effectuer des heures supplémentaires, ce refus ayant également des effets sur l'épandage d'abrasifs sur la voie publique. Selon l'employeur, le conflit découlait de sa décision de se prévaloir pour la première fois d'une clause de la convention collective lui permettant de faire appel à des entreprises privées pour faire le transport de la neige.

Le TAT a conclu que le désistement des salariés qui avaient accepté de participer au déneigement avant l'annonce de la décision de l'employeur et leur refus subséquent d'effectuer toutes heures supplémentaires dans les jours suivants constituait une action concertée portant préjudice à un service auquel la population a droit. Le TAT a toutefois indiqué que l'employeur avait contribué à ce bris de service en annulant des opérations de déneigement en dépit du fait qu'il avait une équipe complète de cols bleus prête à y participer. Ainsi, en plus de rendre des ordonnances à l'endroit du syndicat, le TAT a ordonné à l'employeur de s'abstenir d'annuler des opérations de déneigement lorsqu'il disposait du personnel nécessaire pour s'en occuper.

Dans Ville de Gatineau, le syndicat représentant les pompiers et pompières admettait l'existence d'un conflit avec l'employeur et d'une action concertée, soit le refus des salariés de se porter «volontaires pour diffuser hors de leurs équipes de travail régulières les formations préparées par le Service de sécurité incendie» (paragr. 3). Le TAT a toutefois rejeté la demande d'intervention de l'employeur après avoir conclu que l'action concertée admise par le syndicat ne portait pas préjudice ou n'était vraisemblablement pas susceptible de porter préjudice au service de sécurité incendie auquel la population de Gatineau a droit. En effet, rien ne démontrait que cette action concertée avait mené à une diminution de la quantité ou de la qualité des services offerts.

Sécurité publique

Dans Gouvernement du Québec - Direction des relations professionnelles - Conseil du trésor, il était allégué que les constables spéciaux des palais de justice de Chicoutimi, Rivière-du-Loup et Gatineau refusaient de manière concertée d'emmener les personnes ayant été condamnées à des sentences d'incarcération dans un local en attendant qu'elles soient transférées à un établissement de détention, et ce, au motif que cette tâche était du ressort des agents de services correctionnels.

Le conflit et l'action concertée étant admis par le syndicat, l'analyse du TAT portait sur la question du préjudice. Celui-ci a déterminé que «le refus concerté des constables spéciaux de prendre en charge les personnes condamnées à une peine d'incarcération est susceptible de perturber le déroulement de la justice et retarder la tenue d'audiences» (paragr. 28) et que «cette situation met en danger la protection de l'intégrité physique des personnes présentes dans la salle d'audience et des biens qui s'y trouvent» (paragr. 32).

Pour le TAT, le fait que certaines audiences avaient continué malgré la présence d'une personne condamnée et qu'il ait été «possible de maintenir les services malgré l'action concertée des constables spéciaux ne permet pas de repousser la preuve que le mot d'ordre [syndical] est néanmoins susceptible de porter préjudice à [ces services]» (paragr. 36).

Concluant à des moyens de pression illégaux, le TAT a accueilli la demande d'intervention et a rendu diverses ordonnances.