[1] L’article 2895 du Code civil du Québec1 (C.C.Q.), de droit nouveau, se lit comme suit: «Lorsque la demande d’une partie est rejetée sans qu’une décision ait été rendue sur le fond de l’affaire et que, à la date du jugement, le délai de prescription est expiré ou doit expirer dans moins de trois mois, le demandeur bénéficie d’un délai supplémentaire de trois mois à compter de la signification du jugement, pour faire valoir son droit. Il en est de même en matière d’arbitrage; le délai de trois mois court alors depuis le dépôt de la sentence, la fin de la mission des arbitres ou la signification du jugement d’annulation de la sentence.»

[2] Depuis l’entrée en vigueur de cette disposition, une dizaine de décisions des tribunaux administratifs – arbitres de griefs, commissaire du travail et Tribunal du travail – et quatre jugements de la Cour supérieure se sont prononcés sur son applicabilité en droit du travail. Or, deux courants jurisprudentiels semblent se dessiner. Voici le portrait de la situation telle qu’elle se présente à ce jour.

1. L’arbitrage de griefs

[3] La plupart des cas étudiés se présentent de la façon suivante: une action intentée devant le tribunal judiciaire a été rejetée pour cause d’incompétence ratione materiae, le litige relevant de la compétence exclusive de l’arbitre de griefs. En arbitrage, la question de la prescription du grief a donc été soulevée. Afin de contrer cet argument, la partie adverse a invoqué l’article 2895 C.C.Q. étant donné que la Cour ne s’est pas prononcée sur le fond du litige.

[4] Dans l’affaire Garage Réjean Roy inc. (Toyota Victoriaville) et Association des employés du garage Réjean Roy inc.2, l’arbitre Nicolas Cliche a rejeté l’objection de prescription. Selon lui, l’état du droit à l’époque où l’employeur avait intenté son action était relativement incertain quant à la compétence de l’arbitre en matière de dommages-intérêts. Il a donc autorisé l’employeur à se prévaloir des dispositions de l’article 2895 C.C.Q. et lui a accordé un délai supplémentaire de trois mois. La requête en révision judiciaire a été rejetée par le juge Paul Corriveau le 26 juin 19983. La Cour supérieure a conclu que l’arbitre avait rendu une décision à l’intérieur de sa compétence et que, de toute façon, il n’avait pas erré en décidant comme il l’avait fait.

[5] Dans l’affaire Société de transport de la Communauté urbaine de Québec et Syndicat des salariés de garage de la S.T.C.U.Q. (C.S.N.)4, l’arbitre Jean-Louis Dubé, même s’il n’avait pas besoin d’appliquer l’article 2895 C.C.Q. afin de trancher une objection invoquant la prescription du grief, a tout de même conclu que cette disposition – prévoyant une règle de justice et d’équité qui relève du bon sens – était applicable en semblable matière. La requête en révision judiciaire a été rejetée le 22 janvier 20015, le juge Jacques Dufour étant d’avis que les observations de l’arbitre relativement à l’application de l’article 2895 C.C.Q. étaient «loin d’être manifestement déraisonnables». Ce jugement fait l’objet d’une requête pour permission d’appeler6.

[6] Dans l’affaire Collège d’enseignement général et professionnel de Trois-Rivières c. Dufour7, le juge Ivan Godin, de la Cour supérieure, a rejeté une action en dommages-intérêts au motif que le litige relevait de la compétence exclusive de l’arbitre. Il a cependant fait droit à la demande de l’employeur de pouvoir bénéficier des dispositions de l’article 2895 C.C.Q. et il a déclaré que ce dernier avait droit à un délai supplémentaire de trois mois pour déposer son grief et le soumettre à l’arbitrage s’il le désirait.

[7] De plus, dans un jugement très récent, le juge Yves Alain, de la Cour supérieure, a accueilli une requête en révision judiciaire et a conclu à l’absence de compétence de l’arbitre de griefs. Il s’agit de l’affaire Fillion et Frères (1976) inc. c. Syndicat national des employés de garage du Québec8. Dans le dispositif du jugement, le juge déclare que, par «analogie avec l’article 2895 C.C.Q.», le dépôt des griefs a interrompu la prescription et il autorise le syndicat et les salariés visés à s’adresser au tribunal compétent dans un délai de trois mois suivant la date du présent jugement.

[8] Cependant, dans l’affaire Québec Linge industriel et Union des employés du transport local et industries diverses, section locale 9319, l’arbitre J. Jacques Alary n’avait pas retenu l’argument du syndicat voulant que la plainte en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail10 constitue une «demande» au sens de l’article 2895 C.C.Q. permettant une prolongation du délai pour déposer un grief.

[9] Dans le même sens, les arbitres Rodrigue Blouin et Denis Nadeau ont conclu à l’inapplicabilité de l’article 2895 C.C.Q. en matière d’arbitrage de griefs. Selon Me Blouin, dans l’affaire For-Net inc. et Union des employées et employés de service, section locale 80011, l’arbitre de griefs n’est pas lié par les règles de procédure énoncées au Code civil du Québec ainsi qu’au Code de procédure civile12. Quant à Me Nadeau, il a décidé dans l’affaire Métallurgistes unis d’Amérique, section locale 4796 et Cambior inc. – Mine Géant dormant13, que seul l’arbitrage de différends était visé par l’article 2895 C.C.Q., et non l’arbitrage de griefs.

2. Les normes du travail

[10] La seule décision du Tribunal du travail rapportée à ce jour a été rendue par le juge Bernard Lesage, alors juge en chef adjoint, confirmant la décision de la commissaire Andrée St-Georges. Il s’agit de l’affaire Lecavalier c. Ville de Montréal14, où l’employeur avait allégué avec succès que la plainte du salarié (art. 122 L.N.T.) avait été déposée hors délai, soit après le rejet d’un grief pour cause d’absence de compétence de l’arbitre. Le juge Lesage a conclu que l’article 2895 C.C.Q. ne pouvait s’appliquer puisque les règles relatives à l’interruption de la prescription dans le Code civil du Québec ne concernaient que les tribunaux judiciaires ou assimilés régis par le Code de procédure civile.

[11] Certains commissaires ont cependant refusé de suivre cette approche. Ainsi, dans l’affaire Roberge et Régie des assurances agricoles du Québec15, la commissaire Gilberte Béchara a décidé que la procédure de grief devait être considérée comme une «demande» au sens de l’article 2895 C.C.Q. À son avis, l’intention du législateur, en adoptant cette disposition, était de faire en sorte qu’un justiciable ne perde pas son recours parce que, pour une raison donnée et dans des circonstances particulières, il s’était adressé au mauvais tribunal. Elle a donc conclu que cet article s’appliquait à la Loi sur les normes du travail. Ce raisonnement a été suivi par le commissaire Jacques Vignola dans l’affaire Neptune et Ministère du Revenu du Québec16.

[12] Ce bref aperçu de la jurisprudence laisse entrevoir deux courants qui s’opposent: l’approche restrictive, d’un côté, et l’école libérale, de l’autre. Les tribunaux supérieurs auront probablement à se prononcer en matière de contrôle judiciaire, ou encore, comme ce fut le cas dans l’affaire Collège d’enseignement général et professionnel de Trois-Rivières17 précitée, ils seront saisis d’une demande de prolongation de délai. On sait que la décision d’un arbitre sur la tardiveté d’un grief n’est pas de nature juridictionnelle et n’est pas susceptible de contrôle judiciaire à moins qu’elle ne soit manifestement déraisonnable (Syndicat des professeurs du Collège de Lévis-Lauzon c. Cégep de Lévis-Lauzon18). Il en est ainsi des décisions rendues par le commissaire et le Tribunal du travail. Souhaitons tout de même que la question de l’applicabilité de l’article 2895 C.C.Q en droit du travail soit tranchée par les tribunaux supérieurs et ce, dans l’intérêt du justiciable.

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